En mai 2024 le Dicastère pour la Doctrine de la Foi publiait un document, approuvé par le pape, actualisant les normes d’appréciation des apparitions. La matière était jusqu’ici gérée par un document de février 1978 émanant de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Ce texte ne fut communiqué qu’aux évêques diocésains et aux supérieurs religieux et ne fut rendu public qu’en 2011 !
Dans le cadre de l’enquête canonique, si enquête il y avait, la première chose à établir, alors, était l’existence d’un fait. Venaient ensuite l’analyse des qualités personnelles du et des voyants, le contenu de l’apparition et de son rapport à la doctrine théologique ou morale, et enfin les “fruits spirituels”. L’enquête canonique, toujours effectuée sous la responsabilité de l’évêque local, ayant seul autorité en la matière, pouvait se solder par trois avis formels. Le constat de surnaturalité : l’origine surnaturelle de l’apparition est reconnue (seules 12 apparitions en ont bénéficié). Le constat de non-surnaturalité : l’évêque niait tout caractère surnaturel aux faits. Et enfin, le non-constat de surnaturalité, pour beaucoup d’apparitions : c’est le statu quo, on ne nie ni n’affirme le caractère surnaturels des faits. Outre ces trois cas, l’évêque pouvait toujours, sans enquêter, pour des raisons pastorales autoriser le culte sans porter un jugement définitif sur les faits. Ainsi, par exemple, de L’Île-Bouchard ou de Pellevoisin, en France, de Tre Fontane en Italie, de Knock en Irlande, etc.
Préserver le caractère unique de la seule Révélation
Jusqu’au XVIe siècle, les interventions de l’autorité ecclésiastique en général, et celles du Saint-Siège en particulier, sont épisodiques. Il faut attendre le concile de Latran V (1516) pour avoir une première législation en la matière. Cette législation limitait le pouvoir des évêques dans cette question et en réservait l’examen au Siège Apostolique. Le décret du 19 décembre 1516 interdit la diffusion des prédictions avant qu’elles aient été approuvées et tend à limiter la reconnaissance de tels faits. S’il y a urgence, l’évêque local peut intervenir mais avec diligence et en concertation, et toujours dans une responsabilité vis-à-vis de l’Église universelle. Le jugement porté ne sera qu’une simple permission.
Le concile de Trente (1563) accroît le pouvoir des évêques mais le soumet au contrôle d’un conseil et aux instances hiérarchiques : l’évêque métropolitain ou le Pontife romain. Jusqu’aux nouvelles normes de mai 2024, l’autorité première en la matière restera l’évêque du lieu et, jusqu’en 1978, le traitement des faits sera essentiellement pastoral.
Le pape Benoît XIV (+1758) précisa le statut des apparitions : « l’approbation donnée par l’Église à une révélation privée n’est pas autre chose que la permission accordée, après un examen attentif, de faire connaître cette révélation pour l’instruction et le bien des fidèles. À de telles révélations, même approuvées par l’Église, on ne doit pas et on ne peut pas accorder un assentiment de foi catholique. » En ne leur donnant que « l’assentiment de la croyance humaine », on préserve aussi le caractère unique de la seule Révélation publique close avec la mort du dernier apôtre. Cette doctrine traditionnelle et magistérielle formalisée par Benoît XIV va désormais être la norme. Cependant la reconnaissance des apparitions de La Salette et celles de Lourdes se feront en des termes semblant, à une lecture rapide des mandements épiscopaux, remettre en cause cette doctrine. En effet, les termes de l’approbation, pas tant de la dévotion à Notre-Dame de la Salette ou à Notre-Dame de Lourdes que du fait apparitionnaire en lui-même, ont une solennité de ton qui peut sembler engager plus que la simple croyance humaine et dépasser l’unique traitement pastoral. Certains rares théologiens ont voulu, en conséquence, voir dans les apparitions reconnues des « faits dogmatiques » dont l’approbation engage l’Église au titre de son magistère ordinaire. Si cette thèse n’a jamais été suivie, il reste que les divers pélerinages du pape, à Lourdes et surtout à Fatima, semblent apporter à ces apparitions une caution supérieure qui en font désormais, en tout cas pour le sentiment des fidèles, bien plus qu’une simple révélation privée.
