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L’AMÉRIQUE TIRE L’ÉCHELLE

Une fois de plus, les États-Unis célèbre l’unilatéralisme et l’Europe est désarçonnée. Mais l’Amérique se défend plus qu’elle n’attaque : jusqu’à quel point peut-elle proposer des accords qui ne profiteront qu’à elle ?

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L’AMÉRIQUE TIRE L’ÉCHELLE

(AP Photo/Matthias Schrader)/XVM154/25045638768483//2502141848

À Washington, le feu d’artifice ne ralentit pas. Il ne se passe pas un jour sans que Donald Trump ne quitte une organisation internationale ou ne dénonce un accord. Évitons les approximations faciles et tentons d’y voir plus clair. On trouve d’abord une orientation séculaire de la politique américaine, un retour à la Doctrine de Monroe (« l’Amérique aux Américains »), opposée à l’hégémonisme libéral mondialisant, à la Wilson ou à la Roosevelt. Ce n’est pas la première fois que nous observons ce balancement. En 1919 le Sénat américain ne ratifia pas le Traité de Versailles et la SDN, mettant à mal l’internationalisme wilsonien. En 1929, le « vendredi noir » à Wall Street interrompait les flux de capitaux des États-Unis vers l’Europe. Et en 1930, le tarif Smoot-Hawley, très protectionniste, mettait un terme au libre-échangisme proclamé par Wilson.

Les États-Unis se retournaient vers leur marché intérieur et celui du continent américain, les Européens se retrouvaient le bec dans l’eau, ruinés par la Grande guerre, sans capitaux et sans marché d’exportation leur permettant de commencer à rembourser leur dette envers les États-Unis, et sans système international fonctionnel. Cela ne contribua pas peu au pourrissement de la vie politique européenne ; et à la deuxième guerre mondiale. On y revient : depuis Roosevelt, Kennedy, Bush, Clinton, Obama et Biden, Washington proclamait la primauté d’un ordre international fondé sur des règles, quelle qu’en fût l’hypocrisie. Terminé : de l’Ukraine au Moyen-Orient Washington cherche à conclure des « Deals » ad hoc, sans conception politico-juridique d’ensemble.

Quant au libre-échange, Kennedy l’avait proclamé en 1962, pour lutter contre la Communauté économique européenne. Ce fut le coup d’envoi du Kennedy Round et de ses successeurs, et l’origine de la création de l’OMC et de la quasi-totale libéralisation du commerce international. Mais là aussi, c’est terminé. D’une certaine façon donc, tout cela n’est pas nouveau, le balancier américain repart dans l’autre direction possible, c’est-à-dire un unilatéralisme proclamé (l’isolationnisme, c’est autre chose, et il est mort depuis la fin du XIXe siècle). Beaucoup d’aspects psychologiques, culturels et sociaux se retrouvent d’ailleurs, à un siècle d’intervalle. Si le succès d’Elon Musk étonne, il faut relire Gatsby le Magnifique, de Francis Scott Fitzgerald. En 1922 on fait fortune avec le pétrole et l’automobile, maintenant c’est avec l’IA, mais c’est au fond la même société. Mais les Européens restent accrochés à leur pinceau, et à une vision irénique de la solidarité occidentale, tandis que Washington, une nouvelle fois, tire l’échelle…

Un mouvement déjà amorcé

En même temps la politique de Trump, ou ce que l’on croit en comprendre, mérite une analyse objective. Elle est parfois moins différente de celle de ses prédécesseurs qu’on ne le croit, et parfois prend en compte des réalités, car la puissance relative des États-Unis dans le monde recule. Dans certains cas l’Amérique de Trump se défend, plus qu’elle n’attaque. Un bon exemple est le Groenland, que Trump a annoncé vouloir annexer. Or c’est essentiellement une base américaine depuis la deuxième guerre mondiale et la Guerre froide. Son importance s’accroît avec l’importance des gisements dont il regorge, paraît-il, et du réchauffement climatique qui ouvre le Grand nord à la navigation russe ou chinoise. D’autre part les Inuits sur place n’ont pas tellement de raisons d’être satisfaits de Copenhague.

