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L’Histoire selon l’École des Annales, un adjuvant du totalitarisme intellectuel et moral de notre temps (1)

1. Une forme d’Histoire exclusive.

Des tics et des prescriptions révélateurs d’un esprit dogmatique.

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L’Histoire selon l’École des Annales, un adjuvant du totalitarisme intellectuel et moral de notre temps (1)

L’Histoire, en France, se présente comme une caisse de résonance, voire une matrice, du conformisme intellectuel et moral. Et ce depuis au bas mot six décennies, voire bien davantage. Les réflexes et les tics des historiens universitaires le montrent à l’envi. Et ici, nous ne pouvons nous empêcher d’évoquer certains souvenirs personnels de nos années d’étudiant en Histoire. Nous n’en évoquerons que deux ou trois, significatifs par leur banalité même. En première année, lors d’un cours d’ « Introduction aux sciences historiques », un de nos professeurs nous mit en garde contre la philosophie de l’histoire, genre à l’hybridité suspecte, et nous présenta les œuvres de Spengler (surtout) et de Toynbee (dans une moindre mesure) comme de véritables exemples auxquels nous ne devions en aucun cas nous référer. Le même citait doctement Lucien Febvre qui enseigna que l’Histoire peut et doit se faire avec « des signes. Des paysages et des tuiles. Des formes de champ et des mauvaises herbes. Des éclipses de lune et des colliers d’attelage. Des expertises de pierres par des géologues et des analyses d’épées en métal par des chimistes ».

En histoire ancienne, notre professeur nous assura qu’ « un soc de charrue nous en apprend beaucoup plus qu’un témoignage écrit ou un récit d’historien antique ». Et il n’avait pas tort. Comme l’écrit Febvre, l’histoire doit se faire « avec tout ce qui, étant à l’homme, dépend de l’homme, sert à l’homme, exprime l’homme, signifie la présence, l’activité, les goûts et les façons d’être de l’homme ». L’inconvénient n’est pas dans la conception febvrienne de l’Histoire, mais dans sa transformation en doxa ânonnée, au fil des décennies, par des dizaines et des dizaines de bedeaux attachés à l’imposer comme un dogme intangible et à tancer, voire sanctionner, celui qui semble s’en écarter.

Erigée en dogme, une pensée riche et féconde s’anémie, s’amenuise, devient caricaturale, perd sa valeur heuristique et se change en un obstacle à la découverte, à la liberté de l’esprit, et au progrès. J’ai entendu un professeur demander à un étudiant dont la première mouture du mémoire de maîtrise comportait quelques termes trop abstraits, de renoncer à ces derniers et de leur préférer des termes anodins (lesquels ne pouvaient pourtant exprimer la pensée de l’auteur) en lui disant : « nous travaillons au ras du sol, nous sommes des manuels ». Comme si l’Histoire ne ressortissait pas de l’activité intellectuelle. Comme s’il convenait de se défier de celle-ci. Mais cette défiance envers l’abstraction, envers l’intellectualisme (déformation caricaturale et vicieuse de l’activité intellectuelle), ce parti pris en faveur de l’approche terre-à-terre et « manuelle », voire chosiste, du passé, avait sa raison d’être. C’est que l’Histoire avait fait sa révolution. Elle avait résolument tourné le dos à son Ancien Régime. C’est du moins l’impression que ses représentants officiels donnent depuis que l’École des Annales a conquis l’Université durant les années 1950, avec, à leur tête, Fernand Braudel. L’évolution de l’Histoire était naturelle et inévitable. Et, d’ailleurs, elle s’est produite dans tous les pays du monde. Et, cela va de soi, elle s’est caractérisée par une exigence croissante de l’Histoire du point de vue de la recherche et de l’analyse des documents, de l’élargissement des sources et des domaines de la recherche historique, du renouvellement et de l’extension de ses méthodes, tout cela aboutissant à son détachement de la littérature, à sa constitution en discipline particulière, et à une certaine scientificité.