Ces faits n’ont pas à s’imposer à la foi théologale des fidèles
Avant 1978, donc, prévalait un dispositif empirique encadré par des documents divers où étaient pris en considération les aspects historiques, doctrinaux et psychologiques des faits. Un jugement pouvait être rendu avec une certaine solennité : Lourdes, Pontmain, Fatima, où l’autorité compétente jugeait de la véracité de l’apparition et où les fidèles pouvait « la tenir pour certaine ». Si l’évêque du lieu restait la cheville ouvrière du dispositif de jugement, il se trouvait que parfois, dans des cas très spécifiques, on fît appel à Rome. Ce fut le cas pour Garabandal, Amsterdam, et surtout dans le fameux dossier de l’épidémie d’apparitions belges en 1933 suite aux faits de Beauraing : les évêques diocésains concernés furent dessaisis des dossiers désormais du ressort exclusif de Mgr Van Roey, primat de Belgique, avant que le Saint-Siège ne demandât de cesser toute enquête pour enfin, après la guerre, autoriser les évêques de Liège (Banneux) et Namur (Beauraing) à porter, s’ils le voulaient, un jugement sur les faits ayant eu lieu dans leur diocèse.
Donc, pour résumer, l’Église, en la personne de l’évêque diocésain, dans sa charge de pasteur d’une église particulière, avait la compétence de juger de faits réputés surnaturels, la garantie du magistère – celui de l’évêque et, le cas échéant, celui du pape – portant sur l’orthodoxie du message, sur la crédibilité du témoignage des récipiendaires et sur la qualité spirituelle du mouvement qui en découle. Si cet examen était positif cela impliquait, avec probabilité, l’authenticité du fait. Ces faits par ailleurs n’ayant pas, même en cas de jugements positifs, à s’imposer à la foi théologale des fidèles. L’enquête, et le jugement à l’issue de celle-ci, étaient à recevoir dans une démarche pastorale comme cela avait toujours été le cas en définitive.
Une nouvelle approche du fait apparitionnaire
Récemment, trois apparitions ont pu contribuer, je pense, à la révision des normes de 1978 : Lippa aux Philippines, Amsterdam, et surtout l’inévitable Medjugorje. Lippa (1948) fut d’abord jugée négativement par l’évêque diocésain, ensuite approuvée officiellement (2015), avant que le Saint-Siège n’en vienne à intervenir par un jugement négatif définitif (2016). Pour Amsterdam (1945), il y eut plusieurs jugements négatifs des différents évêques du lieu, et approbation de ces jugements par la Congrégation. En 2002, reconnaissance officielle par l’évêque diocésain du caractère surnaturel mais, en 2020, condamnation définitive par Rome avec les anciennes normes et, en 2024, avec les nouvelles. Je consacrerai la conclusion de cet article à Medjugorje, « matrice des mariophanies » contemporaines selon Joachim Bouflet, qui, bien que jugée négativement par l’évêque du lieu, a bénéficié de soutiens considérables. L’on ne peut oublier, non plus, d’autres cas dont la popularité fut, et est encore considérable : Garabandal, San Damiano, Kérézinen, Dozulé, Palmar de Troya, Escurial, etc. Ces apparitions ont déchaîné les passions, suscité des enthousiasmes sectaires et persistants malgré les jugements négatifs ou les mises en garde. Dans un tel contexte, rendu plus complexe à cause de la mondialisation, il était sans doute nécessaire de revoir les normes.
La lecture attentive du nouveau document permet de constater trois choses : un rappel salutaire de la doctrine traditionnelle ; une nouvelle approche du fait apparitionnaire en lui-même et une forme de retour à une pratique antérieure et parfois fort ancienne. Si le texte réaffirme la doctrine classique, telle que nous l’avons exposée plus haut, il laisse tout de même entendre que par le passé et jusqu’à nos jours la pratique en ces matières était défaillante et même trompeuse. Une phrase comme « Dans le passé, le Saint-Siège semblait accepter que les évêques fassent des déclarations comme celles-ci ; “les fidèles sont fondés à la croire indubitable et certaine” (décret de l’Eveque de Grenoble, 19 septembre 1851) » est tout de même problématique. Non seulement le Saint-Siège admettait ce type d’intervention mais l’autorisait pleinement et les pélerinages des papes à certains lieux semblait apporter une reconnaissance suprême. Du reste, ces déclarations épiscopales solennelles restaient pondérées : on n’obligeait pas les fidèles à croire à l’apparition mais ils étaient fondés à la croire d’une foi non théologale. Ce qui a toujours été clair ! Cela étant dit, le document reprend la doctrine traditionnelle et déclare donc que les révélations privées ne sont pas à croire de foi théologale. Sur ce point, rien de nouveau.
