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Le paradis néerlandais de Peter Benoit

Au sein d’un paysage culturel alors essentiellement francophone, le fils d’un modeste maître-éclusier a radicalement transformé la pratique musicale de son pays. En outre, il fut à l’origine de plusieurs institutions artistiques qui façonnent aujourd’hui encore la vie culturelle du royaume de Belgique.

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Le paradis néerlandais de Peter Benoit

Le 14 novembre dernier, lors d’un discours prononcé sous la coupole à l’occasion de la publication de la neuvième édition du dictionnaire de l’Académie française, le président Emmanuel Macron a déclaré que « les langues régionales étaient un instrument de division de la nation. » L’affirmation a suscité de nombreuses réactions épidermiques, notamment chez les défenseurs de nos langues territoriales. Bien qu’historiquement inexacte, elle positionne de fait le président comme héritier de l’abbé Grégoire1 et de l’idéologie révolutionnaire d’uniformité imposée par la République au détriment de la notion d’unité conciliatrice et fédératrice si chère à la monarchie.

Au cours du XIXe siècle, la réflexion intellectuelle développa l’idée d’un lien consubstantiel entre l’idiome et l’âme d’une nation. Les langues devinrent vecteurs de revendications nationalistes. Ainsi dans le récent royaume de Belgique un mouvement d’émancipation se leva face à l’hégémonie du français prisé en tant que différenciateur social dans de nombreux pays d’Europe. Ce nationalisme linguistique qu’Hendrik Conscience (1812-1883) incarna pour la littérature, Peter Benoit (1834-1901) s’efforça de le concrétiser en musique. À l’occasion des 190 ans de sa naissance, un coffret parait chez Fuga Libera. Intitulé Heaven and Hell (Paradis et Enfer), il rassemble pièces religieuses et oratorios emblématiques.

Le chantre de la Flandre

Né à Harlebeke, sur les rives de la Lys, Peter Benoit baigna dans la pratique artistique amateur dès son enfance. Il quitta le monde rural pour suivre une formation, évidemment dispensée en français, au Conservatoire royal de Bruxelles. Il décrocha en 1855 les premiers prix d’harmonie, contrepoint et fugue. En décembre 1856, son opéra pastoral en trois actes d’après Kotzebue, Het dorp in ’t gebergte (Le Village dans la Montagne), reçut le baptême de la rampe. Composer un ouvrage lyrique sur un texte flamand représentait à cette époque une tentative hardie. L’année suivante, à 23 ans, il obtint le Prix de Rome avec Le meurtre d’Abel. Il faudra attendre jusqu’en 1865 pour que des candidats puissent composer leur cantate sur un texte néerlandais. La bourse octroyée lui permit de voyager en Allemagne en 1858-59 où il croisa entre autres Franz Liszt. Établi à Paris de 1859 à 1863, il tenta de percer en tant que compositeur d’opéra. Et pour subsister, il joua modestement du triangle dans l’orchestre du Théâtre des Bouffes Parisiens, qu’il finit par diriger en 1861, et se lia d’amitié avec Jacques Offenbach2.

Des récits folkloriques comme De Elzenkoning (Le Roi des Aulnes), Legende van de Leiegeest (Légende de l’esprit de la Lys) ou le Heksentoneel (Théâtre des sorcières) innervent son cycle pour piano Contes et ballades, composé à Paris en 1861. Sa tétralogie religieuse en latin donnée au Palais ducal de Bruxelles en 1864 lui permit de s’affirmer en Belgique comme le compositeur le plus prometteur de sa génération. Dans le coffret sorti récemment, Kerstmis (1858), Hoogmis (1860), Te Deum (1862) et Requiem (1863), où l’auteur déploie toute sa science du chant choral, sont défendus avec conviction par l’Orchestre symphonique d’Anvers et le Chœur de chambre de Namur.