La conception de l’Histoire comme une rupture, et ses conséquences

Bien entendu, cela s’inscrivait dans le cadre de l’évolution générale de la connaissance et de la société, l’une et l’autre toujours plus complexes, et dont la compréhension imposait cette approche de type scientifique en lieu et place du récit inspiré par la sensibilité et les opinions religieuses, philosophiques, politiques et autres de leur auteur, visant le succès (auprès du grand public, d’une élite, d’un parti ou d’un groupe particulier), et s’employant à l’obtenir par le talent littéraire et/ou l’habileté argumentaire plus que par la connaissance objective et exacte du passé.

Mais il existe une spécificité française, consistant en l’idéologisation systématique de cette évolution, tant au plan du processus de cette dernière qu’à celui de son exploitation politique. Le propre de cette spécificité consiste à interpréter cette évolution, toute naturelle, comme une révolution. Et, alors, tout change. Plus exactement, l’interprétation morale et politique de cette évolution se substitue dans une large mesure à son explication épistémologique, et l’oriente. L’idée de rupture se substitue à celle de la continuité. L’évolution, conçue comme une continuité, s’entendait comme un perfectionnement indéfini de l’Histoire conçue comme un genre ou une discipline spécifique. La continuité était aussi celle de la morale, qui, de ce fait, n’y interférait pas. Mais, une rupture, dans la mesure même où elle brise une continuité, se signale par une certaine violence puisqu’elle procède du refus de s’inscrire dans la ligne de ce qui la précède. Ce refus découle lui-même d’un désaveu. Ce qui précède est considéré, au moins implicitement, comme marqué par l’erreur, et de nature à faire naître à l’esprit une conception de la réalité (celle du passé, en l’occurrence) étrangère à la vérité, donc fallacieuse. Et l’erreur devient immorale, dans la mesure où – suivant notre éthique occidentale fondée sur l’adéquation de la raison et de la vérité et donc sur l’utilisation du raisonnement aux fins de la découverte de cette dernière – elle dévoie l’esprit et l’asservit à une illusion, à une conception fausse du réel, et l’aliène au lieu de le libérer par la connaissance et de permettre ainsi son épanouissement. Concevoir l’Histoire actuelle comme une révolution, donc une rupture, signifie que l’Histoire précédente était fausse, entachée d’erreur, nuisible au sain et bon usage de la raison et à la recherche de la vérité, donc, par là, immorale puisque aliénante au lieu de mener à un savoir libérateur. L’évolution de l’Histoire va donc être envisagée sous l’angle moral et politique. On ne distingue pas diverses étapes d’une évolution, mais une bonne et une mauvaise conceptions de l’Histoire, l’opprobre étant alors jeté sur la seconde. Les tenants de cette dernière, jugée au mieux dépassée, eu pire grevée d’erreurs, sont considérés comme incompétents car ignorants des progrès et de l’aggiornamento de leur discipline, et les continuateurs bornés d’une forme d’étude du passé dont l’inaptitude à restituer la vérité du passé a été établie. Ils deviennent censément de mauvais historiens, voire de simples amateurs, et on leur conteste même ce titre d’historien. Le type d’Histoire qu’ils illustrent est prohibé à l’Université, et eux-mêmes disparaissent des bibliographies sérieuses. Le pouvoir institutionnel, celui de l’Université, est aux mains de ceux qui les récusent. Certes, pas au début. Lors des conférences de 1906, 1907 et 1908, au cours desquelles Charles Seignobos et ses adversaires s’affrontent au sujet de la nature et de la vocation de la recherche historique1, les échanges, courtois, ne portent que sur la question académique de la mission de l’historien, les conditions de son travail, la causalité en Histoire, et les rapports entre cette discipline et la sociologie naissantes. Seignobos et ses adversaires (au premier rang desquels François Simiand) ne s’opposent pas politiquement, étant tous des républicains de tendance radicale, et dreyfusards. Mais l’échange académique tourne ensuite assez vite à l’affrontement ouvert, et, de purement académique, vire, sinon à la guerre idéologique et à la lutte pour le pouvoir, du moins à la campagne pour la conquête du grand public cultivé. Au cours des années 1930 et jusqu’au milieu des années 1950, Lucien Febvre, dans sa revue des Annales d’Histoire économique et sociale, éreinte proprement Seignobos, donne de ses idées un résumé caricatural voire ridicule, et l’érige en modèle non seulement d’obsolescence, mais encore d’incompétence2. Et, par la suite, il sera suivi par ses disciples, Fernand Braudel en premier lieu. Un véritable terrorisme intellectuel s’en suivra, qui permettra aux tenants de ce qu’on appellera désormais « l’École des Annales » d’imposer son hégémonie à l’Université, et de vouer à l’exclusion de cette dernière, et à la marginalité, les praticiens de formes d’Histoire différentes de celle-ci.

