L’euro, monnaie officielle française depuis 1999, est présenté comme une réussite européenne majeure, l’une des moins contestables. Il entre au nombre des espoirs éveillés par l’an 2000. Mais la réalité est plus nuancée.
On sait qu’une motivation majeure de la création de l’euro a été la possibilité de parvenir à une réalisation fédérale sans susciter les oppositions politiques inévitables dans les autres domaines, la monnaie apparaissant, à tort, comme d’ordre technique. Cet outil fédéral pouvait être mis en œuvre par une institution technocratique, la Banque centrale européenne. Il trouve sa source dans le célèbre traité de Maastricht de 1992 qui oblige, sauf exception, les États membres de l’UE à adopter l’euro s’ils respectent certains critères. On l’a volontiers présenté comme une concession majeure des Allemands, attachés à leur cher deutschemark, aux Français, soucieux de maîtriser l’Allemagne réunifiée dans une Europe « toujours plus unie ». On expliquait aussi que cela répondait à la difficulté à assurer une parité stable entre les monnaies européennes, d’autant que les mouvements de capitaux étaient libres dans la zone et qu’on excluait de les canaliser.
Mais la zone euro n’est pas une zone monétaire optimale. Celle-ci suppose un fort degré d’intégration économique, des politiques économiques proches et convergentes, et des réactions similaires aux chocs. Si ces facteurs ne sont pas réunis, la politique monétaire pourra être adaptée à une partie et pas à une autre ; et on perd le moyen d’adaptation global d’une économie qui diverge : la dévaluation. Bien sûr une économie peut s’adapter par d’autres moyens : en faisant varier le niveau des prix et des salaires, ou migrer la main d’œuvre. Mais outre que c’est politiquement difficile et peu désirable, cela suppose une très grande flexibilité de ces facteurs : or prix et salaires sont assez rigides, et chaque population légitimement attachée à son pays.
On connaissait ces faits, et les économistes ne se sont pas privés de les rappeler. On y a répondu d’une part par l’incantation, en imaginant que les facteurs d’intégration l’emporteraient, par ce qu’on annonçait comme une homogénéité croissante des économies en cause : mais elle ne s’est pas produite ; et d’autre part par des mécanismes rigides enserrant les politiques nationales, d’où un pacte de stabilité visant la gestion des finances publiques : mais on ne l’a pas respecté. Et on a évité de faire d’autres pas en avant dans un sens fédéral, comme un budget commun ou une politique économique commune. Les conditions d’un fonctionnement satisfaisant ne sont donc toujours pas réunies.
Au niveau purement technique, l’euro a été en revanche une réussite : c’est la deuxième monnaie mondiale, et la Banque centrale est active et capable d’innovation. Mais la question politique subsiste, car précisément la monnaie n’est pas une donnée purement technique, et notamment pas à notre époque.
La potion magique, la monnaie moderne
La monnaie est par excellence une institution sociale, avec une triple fonction : étalon pour fixer les prix des biens échangeables ; moyen de paiement ; et réserve de valeur. Historiquement, elle est dans la quasi-totalité des cas le fait d’une autorité politique ; traditionnellement, elle se basait sur un métal précieux qui donnait une référence et une garantie. Mais depuis 1973, toute référence a disparu.
Qui crée alors la monnaie dans nos sociétés ? On dit que ce sont les banques. De fait, quand une banque prête, elle crée de toute pièce de quoi payer un actif : donc de la monnaie. Mais elle doit vérifier que l’emprunteur est capable de rembourser, sinon elle aura des problèmes ; et elle doit trouver tout de suite sur le marché de quoi refinancer le crédit octroyé. Or c’est la Banque centrale qui régule le marché sur lequel les banques se refinancent. C’est donc elle l’acteur principal de la création monétaire. Elle est supposée veiller à ce que la création de monnaie ne s’établisse pas à un niveau excessif en regard des biens disponibles, car cela conduirait à une hausse excessive des prix (inflation), ou à un niveau insuffisant, d’où une baisse des prix (déflation) ; et à ce que, qualitativement, la création de monnaie ne finance pas des actifs ou des activités peu fiables et potentiellement dangereux. La Banque centrale peut aussi intervenir énergiquement en cas de crise grave, comme en 2008 et 2011.
