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Idéologie, juges et technocratie : la convergence maléfique en Europe

L’Union européenne, mutant politique inquiétant, impose des règles indiscutables, transforme ses organes judiciaires en instrument de coercition, multiplie les “autorités” indépendantes : elle affirme la démocratie sans plus la respecter.

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Idéologie, juges et technocratie : la convergence maléfique en Europe

Mandatory Credit: Photo by snapshot-photography/F Boillot/Shutterstock (14355115i) Friedrich Merz and Ursula von der Leyen at a press conference after the meeting of the federal board of the CDU in the Konrad-Adenauer-Haus in Berlin. / Friedrich Merz and Ursula of the Leyen at a press conference after the CDU Federal Executive Committee meeting in Berlin's Konrad Adenauer House. Press conference, Berlin, Berlin, Germany - 19 Feb 2024/shutterstock_editorial_Press_conference_Berlin_Berlin_14355115i//2402191556

Un animal bien étrange que cette Union européenne, et qui n’arrête pas d’interpeller les politologues. Mais par bien des côtés il incarne, sous une forme extrême et caricaturale, la dérive de nos supposées démocraties, où les dirigeants s’efforcent autant que possible d’échapper au verdict des électeurs, ou plus exactement d’isoler dans un compartiment étanche une ligne largement idéologique, confortée par le pouvoir des juges et celui de la technocratie, quitte à ce que des équipes divergeant très peu entre elles se disputent le pouvoir.

Pouvoir surplombant, édictant des normes et règles qui s’imposent à tous, placées au-dessus de toutes les législations nationales, les organes de l’Union européenne ne sont pour l’essentiel pas élus et en tout cas pas directement responsables devant les électeurs alors que l’Union se targue d’incarner la démocratie et fait la police des pays membres jugés déficients à cet égard. Cela reste vrai même du Parlement européen : en effet, on n’y élit pas les députés sur la base d’un programme, et on ne les juge pas sur ce qui a été voté pendant la mandature. Les débats sibyllins qui s’y déroulent, exposés à l’influence des lobbies de tout poil, échappent totalement à la vue des citoyens et reposent sur la connivence de trois grands groupes de parlementaires que dans la pratique presque rien ne sépare. Et où, bien sûr, les eurosceptiques sont anathèmes.

Car il ne s’agit pas de définir une ligne politique, approuvée par les électeurs, et fondée sur la responsabilité envers une communauté, politique elle aussi. Il s’agit d’appliquer un programme idéologique, encapsulé dans les traités, avec trois axes fondateurs : la concurrence et le libre-échange ; le volontarisme fédéraliste ; et maintenant les chartes de droits. Qui n’a pas perçu cette dimension essentiellement idéologique de l’Union européenne n’en comprend pas le fonctionnement.

Parallèlement, l’Union a été par excellence le lieu de l’affirmation du pouvoir des juges, phénomène qui touche tous les grands pays dits démocratiques, et qui repose directement sur une prétention elle aussi idéologique : donner la primauté absolue à un catalogue de droits individuels supposés à la fois l’emporter sur toute autre considération et progresser sans cesse. Désormais ces juges considèrent naturels et évident de pouvoir littéralement juger sur cette base toute loi même votée. En outre, ce sont les juges qui ont tranquillement pris la décision d’accorder la prédominance du droit européen sur le droit national. Sans aucune décision politique. Le résultat en est le double patronage du juridique et de l’idéologique, bien plus marqué qu’au niveau national.

Un troisième pouvoir renforce les précédents, celui de la technocratie, directement : par la Commission, ou indirectement : par le développement continu d’autorités dites indépendantes. Outre que cette dimension technocratique s’auréole de l’autorité de la science ou de la technique, elle participe de la même idée, qui est au fond de dépolitiser la décision.

L’autre grand pôle du monde occidental, les États-Unis, présente bien des symptômes analogues, mais leur prépondérance y est moins marquée, et surtout le terrain beaucoup plus disputé par d’autres forces.