Une forme d’Histoire étroitement calibrée et limitée dans ses sujets et ses domaines de recherche

Graduel, sans plan concerté, ce totalitarisme, pourtant réel, est assez subtil pour se donner l’apparence d’une évolution toute naturelle. Il finit donc par régner sans se heurter au moindre esprit critique. Aussi, dans les UFR d’Histoire de nos universités, on enseigne aux étudiants, depuis le milieu des années 1960, qu’il n’existe de travaux historiques authentiques que ceux qui s’inspirent de l’École des Annales, et, qu’en conséquence, la seule histoire qui vaille est celle de l’évolution économique, de la société (ou des sociétés), des modes de production et d’échanges, et, plus récemment, des mœurs, des mentalités, de « l’attitude devant la vie et la mort », des pratiques religieuses, des classes sociales, des corps de métiers, des masses, et surtout pas celle des « grands hommes », systématiquement amoindris, et des événements saillants, relativisés eux aussi, quant à leur importance. Il semble aller de soi que la première exclut la seconde, considérée comme désuète, étriquée, réductrice, et donc spécieuse. Durant mes années de premier et de second cycles d’études d’Histoire, on enseignait aux étudiants, qu’après l’histoire « narrative » à la Thiers, l’histoire « philosophique » à la Guizot ou à la Quinet ou Tocqueville, et l’ « histoire bataille » et l’ histoire événementielle et documentaire à la Langlois et Seignobos3, était venue l’exhaustive, scientifique et indépassable École des Annales de Febvre, Bloch, Braudel, à laquelle on accolait l’histoire économique des Lefebvre, Sagnac et autres, et l’histoire marxiste des Mathiez, Vilar, Garlan, etc. Et les étudiants de maîtrise (master 1 de nos jours) et de doctorat de 3e cycle étaient incités à consacrer leur mémoire de recherche ou leur thèse à l’étude des conditions de vie et de travail des paysans, des artisans ou des ouvriers de telle région, voire de tel département ou de telle localité, sur une période longue, de préférence au Moyen Âge, dans les Temps Modernes ou aux XIXe siècle et XXe siècles. Pas de grands hommes ni d’événements marquants, rien que des masses, des petits, des humbles, des obscurs, des sans-grade, mis en statistiques, graphiques et tableaux (considérés comme les signes irrécusables de la scientificité la plus pointue), avec leurs comportements, leurs pratiques (privées, culturelles et professionnelles) et leurs productions. Pas davantage de grandes théories, en dehors d’une allusion à celle des cycles économiques de longue durée de Labrousse, ou celle, alors beaucoup plus moderne de François Caron. Et nos maîtres ne manquaient jamais de nous citer comme ayant valeur de précepte ce propos de Pierre Goubert dans son Louis XIV et vingt millions de Français (1966) en lequel cet éminent historien traite les écrivains et artistes célèbres du siècle du Roi Soleil d’ « hommes de plume, de pinceau ou de burin » constitutifs de « cette minuscule élite qui, en son temps, a pu occuper quelques milliers d’honnêtes gens ». Aussi, nous baignions dans le terre-à-terre, le chosisme et la représentation statistique et graphique des hommes et de leur faits et gestes au nom d’une prééminence absolue des masses, jugées seules faiseuses de l’histoire, donc seules importantes, ou d’un quantitativisme obsessionnel érigé en révélateur exclusif de la vérité du passé et de la vie de nos ancêtres.

