Civilisation
Vauban pour toujours
1692, le duc de Savoie franchit le col de Vars, emporte Embrun, puis Gap. Louis XIV demande à Vauban de fortifier le Queyras.
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
C’est le titre du livre que consacre la journaliste Martine Orange à la branche française de la famille Rothschild. Après avoir enquêté sur la compagnie Lazard, l’auteur poursuit son investigation sur le milieu de la banque d’affaires, et en révèle l’importance. Le métier, initialement, réside dans le conseil pour la vente, l’achat ou la fusion d’activités d’une entreprise (quand il ne s’agit pas d’investissements ou de capital-risque). La banque d’affaires étudie le dossier, propose, et reçoit une commission par l’entreprise cliente (souvent, 2% à 3% du montant de l’opération). Se faisant, la banque devient vite l’interlocuteur privilégié des plus gros milieux d’affaires, et – puisque son travail consiste à fouiller dans les comptes et les bilans – elle connaît le moindre détail des atouts et faiblesses des grandes compagnies. Or, ces dernières sont souvent liées à l’État en raison de leurs activités quasi régaliennes (eau, électricité, crédit…) et du poids inédit qu’a pris la puissance publique dans la société contemporaine. Les membres de la banque d’affaires sont ainsi amenés à cultiver les plus hautes relations politiques. Est-ce un hasard si Rothschild a vécu en France une période faste au moment des privatisations des années 80 et 90 ? Dans ce milieu, où le but ultime est de contrôler ou de s’assurer le soutien de ce qui « fait de l’argent », il faut connaître toute l’information, « anticiper les changements, les préparer, les suggérer même ».
Le rôle méconnu des montages financiers
Le milieu de la banque d’affaires a pris un poids aussi considérable que méconnu dans le tissu industriel français. Aidant certains financiers à se constituer un empire grâce à des astuces financières et juridiques *, ‘plaçant’ leurs anciens associés à la tête de grandes multinationales, utilisant une influence parfois décisive pour pousser à la création de groupes stratégiques (EADS) ou au contraire arrêter des projets de fusion à caractère politique (Arcelor-Thyssen Krupp suite à l’OPA de Mittal), conseillant parfois deux entreprises en conflit, un Rothschild ou un Lazard bénéficie d’un pouvoir d’orientation bien réelle sur la vie économique et politique de la France.
Le livre de Martine Orange plonge le lecteur au cœur des réseaux qui dirigent le pouvoir. Forte de son expérience de grand reporter spécialisé dans les milieux d’affaires français, la journaliste a ses entrées, à commencer par celle qui mène au chef de la maison Rothschild. Elle livre des informations précieuses sur le fonctionnement actuel de notre République.
Quand pouvoirs d’argent et pouvoir légal fusionnent
On découvre ainsi l’importance des relations avec les décideurs politiques, ou encore l’atout essentiel que constitue un bon carnet d’adresses au ministère du Trésor. Présenté hâtivement comme un intellectuel de haut vol, un Alain Minc a fait fortune en vendant les informations qu’il recueillait dans les cercles politiques et industriels… Dans ce livre, on perçoit aussi l’importance de la communauté juive dans la banque d’affaires (Lazard, Goldman Sachs et Rothschild sont parmi les plus puissantes) et son éventuel impact sur la vie politique (sauvetage du quotidien Libération ; liens serrés avec Israël et les États-Unis etc). Enfin et surtout, on ne peut que constater l’extraordinaire mélange des genres qui sévit aujourd’hui au sommet de l’État. En trente ans, l’idéal du fonctionnaire au service de la communauté s’est beaucoup dégradé. Le président Georges Pompidou, déjà, n’était-il pas l’ancien directeur général de Rothschild en France ? François de Combret, secrétaire général de l’Elysée sous Giscard, n’a-t-il pas effectué le chemin inverse en devenant associé-gérant chez Lazard ? Depuis, le mouvement n’a fait que s’accélérer. Balladur a ainsi siégé au conseil d’administration de la banque Rothschild, tandis qu’un ancien membre des cabinets ministériels de D. Strauss-Khan et de L.Fabius – Mathieu Pigasse – est devenu vice-président de Lazard (il est aussi actionnaire du Monde, du Huffington Post et président des Inrockuptibles). Quant à l’ex président Nicolas Sarkozy, avocat d’affaires à ses heures perdues, il a été soutenu pendant vingt ans par le parrain de la finance française Antoine Bernheim, et il avait nommé au secrétariat général de l’Élysée un associé-gérant de Rothschild (François Pérol). L’exécutif actuel n’est pas en reste, car un autre banquier du groupe (Emmanuel Macron) a été invité par François Hollande à assurer le même poste.
Cette évolution ne peut que frapper l’observateur par sa similitude avec ce qui se pratique depuis longtemps déjà aux Etats-Unis. Ce pays, qui n’a jamais eu le temps de digérer son développement fulgurant et ses institutions, s’est fait une spécialité dans la relation fusionnelle entre pouvoirs d’argent et pouvoir légal. C’est comme si nos « élites », à la culture pourtant si différente, subissaient irrésistiblement l’influence de l’empire, dont le territoire politique est passé « de la barbarie à la décadence sans connaître la civilisation », selon le mot célèbre attribué à Oscar Wilde…
Un livre instructif, qui fourmille d’informations.
* (sociétés en cascades, montages d’endettement complexes, fusion puis vente puis re-fusion ; c’est ainsi que se sont constitués des groupes géants comme LVMH de Bernard Arnault, PPR de François Pinault, les sociétés Bouygues ou Casino, mais aussi des fortunes de « capitalistes sans capital » tel Vincent Bolloré).
Rothschild, une banque au pouvoir, de Martine Orange (éd. Albin Michel – 20 euros).