Et surtout, le doux Joe Biden a conclu en 2023 avec le Danemark un traité qui accorde une totale extraterritorialité aux forces et aux services américains sur l’île (il paraît que des traités semblables ont été conclus avec d’autres pays scandinaves ?). Pour l’essentiel, et selon les critères modernes de la souveraineté, l’annexion de fait est pratiquement déjà acquise, et Trump trouvera avec les Danois un habillage juridique quelconque à mon avis assez facilement. En fait c’est tout le rivage sud de l’Océan glacial arctique, de la Norvège à l’Alaska, avec ses prolongements vers la Scandinavie et la Baltique, grâce à l’entrée dans l’OTAN de la Suède et de la Finlande, qui va entrer dans l’espace stratégique américain, à la suite d’une évolution que Trump ne fera en fait que parachever mais qui a commencé en 1942.

Ne pas être aveuglé par le style

En ce qui concerne l’Ukraine, il est possible, mais pas certain, que Trump parvienne à une solution tout à l’avantage de Washington : les hostilités s’arrêteraient, les Russes resteraient là où ils sont (donc garderaient la Crimée et le Donbass), les Européens seraient chargés de financer la reconstruction de l’Ukraine et d’assurer sa sécurité face à la Russie (entrée de Kiev dans l’UE ? Forces d’interposition européennes ? Forces européennes stationnées en Ukraine même ? Avec, dans les trois cas, une chance considérable de graves complications avec Moscou …). Pendant ce temps, sans assumer de responsabilités d’aucune sorte, les États-Unis se dépêtreraient de la crise et se rembourseraient de leur soutien à Kiev en se faisant accorder 500 milliards de dollars de terres rares ukrainiennes.

Formule cynique, mais compréhensible. Moins compréhensible en revanche la récente proposition de Donald Trump d’évacuer tous les Palestiniens de Gaza, et de confier le territoire aux États-Unis pour y construire une luxueuse Riviera ! Ceci dit, il y a une certaine logique : Gaza a été tellement détruite que l’on ne peut pas envisager la reconstruction à l’identique. Et comme la solution des « deux États » en Palestine est évidemment morte, autant, diront les faucons israéliens et leurs soutiens à Washington, « clarifier » la situation à Gaza et en Cisjordanie. L’Administration précédente se tordait les mains mais ne faisait rien qui pût gêner Israël. La nouvelle est plus franche… Même si elle annule toute la politique américaine au Moyen Orient depuis 1973 et la guerre du Kippour. Avec le risque de dresser les opinions publiques arabes à un point tel que leurs dirigeants ne pourront plus résister au courant anti-occidental, de l’Egypte à l’Arabie saoudite : les difficultés actuelles de l’Iran ne doivent pas nous aveugler sur cette éventualité.

Le grand rival, c’est Pékin

Dans le domaine commercial, on se montrera prudent : les menaces de Trump sur les droits de douanes ont immédiatement amené le Mexique et le Canada à négocier. On verra plus tard les avantages éventuels de cette méthode musclée, du point de vue du commerce et de l’économie américains. Le plus délicat concernera la Chine, mais depuis le début du siècle tous les responsables américains, de tout bord, considèrent que le grand rival, désormais, c’est Pékin. Là aussi, le style change plus que le fond.

Le plus discutable est la façon dont Donald Trump traite l’Amérique latine, du changement de nom enfantin du Golfe du Mexique en « Golfe américain » aux menaces d’annexion du Canal de Panama.  Les Sud-Américains n’accepteront pas de « dealer ». Ceci dit, d’autres y seront prêts, et les Européens vont se diviser : Mme Meloni est allée voir Trump, elle a assisté à son intronisation, elle se place en intermédiaire privilégié entre l’Europe et les États-Unis, et elle a conclu avec Elon Musk un accord d’un milliard et demi de dollars pour que sa société assure la sécurité des réseaux de communication de l’État italien (et donc les pénètre, ainsi que ceux des alliés européens de l’Italie…).

Le point de vue russe est intéressant : pourquoi ne pas « dealer », comme Moscou le laisse entendre à propos du Groenland, en échange de concessions sur l’Ukraine ? En même temps les Russes sont persuadés que Trump échouera au Moyen Orient et rencontrera les plus grandes difficultés en Amérique latine. Quant à ses projets économiques, ils conduiront au renchérissement des importations, et donc provoqueront inflation, surchauffe, et une nouvelle crise du type « sub-primes » en 2008, ou du « Vendredi noir » de 1929. Ce sera, selon eux, la fin du cycle Trump.

 

Illustration : Le vice-président JD Vance salue la vieille Europe à la conférence de Munich.

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