Cela était lourd d’inconvénients

En premier lieu, cette doxa laissait dans l’ombre des pans entiers de la recherche historique. La quantification, l’établissement de statistiques, la mise en tableaux, le dessin de courbes d’évolution, la représentation graphique, l’étude des masses et des organisations et institutions diverses ne peuvent être appliquées qu’aux périodes de l’histoire suffisamment riches en documents d’archives. Autrement dit au médian et bas Moyen Âge, aux Temps Modernes et à la période contemporaine. Et cela explique que les historiens de l’École des Annales ou proches d’elle, soient presque tous médiévistes, modernistes ou contemporainistes. Ce n’est pas que l’histoire de l’Antiquité demeure in essentia étrangère aux champs de recherche chers à l’École des Annales. Des historiens tels qu’André Piganiol (collaborateur régulier de la Revue des Annales), Henri-Irénée Marrou, Claude Mossé, Pierre Lévêque, Yvon Garlan, Paul Veyne et nombre d’autres prouvent le contraire. Mais la nature, la rareté, la diversité et l’éparpillement des sources et documents exclut la quantification et les signes extérieurs (de type mathématique) de scientificité chers aux annalistes et devenus objets de superstition pour l’Université et les étudiants.

En second lieu, cette doxa a enfermé nos historiens dans les limites de notre hexagone. L’Histoire selon l’École des Annales porte sur l’histoire de notre pays (ses provinces, ses localités, sa population, ses communautés locales et régionales, ses classes sociales, son économie, etc…) pour, au bas mot, 90% de sa production4. La plupart des historiens universitaires formés à l’École des Annales ne s’intéressent pas à l’étude des pays étrangers, ou alors ils le font de manière marginale.

En troisième lieu, la pesanteur de l’Histoire à la mode des Annales a eu pour conséquence que de très nombreux historiens ont laissé en jachère, pendant longtemps, des champs entiers de la recherche historique. Ils ont délibérément ignoré l’histoire politique, l’histoire des institutions et l’histoire militaire, toutes dénigrées par Febvre, Braudel, Morazé et autres comme relevant de l’Histoire dite « positiviste » de Langlois et Seignobos, de l’ « histoire bataille » et de l’histoire événementielle centrée sur les grands hommes, systématiquement rabaissés. Et, partant, ils ont évité, de peur de passer pour des littérateurs attardés, de se consacrer à la confection de biographies, surtout pour leur thèse de doctorat (horresco referens). Cela n’aurait pas semblé sérieux. Ils eussent paru ignorer l’Histoire « scientifique » née de la révolution historiographique, épistémologique et méthodologique des Febvre et Braudel. Ils eussent couru le risque de se voir assimilés à des écrivains plutôt qu’à des « savants » rompus au calcul scientifique et émaillant leurs textes de tableaux et de graphiques.

Ainsi, malgré leur efflorescence et leur présence au sein de l’Université, des domaines de recherche aussi féconds que l’histoire politique des Victor-Lucien Tapié, René Rémond, Pierre Sorlin, Marcel Pacaut, l’histoire des relations internationales des Pierre Renouvin, Jean-Baptiste Duroselle, Raymond Poidevin et autres, l’histoire des ordres et des institutions de Roland Mousnier, Jean Favier, Bernard Guenée et leurs successeurs, l’histoire militaire de Guy Pedroncini, l’histoire religieuse contemporaine avec André Latreille, Émile Poulat, Jean-Marie Mayeur, ont été ignorés de l’École des Annales, et, au sein même de l’institution universitaire, ont constitué des îlots à part, que les tenants de la « Nouvelle Histoire » (appellation commerciale et médiatique longtemps en vogue, dans le dernier tiers du XXe siècle) qui dominaient les facultés, leurs UFR d’Histoire et le CNRS, ignoraient. Tous ces domaines ne sont aucunement abordés dans des livres comme Faire de l’Histoire5, Le territoire de l’historien, de Le Roy Ladurie (1973-1978), ou L’Atelier de l’Histoire (1982) de François Furet.