Mais plus récemment s’est développée l’idée, et la pratique, d’une utilisation plus large de la monnaie comme instrument de régulation collective de l’économie. Une méthode nouvelle a été pratiquée en zone euro (hors crise) de 2015 à 2024, « l’assouplissement quantitatif » ou quantitative easing : une création monétaire finançant massivement des achats de titres de dette publique et privée. La banque centrale a alors en fait repris en direct le rôle de création monétaire, au risque de l’inflation, celle des biens ou celle des actifs. En résumé, la monnaie est devenue un outil qu’on mobilise pour une nouvelle fonction, qui est politique. Rôle qui a fini par devenir central dans l’action collective, au détriment de mesures structurelles plus favorables à une croissance durable, ce que la politique monétaire ne peut pas produire.
La magie de l’euro, à nouveau
Si la critique principale faite à l’euro avant 2008 était de copier la gestion du deutschemark, après 2011, c’est l’inverse, et les Allemands se sont opposés sans succès au nouveau cours. Mais dans les deux cas, la question est politique : ce sont deux modes de gestion de la vie économique commune. Or cette décision est prise par des non politiques. Et elle ne fait pas disparaître les problèmes visibles dès le départ. Pas étonnant donc que les destins des différents pays aient été très variables : favorables à l’Allemagne, dont la monnaie est sous-évaluée (ce qui ne l’empêche pas aujourd’hui de connaître d’autres déboires, d’origine géopolitique), et pas du tout à l’Italie.
Mais un des effets majeurs de la magie de l’euro aura été son effet sur la dette publique. Déjà, la crise grecque résultait du surendettement de ce pays, obtenu grâce à son appartenance à la zone euro, qui a rassuré illusoirement les marchés pendant un temps. Même si les deux cas sont sans proportion, c’est ce qui se passe avec la France. Sa dette croît sans cesse, avec deux causes principales : son incapacité à mettre de l’ordre dans ses affaires, et la perception des marchés, car elle a longtemps été vue comme un brillant second de l’Allemagne. Elle en a bien abusé. Grâce à l’euro.
Tout en rendant des services, la zone euro ne fonctionne donc pas de manière optimale, même si tout ne peut lui être imputé : les choix politiques de chaque pays influent fortement sur leurs situations, et si l’euro n’a pas tenu ses promesses de convergence, son pouvoir aggravant direct ne doit pas être exagéré (crises mises à part). Il a consisté surtout dans un effet d’anesthésie, plus l’élimination de la dévaluation et d’un pilotage monétaire sur mesure. La performance de la zone euro est sur la durée sensiblement moins bonne que celle des États-Unis. Et au niveau mondial, si demain une alternative se dégage face au dollar, ce ne sera pas l’euro.
On mesure dès lors le pari quelque peu hasardeux qui a été fait. Là encore la méthode européenne a atteint sa limite : on ne peut pas ajouter des pièces en l’air en faisant comme si le reste devait suivre. Or la voie fédérale suppose des évolutions politiques hors de portée. Mais la magie de l’euro ne s’arrête pas là. Car il est très difficile d’en sortir, sans doute juridiquement, mais surtout pratiquement, car il y aurait fuite massive de capitaux. N’importe qui pourrait, avant la sortie, transférer ses euros en Allemagne ou ailleurs. Cela impliquerait un contrôle des changes généralisé, très impopulaire et difficile à réaliser. Enfin et surtout le pays qui sortirait devrait renoncer pour longtemps à tout financement extérieur. Nous resterons donc à vue humaine sous le charme de Circé la magicienne.
Illustration : L’euro, c’est comme des oiseaux qui s’envolent.