« Esprit du 11 janvier » oblige, il serait question de rendre obligatoire le vote et le service civique. Quelques députés ont même déposé des propositions de loi en se sens. Et l’on croyait les Français épris de liberté…
On nous assène que les Français doivent accomplir leur devoir de citoyen. à eux de décider de leur destin en concourant à la formation du pouvoir politique. Faute de quoi la République devient imaginem sine re, selon le mot de Salluste et n’est plus que l’alibi d’une nomenklatura d’élus. Il faudrait dire : de « mal élus ». En effet, l’importance des taux d’abstention (50 % des électeurs inscrits) fausse complètement les résultats des scrutins. L’UMP peut-elle se gargariser de son score de 29,4 % « des voix » aux dernières départementales lorsqu’on sait qu’il s’agit, en réalité, de 29,4 % des voix des 52 % de citoyens qui ont daigné glisser le bulletin d’un parti dans l’urne ? Autrement dit, de 29,4 % de la moitié seulement des électeurs, de laquelle il convient encore de retrancher ceux qui ont voté blanc ou nul. Et cette observation vaut pour le Front National qui se prévaut de ses 25,2 %, et pour le PS dont l’effondrement apparaît pleinement lorsqu’on a à l’esprit que son 21,8 % n’est que 21,8 % de ceux qui ont émis un vote autre que le vote blanc ou nul, et représente donc une part négligeable de l’ensemble des électeurs inscrits.
Un droit obligatoire : un droit ?
Or, nous assènent les hommes politiques, les médias et les enseignants, des hommes ont lutté, au XIXe siècle, pour l’instauration du suffrage universel (mais on rappelle moins qu’ils bornaient cette « universalité » de principe au sexe masculin), encourant la prison et, parfois, la mort. Leur sacrifice, le respect de leur mémoire, nous font un devoir d’user de ce droit que nous leur devons.
Inutile, avec la prégnance d’un tel état d’esprit, de faire observer que ce n’est pas parce que des gens ont pensé et agi de telle ou telle autre manière en des temps lointains, fût-ce avec conviction et courage, que cela doit entraver notre propre liberté, qu’un droit devenu obligation cesse d’être un droit, et que c’est un comble que les tribunaux qui, jadis, sanctionnaient la revendication du suffrage universel, puissent mettre à l’amende de paisibles particuliers qui ne participent pas aux scrutins nationaux.
Même chose pour le service civique. Ces derniers temps, les médias n’ont pas lésiné sur sa promotion, en particulier les journaux télévisés du 20h que tout le monde regarde. Un soir, les téléspectateurs ont droit à un reportage mettant en valeur les jeunes qui effectuent ce service comme pompiers volontaires. Quelques jours plus tard, ils ont droit à la promotion de ceux qui servent dans les maisons de retraite ou de soins. Depuis les événements de janvier, nous avons droit à un grand battage médiatique sur le caractère éminemment souhaitable de ce service civique. Politiques, journalistes, intellectuels, comptent sur lui pour contribuer à assurer la « cohésion sociale » et instiller aux jeunes (singulièrement aux « petits musulmans ») les valeurs, la morale, l’esprit de la République et le sens de la solidarité, qui en forment le ciment.
Le service national : objet de haine inextinguible et d’amour passionné
Ah, ce service national ! Les Français (de sexe masculin exclusivement) entretenaient un sentiment ambivalent à son égard au temps où il était obligatoire. Ils espéraient y échapper (par le jeu des exemptions) et fustigeaient son inutilité et la bêtise des adjudants, mais ils étaient enclins également à le considérer comme un rite de passage indispensable à l’accès à l’âge adulte (« tu seras un homme, mon fils ! »). Et, lorsque pour des raisons d’économie, Jacques Chirac en abolit l’obligation en 1996-1997, beaucoup critiquèrent cette décision, la percevant comme préjudiciable à la formation de l’esprit civique des jeunes Français. Récemment, des députés de tous bords ont déposé des propositions de loi visant à rendre obligatoire le service civique créé par une loi du 10 mars 2010, fondé sur le volontariat.
L’obligation, ciment de la liberté totalitaire
C’est que l’obligation est une propension tellement française ! En ce pays de liberté, tout n’est que devoir, obligation, interdiction et réglementation. Impossible de mettre un pied devant l’autre sans devoir suivre une règle ou une prescription. Itinéraire balisé du berceau à la tombe. Liberté d’agir et d’entreprendre suspectée et surveillée, conditionnée, limitée et entravée ; liberté de penser et de parler… comme tout le monde ; mais en revanche, liberté totale de blasphémer ou d’épouser une personne de son sexe. Moyennant quoi, les Français s’estiment le peuple le plus libre du monde, quand même le caractère sourdement totalitaire de ses principes et de ses institutions suscite l’aversion dans l’esprit des autres nations. Les Français se reconnaissent volontiers dans cette réflexion de Montesquieu suivant laquelle « en République, la liberté ne consiste pas à faire ce que l’on veut, mais à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir ». De même pourraient-ils faire leur la définition de Hegel suivant laquelle « l’Etat est la manifestation en acte de la liberté concrète » ; Hegel, précurseur de la pensée totalitaire, tellement inspiré par la Révolution et la République françaises.
L’obligation corrosive
Il ne vient pas à l’esprit de nos compatriotes que l’obligation corrode ce qui en fait l’objet et l’ensemble qu’elle est censée unifier. Le service militaire obligatoire a infusé l’antimilitarisme, l’antipatriotisme et l’individualisme au sein de la jeunesse. L’obligation scolaire au-delà du raisonnable a contribué à faire de l’école un enfer. Craignons que l’obligation du service civique et du suffrage ne dégoûte nombre de jeunes (et de moins jeunes) de la solidarité et de la politique.
Une des conditions de la réussite d’une initiative réside dans la liberté de choix de ceux qui y concourent. Gageons que le service civique se dégradera lorsque tous les jeunes devront l’effectuer et que les gens qui les encadreront auront à gérer pêle-mêle ceux qui le ressentiront comme une contrainte, ceux qui le percevront comme une corvée à expédier, ceux qui prendront plaisir à créer des problèmes, etc… Prenez une institution comme le scoutisme, si bienfaisante pour les jeunes ; rendez-la obligatoire et elle dégénèrera.
L’obligation est fille de l’égalitarisme et de l’universalisme. Que tous les hommes soient égaux en dignité par là même universelle est une chose.
Mais, qu’au nom de cela, on détruise leur singularité vivante en leur imposant un carcan civique qui les réduit à l’unidimensionnalité en est une autre. L’idéal républicain, c’est la caserne, c’est celui « d’un sous-officier de carrière », pour reprendre le jugement d’Henri-Irénée Marrou sur Sparte. Est-ce si étonnant en un régime né d’une révolution violente au sein d’un pays en état de siège, et dont les institutions fondamentales furent créées par un général-empereur ?