Les causes historiques d’un tel enfermement dogmatique de l’Histoire

On peut, on doit s’interroger sur la raison d’une telle exclusion de tout ce qui ne relève pas de la conception de l’Histoire selon les Annales. Cette raison ressortirait-elle à la politique ? On peut le penser dans la mesure où la plupart des historiens de l’École des Annales et de ce qui s’y rattache peu ou prou se sont signalés par des prises de position ou des activités militantes de gauche, avec lesquelles ils ont pris leurs distances par la suite, mais sans virer à droite. L’explication, cependant, n’est pas suffisante : nous avons vu, plus haut, que Seignobos, considéré comme le modèle de l’histoire événementielle tant critiquée par la suite, professait les mêmes opinions radicales et dreyfusardes que ses adversaires Berr et Simiand, précurseurs de l’École des Annales, et même que les fondateurs de celle-ci, Lucien Febvre et Marc Bloch.

La réalité est plus complexe et son explication siège dans le tréfonds psychologique et moral de la nation française. Cette nation ignore l’évolution et ne veut connaître que des révolutions. Dès le début, la France, pour défendre son indépendance, notamment contre le Saint-Empire, s’est dotée d’une monarchie autoritaire étayée sur une administration puissante et centralisée, donc, par nature, rigide et à peu près incapable d’évoluer, d’opérer en douceur les changements nécessités par l’évolution générale du monde durant les Temps Modernes. Aussi, à la fin du XVIIIe siècle, ceux-ci n’ont pu s’effectuer que contre la monarchie, obsolète et bloquée, par la voie révolutionnaire, donc par une rupture totale avec le passé. Les Français se sont, par la suite, évertués à légitimer cette voie révolutionnaire inédite et violente au nom d’un idéal moral et politique supérieur, de type démocratique et égalitaire présenté comme la finalité de l’histoire, la France jouant alors le rôle de guide politique et éthique des peuples. De ce fait, ils ont été amenés à considérer que tout changement réel et fécond ne pouvait procéder que par une révolution, et ce dans tous les domaines, le bon succédant au mauvais. Il en alla ainsi en littérature (les romantiques s’imposant contre les défenseurs du classicisme) comme en politique, et comme en Histoire. De la même façon qu’on avait abattu violemment l’Ancien Régime et rejeté la tradition, l’un et l’autre obsolètes et pernicieux, on prétendit, au XXe siècle, dénigrer et oublier une prétendue Histoire dite « Histoire historisante », « Histoire bataille », « Histoire événement », « Histoire documents » ou « Histoire positiviste » (les appellations ne manquaient pas) dont l’Introduction aux études historiques (1898) de Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos et La Méthode historique appliquée aux Sciences Sociales (1901) de Seignobos furent présentés comme les manifestes et les tables de la Loi par les historiens novateurs et les sociologues durkheimiens comme Henri Berr, fondateur de la Revue de Synthèse, et François Simiand, puis par les fondateurs de la Revue des Annales d’Histoire économique et sociale, tout particulièrement par Lucien Febvre, critique impitoyable, vindicatif, animé par un tempérament de polémiste. Ainsi, en la personne de Seignobos, on gonfla une baudruche pour se donner le plaisir (et le mérite supposé) de la pourfendre. Il s’agissait là d’une mystification puisque les