Civilisation
Morale de l’illusion
À l’heure de l’intelligence artificielle et des hypertrucages, aller contempler des trompe-l’œil peints ou sculptés a quelque chose de délicieusement désuet.
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Ribera fut le disciple espagnol du Caravage et œuvra en Italie, à Rome puis à Naples, au XVIIe siècle. Doué, rapide, célèbre, prolifique, tombé en France dans un relatif oubli après avoir été “redécouvert” et célébré au XIXe (et redécouvert encore une fois en 2002, avec la réattribution des œuvres de sa période romaine), il est aujourd’hui célébré à Paris par une exposition exceptionnelle – par les œuvres qu’elle réunit et par l’intelligence de leur déploiement – qui récapitule toute sa carrière.
-Du Caravage, Ribera reprend tout : lumière crue, ombres fortes, cadrages directs, modèles populaires, ongles crasseux, trognes et chairs vieillies (il faut s’approcher des toiles pour admirer le rendu incroyable de la peau et des muscles) ; et il le pousse un cran plus loin, finissant par obtenir une impression de proximité qui confine à l’interpellation. Le Reniement de saint Pierre (v. 1615) nous met à hauteur d’une table où les soldats jouent aux dés, indifférents à la servante qui accuse Pierre d’être un disciple du Galiléen ; si indifférents qu’ils constituent le sujet principal du tableau, le personnage central, avec sa belle armure noire, tournant franchement le dos à l’apôtre, rejeté à l’extrême droite. Personnages coupés, mains et visages très éclairés par rapport aux vêtements et à la scène générale, indifférence aux spectateurs que nous sommes mais adresse directe d’un personnage qui, lui, nous regarde, le temps d’un regard jeté sur les importuns qui ne sont pas de la partie.
Mais ce regard s’affirme : saint Paul nous dévisage franchement en 1616 (Saint Pierre et saint Paul), comme pour nous inviter à trancher le débat, les “portraits” de Pythagore, Platon et Héraclite, en 1630, plongent leurs yeux dans les nôtres, Marsyas écorché vif, en 1637, nous appelle au secours dans un cri insoutenable. Ribera continue, certes, à nous poser en spectateurs, au plus près des scènes, comme dans ces trois admirables mises au tombeau/lamentations sur le Christ mort réunies dans une salle à elles seules dédiées (et l’accrochage renforce évidemment cette proximité en nous permettant d’être encore plus près que les fidèles d’alors), ou dans ses saints Jérôme ; dans Le Miracle de saint Donat d’Arezzo (1652), peut-être sa dernière toile, un assistant, grave, sérieux et intense, nous prend à témoin.
Déjà en 1612 Saint Barthélémy, dans un tableau frontal étonnant, nous regardait droit dans les yeux, tenant d’une main le couteau ayant servi à le dépouiller, de l’autre sa peau. Mais déjà ressuscité, en quelque sorte, sans contexte, figure abstraite, pour ainsi dire, il n’est qu’un curieux et admirable tour de force, il n’a pas cette intensité du saint vivant exposant sa misère comme un témoignage, comme Sainte Marie l’Égyptienne (1641), prostituée retirée au désert, joues creusées, yeux enfoncés, visage émacié, où se dessine déjà une tête de mort, comme celle posée sur une pierre, à côté d’un pain entamé, petite vanité intégrée : « d’autant plus horrible que l’on voit qu’elle a été belle » commenta Stendhal, assez dégoûté et insensible au dialogue qui s’établit entre la figure et le dévot qui la contemple.
Ribera, peintre de la Contre-Réforme, s’attache à respecter les nouveaux canons promus, qui veulent que le spectateur soit impliqué, qu’il participe, qu’il puisse se projeter dans la scène, édifiante à proportion qu’elle est réaliste. Quand ce n’est pas le saint qui nous regarde dans son martyre, ce sont les bourreaux, rigolards gaillards, qui se tournent vers nous. Deux Martyre[s] de saint Barthélémy, de 1620 et 1644, sont assez remarquables à cet égard. Dans le premier, large de plus de deux mètres, le saint, grande tâche lumineuse éclairée par une lumière venue d’en haut, est en train d’être ligoté à un arbre et lève les yeux au ciel ; à gauche, celui qui lui lie les pieds nous regarde, comme un travailleur qu’on vient de héler et qui, tout en continuant sa besogne, répond joyeusement au salut ; à droite, celui qui va l’écorcher tâte du doigt le fil de ses lames et dans un large sourire nous confirme que ça va bien couper (d’autres tableaux montrent le bourreau à l’œuvre, qu’il s’agisse d’Apollon ou d’un simple humain, le premier jouissant de la souffrance qu’il provoque, le second concentré sur sa tâche). Dans l’autre martyre, vingt ans plus tard, le saint ligoté, au bras en partie dépouillé, nous regarde. Il est renversé, sa tête à l’horizontale, comme celle, à ses pieds, de la statue brisée d’un dieu antique, déjà vaincu. Il nous regarde d’un regard dérobé au supplice, qui est une offrande. « Et toi ? » semble-t-il nous dire. « Sauras-tu donner ta vie ? Ou, au moins, de quelle prière veux-tu que je me charge ? » C’est la dernière salle, celle des supplices et des saints calmes.
Illustration : Le Reniement de Saint-Pierre, 1615-1616. © Galerie Corsini, Rome.