Recevez la lettre mensuelle de Politique Magazine

Fermer
Facebook Twitter Youtube

Article consultable sur https://politiquemagazine.fr

Chypre, l’île occupée depuis cinquante ans

Saisissant l’occasion d’un coup d’État pro-grec, les Turcs avaient envahi une partie de Chypre, mettant immédiatement en œuvre les épurations ethniques où ils sont passés maîtres, sous le regard impuissant (?) des Européens.

Facebook Twitter Email Imprimer

Chypre, l’île occupée depuis cinquante ans

C’est un cinquantenaire douloureux. Le 20 juillet 1974, des milliers de parachutistes turcs furent largués sur l’île de Chypre, au mépris de sa souveraineté. Appuyés par l’aviation et la marine, les parachutistes remportèrent la victoire et les autorités turques décidèrent d’occuper, à l’Est de l’île, un tiers de son territoire. La partition dure toujours et on ne voit nullement ce qui pourrait y mettre un terme.

Deux faits majeurs sont à l’origine de cette guerre. Tout d’abord le traité de 1960 qui permit à Chypre d’accéder à l’indépendance. Il fut tripartite et signé par la Grande-Bretagne, Chypre et la Turquie. Par ce traité, la Grande-Bretagne reconnaissait l’indépendance de l’île mais conservait des bases militaires. Chypre accéda à l’indépendance, accepta la présence de militaires britanniques sur son sol en zone extraterritoriale et s’engagea à respecter les droits de la population d’origine turque, qui représentait entre 15 et 20 % de la population totale. De son côté, la Turquie se vit octroyer un droit de regard sur le respect de l’ordre constitutionnel et la sauvegarde de la communauté turque.

Cette accession à l’indépendance de Chypre ne réjouit pas tout le monde en Grèce. Car la population non turque de l’île est d’origine grecque. Par son histoire, son peuplement, sa religion orthodoxe, Chypre se confond largement avec la Grèce. Les Chypriotes d’aujourd’hui parlent d’ailleurs très naturellement du « côté grec » pour désigner la partie de l’île souveraine et non occupée par les Turcs.

Une position stratégique unique

Certes, elle connut aussi d’autres dominations comme celle de la catholique famille de Lusignan. Après le désastre d’Hattin en 1187, suivi de la chute de Jérusalem, le roi de la ville sainte trouva refuge à Chypre, qui lui fut donnée par Richard Cœur de Lion, récent conquérant victorieux de l’île, bastion incontournable sur la route des croisades. Ce roi s’appelait Guy de Lusignan et était un homme assez médiocre. Mais il eut la sagesse de prendre peu d’initiatives et d’écouter ses conseillers. Ses descendants, son fils surtout, se révélèrent brillants et le règne des Lusignan a laissé un excellent souvenir, ainsi que de beaux châteaux.

Venise s’imposa ensuite au XVe siècle grâce au mariage de Catherine Cornaro, aristocrate vénitienne, avec Jacques II de Lusignan. Cette courageuse reine, devenue plus chypriote que ses sujets, ne voulut pas laisser Venise gouverner. Sa popularité était importante et la Sérénissime, lassée de cette situation, finit par exiler Catherine en Italie, à Asolo, où elle finit tristement ses jours, entourée de ses derniers fidèles.

Le monde musulman s’intéressa naturellement beaucoup à Chypre en raison de sa position stratégique exceptionnelle. Les mamelouks égyptiens y firent de notables incursions puis les Ottomans tentèrent de la conquérir et y parvinrent en 1571, année pourtant de la grande victoire chrétienne de Lépante. Malgré la résistance héroïque de la forteresse vénitienne de Famagouste, les Turcs l’emportèrent et, naturellement, installèrent dans l’île, de gré ou de force, de nombreuses familles turques venues des régions pauvres de l’Anatolie. C’est en 1878, à l’issue du Congrès de Berlin, que les Britanniques prirent la suite des Ottomans, chassés progressivement de leurs conquêtes européennes. Malgré cette histoire mouvementée et ces souverainetés successives, la population chypriote s’est toujours sentie grecque, conformément à son peuplement d’origine. Le clergé catholique, pendant le règne des Lusignan, échoua d’ailleurs à convertir les Chypriotes, farouchement orthodoxes.

La prévisible réaction turque

Dans ce contexte, après le coup d’État militaire survenu en Grèce en 1967, l’idée d’une fusion de Chypre avec la Grèce agita les milieux nationalistes et militaires. Elle prit corps en 1974 avec la tentative de prise de pouvoir d’un mouvement paramilitaire chypriote pro-grec. Le régime grec, qui avait été baptisé du nom de « dictature des colonels », soutint cette initiative follement imprudente qui ne pouvait que provoquer une violente réaction turque. Elle intervint quelques jours après, avec une opération aéroportée de grande envergure. Au total, ce sont plus de 40 000 soldats turcs qui participèrent à l’invasion de l’île.

