L’affaire des viols de Mazan a permis aux féministes de clamer partout à quel point la culture du viol imprégnait les mâles les plus ordinaires. Mais justement, les prévenus n’avaient rien d’ordinaire.
À la mi-décembre s’est achevé devant la cour criminelle départementale d’Avignon le procès d’une affaire particulièrement sordide dite des viols de Mazan, ou Pelicot, du nom de son principal accusé, parmi cinquante, et de la victime. Un homme avait livré sa femme, préalablement droguée et endormie, pendant neuf ans à des hommes recrutés par internet sur un réseau libertin. Le crime aurait pu n’être pas découvert, il ne l’a pas été pendant neuf ans ; il aurait pu n’être pas jugé ; il aurait dû être jugé à huis clos. Le procès a été public, selon le choix de Gisèle Pelicot, « pour que la honte change de camp », comme l’a déclaré son avocat.
L’affaire s’est imposée dans la presse et dans le débat public de l’automne. La presse écrite et audiovisuelle française a envoyé ses correspondants, les grands médias étrangers n’ont pas été de reste, et tous ont rendu compte en feuilleton du long procès aux cinquante ou cent crimes. Il y a eu des gros titres et des émissions spéciales, et Gisèle Pelicot, victime, plaignante et partie civile, est devenue une héroïne du féminisme. Les cinquante et un accusés, mari compris, ont été présentés comme la preuve qu’il y a en tout homme ordinaire un violeur qui s’ignore. Des militantes féministes ont défilé devant le palais de justice tous les jours, pour exiger à l’encontre de tous les accusés les peines maximales. Tous ont été condamnés en cette première instance, à vingt ans de prison pour le mari, à des peines allant de un à quinze années de prison ferme pour ses cinquante co-accusés. Le président de la République a salué le courage de la plaignante.
Faire exister une culture du viol
La publicité de l’affaire ne relève donc ni du hasard ni de sa sordidité mais d’une volonté politique, celle d’associations féministes, relayée avec complaisance par les journalistes. Dès lors on a pu vivre avec déplaisir ces moments où l’unanimité des consciences politiques est requise, où l’injonction à se placer dans le camp du bien est répétée à satiété et où les coupables désignés doivent être punis le plus lourdement possible. Qui irait prendre la défense d’un violeur, honteux au demeurant ? Mais on voit bien que derrière eux tous les hommes sont visés, sinon sommés de s’excuser, complices parce que hommes. Depuis l’affaire de Bruay en Artois, en 1972 où le comité Vérité-Justice tentait de faire condamner un notaire pour un assassinat inexpliqué qu’il n’avait pas commis « parce qu’il n’y a qu’un bourgeois pour avoir fait ça », l’extrême-gauche a utilisé diverses affaires criminelles et judiciaires pour faire avancer ses idées, faute de nombre électoral, et ce sans souci particulier de la vérité des faits. Le féminisme a pris à l’extrême-gauche depuis les années 1960 beaucoup de ses militantes, de ses méthodes politiques, et de son cadre de pensée.
La publicité de l’affaire des viols de Mazan ne doit rien à l’empathie que l’on peut éprouver pour Gisèle Pelicot. C’est seulement que ce crime est l’un des rares à pouvoir prouver un concept dont l’existence est aussi réaffirmée par le féminisme contemporain qu’elle est difficile à établir : la culture du viol. Le concept est fumeux, puisque toute l’histoire montre le contraire et que notre société, comme à peu près toutes, réprouve et condamne le viol ; mais c’est une technique ancienne de propagande que de répéter un mensonge jusqu’à ce qu’on s’habitue à considérer que peut-être, il contient une part de vérité. Et l’on souligne que le crime atroce est aussi ordinaire, que le mari paraissait jusque-là un honnête père de famille, que ses coaccusés sont des « monsieur Tout-le-monde », que donc tout homme prend une femme offerte, et que chacun considère que la femme est la propriété absolue de son mari, que le mariage est souvent un viol, que tout rapport sexuel entre un homme et une femme tend à l’être, à moins peut-être d’un consentement qui devrait bien être toujours plus explicite, sinon écrit, public et certifié, et que donc, c’est évident ! la culture du viol existe.
La nouvelle icône des féministes
Voilà pourquoi Gisèle Pelicot devient une moderne Lucrèce, cette vertueuse romaine qui après son viol se suicida en réclamant vengeance et provoqua l’abolition de la royauté romaine. Le détail de l’affaire des viols de Mazan montre plutôt, si l’on veut s’y pencher, l’inverse de tout cela. La police et la justice ont fait leur devoir, et au-delà, en enquêtant à partir d’un délit de mœurs banal, un homme qui tentait de filmer sous les jupes des femmes dans un hypermarché ; elles ont saisi un ordinateur, analysé fichiers et échanges, retrouvé cinquante suspects et organisé le procès. Les « hommes ordinaires » qui comparaissent comme accusés ne sont pas si ordinaires : le mari, Dominique Pelicot, est aussi poursuivi pour un viol suivi d’un assassinat et au moins une tentative de viol, et est soupçonné d’inceste. La moitié des coaccusés a déjà été condamnée et plus qu’un échantillon d’hommes ordinaires, on peut penser que c’est tout ce que le filet du réseau social spécialisé a permis de ramener de miséreux sexuels, de pervers et de manipulables, en neuf ans, dans tout le Sud-Est de la France.
Le procès s’est tenu, les accusés ont été condamnés et Gisèle Pelicot, dont personne ne peut nier le martyre, est devenue une héroïne du mouvement féministe, une icône, dit-on curieusement aujourd’hui, une sainte aurait dit jadis l’Église ; ou une bienheureuse tant que les ultimes procès en canonisation, en appel, en cassation, et devant le tribunal de l’histoire n’ont pas eu lieu. Le procès a eu lieu et une vérité s’en est dégagée, pauvre vérité humaine des procès d’assises mais la moins injuste qui soit souvent en ce monde, peut-être moins humaine et peut-être moins sereine qu’elle n’eût été sans la foule des militantes et des journalistes condamnant devant le palais de justice. Pourtant cette vérité est bien fragile qui repose sur une seule personne, la plaignante, et sur son affirmation qu’elle n’a rien vu, jamais, neuf ans durant. En face, la parole des accusés, si grands dans la perversité et si petits socialement, ne vaut guère. Mais a-t-on le droit de douter et la victime avait-elle le choix d’une autre vérité que celle dite au procès ? Car si elle a ouvert les yeux, ou si elle a simplement choisi de les garder fermés – et qui lui en voudrait de ne pas avoir affronté une si ignoble réalité –, si elle a simplement voulu ne pas voir, la voilà presque consentante à ses viols, et complice de l’inceste contre sa fille, et indirectement de l’assassinat d’une jeune agente immobilière. Mais elle ne s’est pas réveillée.
Illustration : Les féministes luttent contre le fascisme mâle avec des accents à la Lysistrata.