deux ouvrages cités et la conception de l’Histoire et des sciences sociales de Langlois et Seignobos, et de leurs quelques disciples6, ne reflétaient pas la conception générale que les historiens de leur temps se faisaient de leur discipline, et que beaucoup d’entre eux n’avaient pas attendu Louis Bourdeau, Paul Lacombe, Henri Berr, François Simiand ou Lucien Febvre pour ouvrir à la recherche historique de nouveaux domaines (autres que ceux, traditionnels, de l’histoire politique ou militaire) et se consacraient à l’étude de l’évolution économique et sociale. Du reste, il n’existait pas d’opposition systématique ou de frontières bien définies entre Histoire traditionnelle et Histoire nouvelle manière, et, à titre d’exemple entre cent autres, un historien sans prétention révolutionnaire et de facture classique comme Augustin Renaudet, fit, grâce à ses travaux, progresser l’histoire de la société, des mentalités et de la culture, collabora à la Revue des Annales d’Histoire économique et sociale, et fut l’ami de Lucien Febvre, le grand contempteur de l’histoire traditionnelle. Mais il fallait à toute force instiller à l’esprit des historiens, des étudiants, des amateurs d’histoire et du plus large public l’idée d’une révolution historiographique ayant opéré la substitution d’une « bonne » Histoire, « savante », « scientifique », pionnière, à une Histoire de type littéraire, écrite par des historiens non professionnels ou des érudits enfermés dans leurs analyses documentaires étriquées, axée sur les seuls grands hommes et événements saillants, et destinée à distraire un public bourgeois. Et il fallait aussi séduire. La révolution fut à l’ordre du jour en France pendant presque tout le XXe siècle. Les historiens (ré)novateurs, Lucien Febvre, Marc Bloch (puis leur successeurs, Fernand Braudel, Charles Morazé et autres) et leurs précurseurs, tels Henri Berr et François Simiand, n’étaient certes pas des révolutionnaires, au sens étroit et politique de ce terme. Ils n’étaient que des républicains progressistes, proches de l’aile gauche d’un parti radical bien embourgeoisé, situé au centre et assez souvent associé au pouvoir à la droite conservatrice. Mais, comme tous les fils de Marianne, ils se sentaient les héritiers de la Révolution française, dont ils chérissaient romantiquement les idéaux égalitaires et universalistes, lors même qu’ils en reconnaissaient le caractère utopique, l’utopie leur paraissant un stimulant puissant (et admirable en soi) pour une action politique démocratique et progressiste étayée sur les « lumières » de la connaissance, dispensée à tous grâce à l’école républicaine. À leur esprit, il existait une continuité naturelle entre évolution et révolution. Et – sans que d’ailleurs ils en eussent une claire conscience – ils ne voyaient aucune contradiction entre celle-là et celle-ci. Il leur semblait aller de soi que le progrès de la connaissance, historique ou autre (et de l’humanité) procédât par des ruptures brutales et des rejets sans concession du passé par des novateurs refusant le legs de leurs prédécesseurs. De leur point de vue, les analogies et la communauté d’idéal prévalaient sur les différences, voire les oppositions, entre les révolutionnaires marxistes et les radicaux bourgeois et parlementaires. La communion dans le culte de la Révolution française et les espérances utopiques qu’elle avait suscitées unissait les uns