Il n’y a ni peuple ni nation européenne. Ça n’empêche l’Union européenne de se rêver en fédération, quitte à se passer de l’assentiment des peuples. À force de centralisme autoritaire, de supranationalisme majoritaire, de catastrophisme opportun et d’élargissement forcené, l’Union est en passe de devenir un empire – mais demeurera un vassal américain.
La construction européenne en cours vise une union toujours plus étroite. Et elle s’y emploie activement, tournant tous les obstacles et notamment l’opposition sourde des peuples. Tout récemment, l’ambition des dirigeants européens s’est déplacé vers le secteur de la défense, guerre en Ukraine oblige. Pourtant c’était l’un de ceux les plus éloignés des traités actuels – mais on peut observer que l’on trouve ainsi, dans un contexte très différent, le projet avorté dès les années 50 de Communauté européenne de défense. Car dès le début était présent le mythe d’une Europe équivalant à un État souverain.
Une utopie fédérale hors d’atteinte en démocratie
Ce projet peut-il se réaliser ? Comme État-nation démocratique, certainement pas. L’Europe ne peut pas l’être. Ce peut évidemment être un lieu de coopération essentiel entre pays, mais pas de solidarité première, encore moins de base à une démocratie, car il n’y a pas de peuple européen ni donc de nation européenne. Il n’y a pas d’exemple de démocratie autre que nationale, pour la raison simple qu’on ne peut accepter le degré de solidarité qu’impliquent la démocratie et le règne de la majorité que par un fort élément d’identification, qu’a en son temps réalisé le projet national. Mais ce projet suppose une base commune, historique et culturelle, et notamment une langue commune. Les exemples de démocratie stable composée de plusieurs peuples et plusieurs langues sont rares ; seul la Suisse en est un exemple convaincant sur la durée, et encore, la partie alémanique, à l’origine du pays, en constitue la grande majorité. On peut citer aussi l’Inde, mais de façon croissante l’hindouïté en constitue le ciment principal. Rien de tel en Europe : non seulement il n’y a pas et de loin de nation ou d’ethnie dominante, rassembleuse, mais les différents peuples s’y sont déjà constitués en nations, et chacune diffère de l’autre. De ce fait, les peuples d’Europe ont chacun leur vie politique propre, largement distincte de celle des autres et sans communication avec ; et ils parlent de moins en moins la langue de l’autre, la seule langue commune étant l’anglais, qui n’est la langue de personne – hors l’Irlande. Ce sera encore plus net à l’avenir si la base en est de plus en plus mélangée avec des populations culturellement étrangères, du fait de l’immigration, que l’Europe favorise activement.
En outre l’Europe actuelle est faible et malade de sa culture. Traumatisée par les désastres des guerres mondiales, elle rêve de sortir de l’histoire, à la poursuite d’une utopie douceâtre, sans prise sur les réalités internationales, mais idéologiquement très marquée. Et une communauté véritable est évidemment tout autre chose que cette abstraction constitutionnelle, ce contrat social permanent supposé permettre un vague vivre ensemble, une cohabitation de n’importe qui avec n’importe qui, chacun vaquant à ses propres affaires moyennant soumission au politiquement correct. Ce qu’on présente comme le modèle de la nouvelle société politique, et ce sur quoi l’Europe fait mine de se construire, qui est et sera en outre sans force face aux migrations.
Reste alors une seule voie, celle suivie par les européistes : ne plus consulter les peuples autrement que pour donner une légitimité apparemment démocratique au système, et tout verrouiller juridiquement, entre autres par la prédominance du droit européen. Mais il est clair que ce n’est pas comme cela que peut se construire une nation européenne, et donc une démocratie européenne véritable. D’autant qu’il faudrait pour cela une structure décentralisée, fédérale au plus ; mais justement, l’absence d’unité foncière exclut un rapport harmonieux entre le centre et des structures décentralisées fortes (à la suisse). D’où le caractère foncièrement centralisateur, uniformisant de la pratique européenne, qui a entièrement inversé le sens du mot subsidiarité, en faisant une méthode de centralisation.