Abandon de l’approche « objective » des faits
Ce qui est nouveau en revanche est l’abandon de l’approche « objective » des faits : ne considérer que l’expérience spirituelle, inspirée éventuellement, et à des degrés divers, par le Saint-Esprit. Le Dicastère déclare ainsi l’autorité ecclésiastique incompétente à porter un jugement positif sur des faits de cette espèce en raison de leur nature même. Elle se borne désormais à juger de la qualité spirituelle d’une « expérience » faite par un fidèle ou un groupe de fidèles et à juger des fruits spirituels découlant de cette « expérience » ; le cas échéant, elle peut porter un jugement négatif de « non surnaturalité » (seule catégorie ancienne retenue). Revenant donc à une pratique antérieure, le pouvoir de discernement et de jugement, de ces « expériences » revient désormais exclusivement au Dicastère. L’évêque du lieu n’est plus qu’un rouage impulsant un mouvement et recevant l’autorisation de mise en œuvre pastorale d’une décision.
Pour ce qui est de celle-ci, les catégories de jugement sont plus complexes et nuancées, dans la lignée d’un discernement des esprits. On distingue six catégories, la plus négative, nous l’avons dit, étant l’ancien « constat de non-surnaturalité ». Prohibetur et obstruatur : le Dicastère demande à l’évêque diocésain de déclarer publiquement que l’adhésion n’est pas permise et des mesures pastorales doivent être mises en œuvre. Sub mandato : on reconnaît la richesse du phénomène mais on constate certains abus. L’expérience spirituelle est utilisée pour obtenir des avantages, avec actes immoraux. Bref, les attestataires, ou leur entourage, sont viciés. Des mesures pastorales doivent être prises pour assainir la situation, si cela est possible (ce type de situations aurait valu, naguère, au moins un non-constat de surnaturalité partant du principe qu’un fait surnaturel ne peut être mêlé d’éléments troubles, Dieu garantissant en quelque sorte la “pureté” du phénomène). Curatur : large diffusion du phénomène et fruits spirituels réels mais existence d’élements négatifs. L’évêque est invité à ne pas encourager le phénomène et à le réorienter (pareillement, au moins un non-constat de surnaturalité voire un constat de non-surnaturalité, les fruits spirituels n’ayant jamais été décisifs anciennement dans l’apprécisation de l’Église qui pensait le contenu et la qualité morale des attestataires plus importants que les “fruits” pouvant être des conséquences psychologiques de l’impact du phénomène, en tout cas trop subjectifs pour les prendre en trop grande considération). Prae oculis habeatur : globalement positif mais avec quelques éléments de confusion et des expressions étranges. On demande à l’évêque des clarifications doctrinales, voire, peut-être, une réécriture pastorale du message, qui sait ?
Nihil obstat : « Même si aucune certitude n’est exprimée quant à l’authenticité surnaturelle du phénomène, de nombreux signes d’une action de l’Esprit Saint “au milieu” [sic] d’une expérience spirituelle donnée sont reconnus, et aucun aspect particulièrement critique ou risqué n’a été détecté, du moins jusqu’à présent. C’est pourquoi l’évêque diocésain est encouragé à apprécier la valeur pastorale et à promouvoir la diffusion de cette proposition spirituelle, y compris à travers d’éventuels pèlerinages vers un lieu sacré. »
Medjugorje, cause des nouvelles normes
Dans ce dernier cas, on en revient tout simplement à l’attitude pastorale propre aux temps d’après le Concile de Trente à ceci près qu’on ne parlait alors ni d’expérience spirituelle ni d’action du Saint-Esprit. Cette dernière appréciation revient à une autorisation de culte sans aucune restriction.
Les nouvelles normes changent considérablement l’approche ecclésiale et théologique des phénomènes apparitionnaires. L’Église se déclare incompétente, en raison de la nature – non précisée – des phénomènes, de les déclarer objectivement authentiques. Elle abandonne l’approche objective des apparitions, parfois qualifiée de visions, d’ailleurs, pour adopter une approche plus subjective, plus charismatique, des phénomènes, se bornant désormais, et jusqu’à nouvel ordre, à pratiquer un discernement des esprits, à considérer s’il s’agit d’une expérience spirituelle digne d’être reçue par la communauté des fidèles ou non, d’y discerner une action – non définie – du Saint-Esprit. Il est pratiquement admis désormais qu’à une expérience spirituelle authentique peut être mêlés, à proportions diverses et de diverses manières, des éléments troubles qui peuvent ou non disqualifier ladite expérience spirituelle. La dimension pastorale est à nouveau nettement soulignée et la collaboration formalisée entre le Dicastère et l’autorité épiscopale accentue cette disposition tratitionnelle.