et les autres, et cette union était officiellement scellée et concrétisée par le régime de la IIIe République. L’idéal révolutionnaire n’exclut pas le marxisme, mais le dépasse en amont et en aval : il lui préexiste, il l’intègre à lui et s’en enrichit, puis le digère et le dépasse tout en subsistant tel quel. Febvre, Bloch, Braudel et autres ne furent jamais marxistes, non plus que Georges Duby. Le Roy Ladurie et Furet le furent, mais s’en détachèrent et finirent par s’opposer à lui. Seuls certains historiens proches des Annales se réclamèrent de lui, comme Ernest Labrousse, Pierre Vilar, Yvon Garlan ou Claude Mossé. Les Annales satellisèrent même des modérés apolitiques comme Piganiol ou Renaudet, ou des catholiques (progressistes, il est vrai) tels Henri Marrou, et même ce franc réactionnaire que fut Pierre Chaunu. Leur école n’en fut pas moins révolutionnaire, et pas seulement du point de vue historiographique, mais aussi au plan moral et politique. Partant, elle perpétuait l’idéal révolutionnaire républicain, rationaliste, laïque et universaliste de la Révolution française, du début jusqu’à son terme. La République opère la synthèse de toutes les phases de la Révolution française, et en fait apparaître l’unité fondamentale. On songe au mot d’Albert Thibaudet dans Les idées politiques de la France (1932) : « M. Caillaux est un feuillant, M. Herriot un girondin, M. Daladier un jacobin, et les observateurs discernent de l’hébertisme chez les jeunes radicaux ». Et, de fait, le parti radical, celui de la République par excellence, unissait en lui toutes les nuances du spectre politique de la gauche française, depuis les conservateurs à la Caillaux ou à la Sarraut jusqu’aux tendances révolutionnarisantes des « Jeunes Turcs » à la Mendès France ou à la Pierre Cot en passant par les réformateurs timorés du sillage d’Herriot et les rénovateurs jacobins comme Daladier (un des artisans du Front populaire). L’idéal républicain les unissait tous, par delà leurs oppositions mutuelles. Il habitait également l’esprit de Lucien Febvre, de ses plus proches collaborateurs et de ses successeurs. Lucien Febvre ne fut jamais marxiste, et resta toute sa vie proche de l’aile gauche du radicalisme. Et, s’il subit la séduction du marxisme, de la révolution russe de 1917 et des débuts tumultueux de l’URSS, il n’y succomba jamais, et manifesta un intérêt équivalent pour le New Deal américain. En fait, il s’attachait à toutes les formes du progrès de l’humanité. Mais, descendant des « Lumières » du XVIIIe siècle et de la Révolution, il considérait la rupture révolutionnaire comme le mode normal d’évolution de l’humanité, le moteur de l’histoire, son essence même. Et, comme le disait Paul Valéry, l’histoire contient tout. C’est dire qu’elle est irréductible à une théorie qui prétendrait donner d’elle une explication définitive et exhaustive, et lui assigner une fin précise, comme le marxisme. Le marxisme n’est pas la raison dans l’histoire, non plus que l’hégélianisme, et il n’est pas davantage la raison de l’histoire. Il en est seulement un produit (intellectuel) parmi d’autres, et ne saurait donc devenir la doxa de l’historien, pour qui il n’est qu’un objet d’études parmi d’autres, ou encore, un stimulant. C’est pourquoi si la nébuleuse centrée autour de l’École des Annales inclut des historiens marxistes, la grande majorité de ses membres ne fut pas marxiste.