Pédagogue avisé

Benoit fut nommé directeur de l’École de Musique flamande fondée à Anvers en 1867. Il élabora et imposa l’idée d’une « instruction nationale avec et par la langue maternelle », ainsi qu’il l’écrivit à Gounod : « Les conservatoires de musique sont français en France, allemands en Allemagne, italiens en Italie ; ils devraient donc être flamands en pays flamand.3 » Il plaida aussi pour la coopération culturelle avec les Pays-Bas. Il prit la direction du Conservatoire royal de Flandre en 1897 qui fut le premier établissement d’enseignement supérieur à dispenser ses cours en néerlandais ! « Qu’on veuille bien le remarquer, ce n’est que lorsque les peuples ont possédé une langue nationale comme moyen de révélation, que l’Art musical est devenu humain.4 » En privilégiant sa mission socioculturelle plutôt que sa carrière artistique, promoteur d’un système éducatif permettant la diffusion de l’art auprès de tous les publics, Benoit demeure un phénomène singulier dans l’histoire de la musique.

Le Wagner flamand

S’il produisit moult harmonisations de chansons folkloriques, il écrivit aussi des opéras (en 1876, Charlotte Corday et De Pacificatie van Gent – La Pacification de Gand) et des poèmes symphoniques inspirés par l’histoire. Le versant le plus ambitieux de son catalogue est constitué par ses cantates : De Schelde (L’Escaut – 1868), Rubens-cantate (1877) et ses oratorios en langue vernaculaire requérant de grandes masses instrumentales et chorales pour une exécution en plein air. Pour édifier le peuple, il usait de mélodies dynamiques, de passages choraux homophoniques à l’unisson et d’une orchestration colorée. Son nationalisme romantique et son symphonisme parfois audacieux lui valurent le surnom de Wagner flamand.

Bien avant celui de Claude Delvincourt (1948), Benoit nous livra un grandiose oratorio sur Lucifer (1866), qui s’avère être le premier entièrement composé en flamand. En chantant dans sa langue maternelle la traditionnelle lutte du bien contre le mal, de la lumière contre les ténèbres, il faisait autant acte politique qu’artistique. Les trois forces primordiales, la Terre, le Feu et l’Eau, sont évoquées avec puissance et soutenues par une orchestration extrêmement efficace.

De Orloog (La Guerre, 1873), impressionnante partition pacifiste sur un texte de Jan Van Beers, est considéré comme son opus magnum. Quatre solistes, deux chœurs, orgue et orchestre symphonique sont mobilisés dans cette vaste fresque symbolique parcourue d’élans postromantiques. On y décèle incidemment l’influence de Beethoven, de Berlioz ou de Verdi. La troisième partie, décrivant une plaine ensanglantée par les ravages du conflit, est réellement de toute beauté. L’orchestre symphonique d’Anvers et les chœurs, placés sous la direction de Jac van Steen, sont excellents, beaucoup plus que les solistes chevrotants et cacochymes.

Célèbre en son temps tout comme Berlioz, Gounod ou Saint-Saëns l’étaient en France, Peter Benoit nous lègue un corpus solide et sincère où les chœurs sont particulièrement mis à l’honneur. En Flandre, plus de soixante rues et écoles portent son nom. Aurait-il apprécié qu’un label belge, Fuga Libera, emploie exclusivement la langue anglaise en couverture d’un coffret consacré à ses œuvres ? Cette réserve exprimée sur une soumission purement mercantile, l’entreprise est en tout point méritoire et digne d’admiration.

 

À écouter : Peter Benoit, De Oorlog, Lucifer, Kerstmis, Hoogmis, Te Deum, Requiem, Antwerp Symphony Orchestra dirigé par Martyn Brabbins, Edo de Waart, Jac van Steen, Bart Van Reyn, Jan Willem de Vriend.1 coffret de 5 CD Fuga Libera.

 

1. Abbé Grégoire, rapport adressé à la Convention Nationale, 16 Prairial an II.

2. Ce qu’aucune biographie ne mentionne…

3.Lettre à Charles Gounod du 13 novembre 1879.

4. Réflexions sur l’Art national, in L’Art universel, 1873.

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