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Big Brother ou l’odyssée de Loft Story

Le début du millénaire, temps nouveaux obligent, permet de tout oser. En fouillant dans notre mémoire télévisuelle de cette époque formidable, on y trouve un œil : l’œil de Caïn. Rappelez-vous, cher lecteur de Politique magazine, c’était sur M6, chaque jour, nous avions rendez-vous avec onze jeunes gens et jeunes filles (ils ont alors entre 20 et 26 ans) qui partageaient leur quotidien avec des millions de Français. Émission de haute culture s’il en fut, dont les dialogues respiraient la spontanéité juvénile des protagonistes. Leurs noms sont passés à la postérité : Steevy, Loanna, Aziz, Jean-Edouard… Que du beau monde.

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Big Brother ou l’odyssée de Loft Story

Le principe de l’émission est assez simple. On enferme onze individus célibataires dans un appartement avec piscine pendant trois mois. Une caméra est installée dans chaque pièce, généralement derrière une glace sans tain, sauf dans les toilettes. Dès lors, des millions de personnes sont invitées chaque soir à regarder cette étonnante communauté s’ennuyer. Comme nous vivons dans un monde cruel, les téléspectateurs peuvent voter et éliminer un de ces cloîtrés volontaires, jugé antipathique, insignifiant ou tout simplement inutile à l’absence d’action (ou à l’action attendue et qui n’arrive pas). Comme rien n’arrête le progrès en ces temps bénis, l’arrivée d’internet permet même de suivre 24 h sur 24 ces nouvelles choses de la vie.

Et l’histoire au quotidien commence. On sait tout des ronflements et autres flatulences nocturnes des protagonistes. Des mots historiques sont prononcés à cette occasion : « C’est qui qu’a pété? ». Le public, ravi, entend les confidences du groupe, les potins et autres gracieusetés, par 50 micros placés judicieusement. Parfois, le dialogue dérape quand une candidate qualifie le sympathique Aziz de « sale Arabe ». Tout cela n’est pas pendable, et seules des âmes chagrines s’indignent de ce grand moment culturel qui, le cas échéant, passerait au pire pour un support intellectualisé d’ateliers de développement personnel.

Les barrières de l’intime volent en éclats

Le 26 avril 2001, la « téléréalité » est donc née. Près de dix millions de spectateurs assistent aux ébats de Loanna et de Jean-Edouard (ou un autre, j’ai oublié) dans la piscine, sous le regard des caméras à infra-rouge. Le succès est garanti. Le lendemain, la France entière parle de « la piscine », qui n’est plus celle d’Alain Delon et de Romy Schneider.

L’idée d’un Big Brother télévisuel est dans l’air depuis plusieurs années. Les Hollandais l’ont essayé et en propose la recette aux Français en 2000. TF1 et M6, chaînes privées, sont dans la course. Avril 2001, les barrières de l’intime, du privé volent en éclats. Le voyeurisme quitte la clandestinité et devient un spectacle de divertissement. Attendues, les réactions indignées ne manquent pas mais elles tiennent de l’anecdote, comme ce coup de main d’un groupe anarchiste contre les studios de La Plaine Saint-Denis où est installé le Loft. Le CSA lui-même s’émeut d’une éventuelle atteinte à la dignité humaine et obtient de la production quelques aménagements dont une baisse de la consommation d’alcool.

Loft inaugure le temps des intimités exposées

Le Loft devient une affaire d’État. Les politiques sont sommés de se prononcer sur l’émission et la vie rêvée de Loanna, Aziz, Steevy et les autres. Libération écrit sans rire : « Le premier de Chirac ou de Jospin qui s’invitera dans le Loft aura gagné la présidentielle. » Balladur, Séguin, Sarkozy regardent et ne « condamnent » pas, il faut préserver l’avenir et les jeunes électeurs. Seule Ségolène Royal, au gouvernement de gauche, s’émeut et se pose la question « de savoir si finalement M6 ne s’apparente pas à une forme de proxénétisme. » Bigre! Un an plus tard, les juvéniles participants apprennent la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour, ce sera un grand moment d’émotion de télévision… Tout est politique.

Si les fâcheux sont légion, rien n’y fait. Certains parlent de « télépoubelle », dont le patron de TF1, Patrick Le Lay, mauvais joueur à l’occasion. TF1 rattrapera très vite « la petite chaîne qui monte ». Mais le succès est là et bien là. La France entière en parle, le Loft est dans toutes les conversations autour des machines à café lyophilisé. Il est même un sujet du Grand oral d’une prestigieuse école. Si l’émission est un phénomène de société, c’est que le Loft inaugure le temps des intimités exposées. Une nouvelle marchandise est sur le marché et cela rapporte. Mais pourquoi un tel succès? Le voyeurisme ne suffit pas. Loft story invite les adolescents de l’an 2000 à devenir des « célébrités ». Désormais il est inutile de passer par le Conservatoire ou le Cours Florent pour être en haut de l’affiche. L’exhibitionnisme gentillet tient lieu de passeport pour le succès. La vie sans but, sans intérêt, est une œuvre. Montrez-vous et les « réseaux sociaux » (l’expression était neuve alors) feront le reste. « Venez comme vous êtes parce que, finalement, chez nous vous êtes chez vous » proclame McDonald vingt ans plus tard. Le Loft est venu à bout du « mal du siècle »; si Vigny avait su… Le nouveau millénaire est né. 

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