Il n’est pas nécessaire de présenter Marcel De Corte, le grand philosophe belge néothomiste. Mais on peut être surpris de le rencontrer sur l’économie, ce qui vient de faire l’objet d’une publication récente par Adrien Penaranda, sur la base de cours donnés à l’Université de Liège et de publications diverses.
À vrai dire, le lecteur qui s’attend à un livre d’économie pourra être surpris : il s’agit d’une réflexion philosophique sur ce sujet, et non d’un examen détaillé de questions économiques. L’approche est donc en un sens inverse de la scolastique médiévale, qui abordait des questions comme la formation des prix, la monnaie ou le taux d’intérêt, alors même qu’elle n’individualisait pas un champ du savoir appelé économie. Ici il s’agit au contraire d’une réflexion philosophique sur ce champ. Quelque peu touffu, daté par certains côtés (1975), le livre se révèle toutefois riche d’une réflexion originale.
D’un côté en effet, il souligne avec force le besoin de réinsérer l’économie dans son contexte réel, qui est le service de l’homme intégral dans la société. Loin d’accepter la définition d’un domaine appelé économie qui se concentrerait sur des supposées lois, sans regard pour la finalité de l’homme et sa liberté dans l’utilisation des moyens, ni pour la nature sociale de la production, il situe avec lucidité l’économie dans le champ de l’anthropologie, insistant notamment sur la nécessité de la considération du bien commun, qui englobe l’aspect économique mais dans une perspective large, notamment politique, avec comme boussole la finalité de l’homme. L’économie est alors à voir non comme mécanisme d’échange, mais comme « processus de production de bien-être », de quête du vrai bonheur. Le chiffrage n’est qu’un élément du phénomène économique, ce dernier « étant lui-même intégré dans la finalité générale de l’être humain, qui n’est pas quantifiable » (p. 238).
Mais d’un autre côté, il reconnaît l’importance centrale de l’économie. Philosophe réaliste à la suite d’Aristote et de saint Thomas, il reconnaît qu’elle est éminemment réaliste, soulignant notamment la résistance de la réalité matérielle dans le processus de production, face aux divagations intellectuelles d’un certain idéalisme au sens large, qui substitue des créations de l’esprit aux réalités. Ce que l’auteur qualifie de grand péché de l’esprit ; en outre contagieux, car il est toujours plus facile de transmettre une création de l’esprit à un autre esprit qu’à faire pour chaque esprit et par lui-même l’expérience directe de la réalité.
De même, il perçoit la différence de nature entre les économies anciennes, statiques ou se percevant telles, et l’économie moderne, en croissance et capable d’assurer les besoins matériels fondamentaux et bien au-delà. D’où sa lucidité sur l’usure et le taux d’intérêt, ce dernier ayant un sens manifeste dans une économie en croissance.
Le bien commun économique
De ce fait, tout en réinsérant l’économie dans un cadre plus large, il ne la marginalise pas et bien au contraire souligne son importance et sa signification, comme peu de thomistes l’ont fait. Il souligne ainsi l’importance centrale de la concurrence et du marché, d’une façon que n’auraient pas désavouée les scolastiques, mais rare chez les thomistes ou aristotéliciens modernes. Car si l’économie est faite « par des hommes et pour des hommes », leur libre interaction est un enjeu essentiel : « la liberté du marché sauve l’ordre social naturel » (p. 26). C’est l’opposé de la confiscation révolutionnaire par un projet social totalitaire, dans l’idée de faire le bonheur de l’autre, car « son bonheur est le sien et … je ne puis me substituer à lui » (p. 137). Quand la personne cherche les biens matériels, en réalité, c’est elle et son bonheur qu’elle cherche, et elle peut l’insérer dans un contexte plus large. Mais la collectivité n’a pas d’être propre en dehors des personnes ; elle ne peut se substituer à la personne.
Cela dit, le bien commun ne s’obtient pas par le jeu de mécanismes, économiques ou autres, que ce soit à partir de la recherche de biens personnels ou par intervention abusive du pouvoir d’État. Ce qu’on appelle politique économique devrait être compris comme une action au service du bien commun dans sa plénitude : « Infléchir les intérêts particuliers vers le bien commun et les faire passer par ce centre de l’intérêt général pour atteindre leur fin », « économique signifiant non pas, à la manière barbare d’aujourd’hui, la satisfaction pure et simple des besoins du corps, mais l’accomplissement de l’homme jusqu’en sa chair et en tant qu’être individuel qui fait partie d’une communauté politique » (p. 213-4). Ce qu’on appelle alors économie au sens étroit est une fourniture de moyens au service d’un but qui la dépasse, et qui relève de la morale comme recherche du bien ou du bonheur (p. 268), et harmonie entre des biens particuliers multiples. « En économie, la norme est nécessaire » (p. 279) ; mais dans la liberté, y compris donc du marché et des prix, dans une juste concurrence (p. 281).
Il souligne à ce sujet l’importance de resituer la justice comme une vertu personnelle, et non comme un système abstrait opérant au niveau de la société (« justice sociale anonyme ») : « le bien commun économique exige pour sa part un ensemble de vertus morales peu communes, tant chez les producteurs que chez les consommateurs » (p. 221) et de « mœurs communes ». Ce dans quoi le rôle des élites est essentiel, pratiquant la vertu de magnanimité (p. 283), inséparable de celle d’humilité.
L’économie, facteur d’ordre
On lui pardonnera certains traits d’époque comme l’idée d’une prépondérance des producteurs par rapport aux consommateurs, au point de dominer la vie politique : peut-être plausible dans l’après-guerre, elle ne correspond ni aux réalités actuelles, ni aux priorités morales. Cela dit, il est juste de voir comme il le fait la production comme un service, qui par-là dépasse sa contrepartie monétaire, ce qui implique une relation personnalisée, et conduit à privilégier les relations locales, plus directes. De même, souligne-t-il, la communauté politique doit être relativement petite, entre la « grande société » économique des échanges planétaires, et les intérêts individuels (p. 219).
On pourra aussi critiquer sa perception d’une économie moderne comme d’abondance, ce qui n’intègre pas le sens de la limite, auquel on est désormais plus sensible tant en perspective écologique que face à une compétition planétaire débridée. Et il ne va pas de soi que cette abondance soit, comme il paraît le croire, le moyen de franchir une étape en vue d’une convergence possible, par la compréhension de cet apport mutuel qui est à l’origine de la créativité économique en commun (p. 272), et par la discipline de retour au réel qui lui est intrinsèque. Cela dit, il faut reconnaître ici aussi une vérité que notre auteur a bien saisie : l’économie est ce qui subsiste de plus concret dans l’effarant désordre de nos sociétés contemporaines.
Reste bien sûr à préciser les voies et moyens de cette insertion de l’économie dans le contexte global d’une culture commune profondément réorientée par rapport à l’actuelle, ce sur quoi ce livre par ailleurs riche offre peu de perspective concrète. Mais ce n’est sans doute pas la responsabilité première du philosophe traitant de l’économie, qui a eu à cœur de resituer avec précision la place à la fois centrale et subordonnée de cette discipline.
Marcel De Corte, Philosophie de l’économie. Introduction d’Adrien Peneranda. Editions Hora Decima, 2024, 292 pages, 25 €
Illustration : La marque C’est qui le patron ?!, ou le pouvoir économique des consommateurs mis au service d’un bien commun social.