La démocratie marginalisée et contrôlée

Qu’est-ce que cela signifie pour l’avenir de la démocratie ? Le sens théorique en est le gouvernement du peuple. Mais comme je l’ai montré dans un livre, L’avenir de la démocratie, la démocratie moderne est un composé hybride de trois réalités bien différentes : le gouvernement du peuple (en réalité très indirect, à travers des représentants) ; l’état de droit (des procédures et un système de droits) ; et l’idéologie démocratique (dont la forme récente est la religion prédominante du relativisme et des règles du jeu, exaltant l’autonomie arbitraire de l’individu).Ces trois composantes ne sont pas nécessairement liées en soi, bien que dans la perception ambiante elles se confondent dans l’idée multiforme de “démocratie”.

La tendance désormais est à la prépondérance de la troisième composante, avec instrumentalisation de la seconde, et de fait marginalisation de la première. Ce dernier phénomène prend des formes diverses mais convergentes : il s’agit notamment d’opposer un bloc seul légitime, idéologiquement correct, à des forces extérieures stigmatisées sous le nom de populisme. Ce qui est facilité par la marginalisation de ces derniers, qui les rend plus agressives et moins expérimentées. L’Union européenne est par excellence le lieu où se déroule l’opération de façon pure, mais la France macronienne s’en rapproche diablement. Ailleurs l’opération reste imparfaite, mais en cas de besoin l’Union fait la police sans vergogne, comme on le voit en Pologne et en Hongrie.

Car il reste évidemment malgré tout une dimension électorale : d’où la possible remise en cause du schéma dominant, comme on l’a vu avec le Brexit (mais cela a supposé une porteuse politique très forte, dans un pays dont le positionnement est très à part) ; ou en cas de référendum (mais dans ce cas ils sont rares et détournés, comme dans la scandaleuse affaire de 2005) ; ou même encore par des élections nationales (et alors on déroule le harcèlement juridico-financier).

En dehors de cela bien sûr, il y a toujours la bonne vieille révolte populaire, type jacqueries, Gilets jaunes, manifs syndicales, paysannes, etc. Mais tout au plus mettent-elles en échec le régime sur un point particulier, sans pouvoir le faire en principe, et dès lors il subsiste.

Des perspectives peu rassurantes

Et donc, en dehors de ces péripéties, le dualisme ambiant, apparemment démocratique mais en réalité largement prédéterminé et conditionné idéologiquement, risque de continuer à dominer. Quelle peut en être la signification pour l’avenir ?

Y a-t-il d’abord des précédents dans l’histoire ? On a eu des théocraties, elles aussi idéologiques à leur façon, mais peu nombreuses et peu durables. Surtout, elles supposaient pour durer un monde stable (le seul cas sur plusieurs siècles est le Tibet). Or le monde actuel bouge, et l’idéologie actuelle est une idéologie du changement et de la remise en cause. On a eu, par ailleurs, bien des régimes révolutionnaires, mais eux aussi n’ont en général pas duré (après de terribles ravages).

La situation est donc nouvelle. La fragilité fondamentale du système est le maintien théorique d’un fondement démocratique de la légitimité (au sens premier du terme), mais régulièrement bafoué dans la pratique. Quelles sont alors les évolutions possibles – en dehors du maintien chaotique de l’emprise idéologique et élitiste et de révoltes populaires ?

Une première hypothèse serait en théorie le retour à un régime plus clairement démocratique et moins idéologique. Cela paraît peu évident au vu des faits observés. Ce l’est d’autant moins que l’idéologie est depuis les origines au fondement du régime dit démocratique et ne peut donc pas facilement être récusée dans son cadre. S’y ajoute l’affaiblissement des États-nations par les forces conjuguées de la mondialisation et de l’individualisme ; et en Europe l’emprise du système européen sur les États.

Reste un changement de cap. Mais il n’y a pas d’idéologie alternative en gestation ayant la reconnaissance qui serait nécessaire, car nous sommes toujours sous l’empire du paradigme relativiste dominant depuis plus de deux siècles. Et donc la seule hypothèse restante serait une sortie de fait du système démocratique, avec un pouvoir autoritaire, qui pourrait d’ailleurs être compatible avec l’idéologie actuelle. Ce peut être même par une radicalisation du régime, mais cela l’obligerait à prendre plus la forme d’une vrai gouvernement, qui décide – bien ou mal. Plutôt mal d’ailleurs, car les bases d’un gouvernement responsable et au service du bien commun ne sont pas présentes. Pas très gai.

 

Illustration : Ursula von der Leyen à la conférence de presse du CDU, en Allemagne. « Un cap clair pour l’Allemagne et l’Europe ». Les choses sont claires, en effet.

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