Une forme nouvelle d’empire ?
Mais cela n’exclut pas une autre possibilité : une construction politique nouvelle, plurinationale mais peu ou pas démocratique (sauf de façade). C’est ce que j’appelle une forme “impériale” renouvelée (au sens large). Elle est tout à fait concevable en Europe, du moins à terme, du fait que les empires s’accommodent bien mieux que les démocraties de la diversité des peuples. Bien entendu, il faut sans doute pour cela élargir le débat au-delà des empires classiques, qui étaient construits sur une base guerrière, avec un peuple conquérant bien identifié. Mais dans un contexte instable où la confiance deviendrait très difficile, des formules autoritaires peuvent avoir leurs chances, qui peuvent être appelées “empire”.
En fait, élément militaire mis à part, l’Union européenne ressemble déjà par certains points à un empire : ce n’est pas une nation, mais elle est composée de nations variées ; c’est un pouvoir supranational en surplomb, fondé en principe sur les démocraties nationales, mais qui tend à traiter ce niveau comme subalterne, historiquement dépassé, à réguler par en-haut. Ce pouvoir n’est en outre pas véritablement soumis à des élections directes, comme un pouvoir politique national et donc à une forme même grossière de verdict populaire ; les élections au ’parlement’ se font en fait sur des listes nationales ; l’exécutif n’est pas élu. Enfin et surtout ce pouvoir a sa logique propre, inscrite dans les traités et dans le projet européen, par-là indépendante des logiques politiques nationales et à l’abri du débat supposé régner dans des démocraties.
Un empire vassalisé ?
À ce stade, ce pouvoir ne régit toutefois pas tous les domaines, même s’ils sont de plus en plus vastes, et il ne dispose pas d’une souveraineté véritable ; on reste donc dans une situation intermédiaire. Comment peut-il évoluer ? On l’a vu, il ne peut se construire politiquement comme une démocratie nationale ; il pourrait évidemment se rebâtir sur un projet différent, fondé sur ses nations, mais il ne prend pas ce chemin. Il peut bien sûr continuer de stagner dans un entre-deux bâtard sous hégémonie américaine, et c’est sans doute le plus probable. Il peut aussi se disloquer. Mais on peut imaginer un autre scénario.
Dans un contexte de fragilisation des systèmes politiques et économiques nationaux, dont les bases d’identification nationale et d’action propre ont été soigneusement érodées, ce à quoi s’ajoute l’hétérogénéité croissante des populations vivant en Europe du fait d’une immigration massive qui peut encore s’accélérer, on peut imaginer, lors d’une crise très grave, un transfert de pouvoir massif, plus ou moins consensuel, des États membres à Bruxelles, qui deviendrait tête d’un sorte d’empire. La menace russe, agitée avec frénésie, va évidemment dans ce sens, même si elle est bien loin du niveau de gravité que prétendent les européistes.
Cela dit, cet empire resterait quelque peu paradoxal, du fait que militairement il est a priori peu probable qu’il se détache de l’Otan et donc de l’hégémonie américaine. On peut même contester le terme d’empire, compte tenu de cette position de vassalité. Mais d’un autre côté, cette vassalité même donnerait aussi une certaine cohérence fonctionnelle au système. D’autant que la nature même des États-Unis, qui pour l’instant restent un État-nation, rend au stade actuel la perspective d’un empire étendu aux deux côtés de l’Atlantique improbable sous forme intégrée – contrairement à ce qu’a fait progressivement Rome avec les différents États méditerranéens, vassalisés puis intégrés. Dès lors, les États-Unis peuvent trouver leur intérêt à ce sous-empire, s’il reste suffisamment dans leur dépendance, et ne leur coûte pas trop.
Illustration : L’accord sur le Mercosur sera signé quoi que prétende Macron. « L’accord est bien toujours d’actualité. Le fait est que la Commission négocie toujours. Nous avons un mandat de tous les États membres, y compris de la France, pour le faire » a déclaré Rupert Schlegelmilch, négociateur en chef de l’UE pour l’accord UE-Mercosur