Des récupérations au fond plus naturelles que stratégiques

Et cela explique que, une fois passée l’époque de l’hégémonie intellectuelle du marxisme, cette nébuleuse, jusqu’alors dominée par l’histoire économique7(et qui plus est, imprégnée de la conception matérialiste et « économiste » marxiste), s’ouvrit le plus naturellement du monde à des domaines de recherche jusqu’alors peu explorés par ses membres, comme l’histoire religieuse, l’histoire des mentalités, l’histoire des mœurs, l’histoire culturelle, celle des formes de sociabilité, etc. Ainsi, des historiens longtemps délibérément ignorés d’elle, tels Philippe Ariès (histoire des mœurs et des mentalités) et Georges Dumézil (histoire des religions) jouirent d’une reconnaissance tardive de leur part. Dans son ouvrage intitulé Le phénomène Nouvelle Histoire (1983), tiré d’une thèse de doctorat sur le sujet, Hervé Coutau-Bégarie analyse cette ouverture en termes de stratégie et d’idéologie8. S’il a globalement raison, il a tout de même le tort de tirer de cette approche une interprétation exclusive. Il montre comment les tenants de l’École des Annales incluent de facto en celle-ci des historiens qui ne lui appartiennent pas, n’en partagent ni la conception générale de l’Histoire ni l’orientation morale et politique qui y apparaît en filigrane, ont parfois pour maîtres des auteurs qui lui sont opposés (tels Roland Mousnier) mais sont spécialistes des mêmes domaines qu’eux, notamment l’évolution économique et sociale, l’étude des masses dans la longue durée, etc. Il nous montre aussi qu’ils n’ont reconnu que tardivement et non sans réserves l’importance des travaux de Georges Dumézil en histoire des religions, et de Philippe Ariès en histoire des mœurs et des mentalités. Mais les considérations idéologiques et stratégiques ne sont pas seules en cause. Plus exactement, nous nous trouvons, en l’occurrence, à l’intersection de ces considérations et de la nature même de l’École des Annales, dont les tenants n’ont guère besoin de forcer leur arrière-pensées partisanes et leurs préoccupations stratégiques pour inclure dans leur nébuleuse des travaux, des champs d’études et des auteurs qui ne relèvent pas d’elle institutionnellement ou par leurs origines. Car, si on se souvient que cette école, celle de la « nouvelle Histoire » s’est constituée initialement contre l’Histoire « historisante » du XIXe siècle axée sur les grands hommes, les événements marquants et le récit comme technique d’exposition, on peut à bon droit inclure en elle tous les domaines que cette dernière laissait de côté, c’est-à-dire non seulement l’étude de l’évolution économique, sociale et démographique, mais aussi celle des mentalités, des mœurs, des modes de vie, des traditions, de la vie religieuse, de la culture, et, pourquoi pas, de l’art. Et d’ailleurs, son fondateur, Lucien Febvre, se consacra plus à ces domaines qu’à l’histoire économique.

 

L’Histoire selon l’École des Annales, un adjuvant du totalitarisme intellectuel et moral de notre temps (2)

1 Cf, dans le Bulletin de la Société française de Philosophie, la transcription de 3 conférences essentielles : « La causalité en histoire », par François Simiand (31 mai 1906), « Les conditions pratiques de la recherche des causes dans la recherche historique » , par Charles Seignobos (30 mai 1907), et « L’inconnu et l’inconscient en histoire », par Charles Seignobos (28 mai 1908). Cf aussi la thèse de doctorat d’Yves Morel : Charles Seignobos devant ses contradicteurs. Analyse de la controverse intellectuelle française du début du XXesiècle sur l’Histoire, EHESS, 1997.

2 Cf, entre bien d’autres, son article consacré au compte rendu de l’Histoire de Russie (1932), dirigée par Seignobos, et intitulé « Une histoire politique de la Russie moderne », Revue de Synthèse, n° 7, 1934, pp. 29-36, repris ultérieurement dans son livre Combats pour l’Histoire (1953), pp. 70-74.

3 On ne faisait que mentionner furtivement, l’histoire érudite allemande des Ranke, Mommsen, Droysen, Giesebrecht, Lamprecht et autres, dont la contribution à la rénovation des études historiques fut si importante au XXe siècle et au début du XXe .

4 Citons ici le mot lancé à Emmanuel Le Roy Ladurie par un historien américain : « Sortis de votre pays, vous êtes comme le poisson cher à Mao Tsé Toung : hors de l’eau, vous êtes perdus », propos rapporté par Le Roy Ladurie lui-même dans Le Territoire de l’historien, Gallimard, 1973, p. 25.

5 Ouvrage collectif dirigé par Jacques Le Goff et Pierre Nora, Gallimard, 1974.

6 Le plus connu reste Louis Halphen, auteur d’une Introduction à l’Histoire, publiée en 1911, rééditée en 1946.

7 Malgré les travaux d’histoire des mentalités et d’histoire religieuse de Lucien Febvre.

8 Son livre porte d’ailleurs pour sous-titre : Sociologie et idéologie des nouveaux historiens.

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