On peut donc voir dans ce document l’aboutissement d’une longue évolution de l’appréciation, ce type d’approche ayant été impulsé par le Père Laurentin dont le rôle dans ces affaires fut considérable. Cependant on peut se poser légitimement la question de savoir ce que deviennent, pas tant pastoralement que factuellement, les apparitions reconnues officiellement, avec solennité parfois. Des apparitions comme Lourdes ou Fatima auraient, en toute logique, un nihil obstat et rien de plus. Autrement dit, leur appréciation signalerait une « expérience spirituelle » digne d’ouvrir la voie à un culte, sans plus. À ce titre, l’apparition de Pellevoisin, dans l’Indre, est assez significative. Cette apparition de 1876 n’a cessé, sans jamais être officiellement reconnue authentique, de recevoir des reconnaissances de culte dans le sens pastoral de réception du fait : le 30 août 2024, le Dicastère a donné son nihil obstat. Les décisions multiples déjà prises depuis 1876 par les évêques de Bourges sont ainsi entérinées selon les nouvelles normes. Cas similaire pour La Codosera en Espagne (1945). Gageons que les faits de l’Île-Bouchard, ou plutôt l’expérience spirituelle des enfants de l’Île-Bouchard, en 1947, vont donner lieu à la même conclusion où le Dicastère doublera la voix des évêques de Tours ayant déjà autorisé le culte.
L’atypique Medjugorje
Terminons donc avec Medjugorje, parfaite illustration de l’application des nouvelles normes. Le 19 septembre 2024, le Dicastère, dans une longue note, livre ses conclusions sur « l’expérience spirituelle liée à Medjugorje », mettant fin ainsi à un suspens de plusieurs années. Medjugorje reçoit presque sans surprise un nihil obstat pour ce qui se passe ou s’est passé autour des apparitions et pour ses messages mariaux présumés. Ce « présumés » est utilisé par la note qui rappelle qu’aucun jugement n’est porté ni sur la nature ou l’authenticité des faits, ni sur la provenance céleste des messages, ni même sur « la vie morale des présumés voyants ». Ladite note souligne, en outre, que « les dons charismatiques ne requièrent pas nécessairement la perfection morale des personnes impliquées pour pouvoir agir ». Ce nihil obstat est décerné malgré le constat de certaines contradictions dans les messages, d’imprécisions théologiques, voire d’erreurs, ou même certains comportements moraux répréhensibles des voyants ou de leur entourage. Ce qui, en d’autres temps, aurait été rédhibitoire ne compte plus face aux “fruits”, d’une part, et au cœur du message, d’autre part. Et c’est peu dire que les “fruits” sont mirifiques : conversions, vocations, expériences mystiques en tout genre, guérisons, vie paroissiale renouvelée, concours de fidèles… Tout ceci ne peut que venir de l’Esprit-Saint, c’est sûr ! Les messages promeuvent la paix, la concorde, l’union entre les hommes, la fraternité universelle, toutes choses très convenables, surtout sous ce pontificat. Et tant pis pour les aspects qui fâchent, relevés par la note, moins dans l’air du temps, comme les « réprimandes et menaces » (le 19 septembre est le jour anniversaire de l’apparition de La Salette qui, en matière de menace, était exemplaire mais O tempora, o mores) ou l’insistance de la Vierge à ce qu’on écoute ses messages postés depuis Medjugorje (cf. la boutade du pape François sur la Gospa employée des Postes délivrant des messages quotidiens). Les nouvelles normes permettent ainsi d’approuver une dévotion, un contenu spirituel et théologique, une expérience, tout en ne se prononçant pas sur le caractère surnaturel des faits et en admettant qu’il est même des traits franchement négatifs qui auraient valu, naguère, répétons-le, une condamnation pure et simple. Mais voilà, à Medjugorje, la chose était allée tellement loin qu’il était impossible de faire machine arrière. En 2014, dans sa thèse, Joachim Bouflet pensait que de nouvelles normes étaient nécessaires pour porter un jugement sur l’atypique Medjugorje. En 2024, nul doute que ces normes ont été mises au point sous la forte pression medjugorjienne et pour sortir de l’impasse bosniaque ; voilà qui est chose faite. L’on s’étonne simplement que le dicastère n’ait pas choisi une autre appréciation compte tenu des points problématiques qu’il souligne. D’autant plus que malgré ce nihil obstat les messages de la Gospa postière, toujours active mais avec la bénédiction du Saint-Siège désormais, sont placés sous surveillance et visés d’abord par le Dicastère avant d’être rendus publics. Medjugorje est spirituellement “bankable” et peu importe finalement l’origine, impénétrable de toute façon, de ce nouveau lieu de pèlerinage.
Illustration : Ferveur spirituelle autour du décret sur « l’expérience de Medjugorje. »