Les Chypriotes résistèrent courageusement et perdirent plusieurs milliers d’hommes. De nombreuses tombes en témoignent dans les cimetières de l’île. Plus de 1000 chypriotes disparurent sans laisser de trace dans la partie Est conquise par les Turcs qui commencèrent ainsi, de façon sanglante, une épuration ethnique soigneusement préparée. Les Turcs habitant « la partie grecque » furent également expulsés vers l’Est et relogés dans des maisons prises aux Chypriotes.

Ces évènements dramatiques entraînèrent la chute de la dictature des colonels, devenue très impopulaire. Cela évita peut-être une éventuelle confrontation entre la Grèce et la Turquie qui aurait été originale car les deux pays étaient membres de l’OTAN. L’ONU vota une résolution demandant le départ de toutes les forces armées (paramilitaires chypriotes pro-grecs et Turcs). La Turquie fit évidemment la sourde oreille et les Britanniques reçurent pour mission de se constituer en force d’interposition entre l’Est et l’Ouest. La capitale Nicosie fut coupée en deux et, pendant des années, aucun passage ne fut possible entre les deux parties de la ville après, bien sûr, expulsion des Chypriotes de la zone turque.

Cinquante ans après, la situation est figée et il n’y a vraiment aucune raison pour que les Turcs acceptent un jour de quitter l’île. L’occupant est solidement installé et même un départ d’Erdogan ne permettrait sans doute pas un assouplissement concernant un territoire jugé stratégique par la Turquie. D’autant moins que Chypre est en train de devenir un centre gazier important. Après la découverte de gisements importants au large de l’Egypte, d’Israël et du Liban, d’importants projets de gazoducs maritimes sont en projet et passeront immanquablement près de Chypre qui bénéficiera ainsi d’importantes recettes financières. De plus, des recherches effectuées près de l’île ont montré qu’elle aussi avait des réserves de gaz. Total et ENI ont été mandatés pour approfondir les recherches et les Turcs n’hésitèrent pas à envoyer à plusieurs reprises un bateau de guerre à proximité marquant ainsi leurs ambitions :

la Turquie devra avoir sa part du gâteau.

Sur place, la vie des Chypriotes ne semble pas se ressentir de cette partition forcée. L’ambiance y est joyeuse dans les villes, traditionnelle et religieuse dans les campagnes. La vie et le climat sont si agréables que l’île accueille de nombreux immigrés. Dans les innombrables restaurants de Nicosie, de Larnaca ou de Paphos, on entend parler grec, anglais, allemand, français, russe ou hébreu. De nombreux Russes aisés se sont en effet installés à Chypre par peur d’être enrôlés dans l’armée, bien sûr, mais d’autres sont là depuis longtemps. Chypre a toujours attiré une diaspora russe. Un mouvement similaire, et plus récent, vient d’Israël : là aussi, des familles aisées, lassées du climat de guerre permanente prévalant dans leur pays, ont choisi l’île, ses beaux paysages et sa douce fiscalité.

On peut aujourd’hui facilement visiter la partie turque en passant par une agence. On y visite la belle Famagouste en ayant une pensée pour Marco Bagradin, gouverneur de Chypre, qui résista un an avant de se rendre sous la pression de la population. Malgré les promesses turques, il fut écorché vif. Plus au nord, on peut voir avec émotion les ruines majestueuses de l’abbaye de Bellapaïs (« Belle paix ») ou du château Saint Hilarion. La Nicosie turque est de nouveau accessible et l’on peut par exemple déjeuner dans une ancienne librairie grecque resté dans son jus et dont les murs sont tapissés de livres. Pauvre libraire qui fut spolié !

Malgré ses airs festifs, Chypre n’a jamais oublié l’agression turque, ses jeunes volontaires morts au combat et ses disparus. « L’occupation » est le terme qui revient dans les conversations, comme pour marquer son caractère transitoire. Le seul atout de l’île est son droit de veto à l’entrée de la Turquie dans l’Europe qu’elle ne se privera pas d’exercer si ce projet funeste redevient à la mode. Chypre n’a pas fini de pleurer ses territoires volés.

 

Illustration : Dans le mémorial de Makedonitissa, à Nicosie, capitale coupée en deux comme le fut Berlin, des Chypriotes rendent hommage à leurs morts. L’ONU vient d’appeler les parties prenantes, avec son succès habituel, à « s’engager de toute urgence en faveur d’un règlement pacifique ».

Facebook Twitter Email Imprimer

Abonnez-vous Abonnement Faire un don

Articles liés

Monde

D’Antioche à Antakya, des premiers chrétiens à l’annexion turque

D’Antioche à Antakya, des premiers chrétiens à l’annexion turque

Par Antoine de Lacoste

On ramène souvent l’échec tragique de la IIIe République à sa constante imprévoyance face à l’Allemagne, mais la même imprévoyance a eu des conséquences dramatiques  au Proche-Orient. L’issue de la guerre de 14-18 en a complétement refaçonné le paysage politique. La France a joué son rôle puis a laissé les Turcs s’installer à Alexandrette, pour le pire bien plus que pour le meilleur.