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Le café mystère de Viktor Orban

Réduire la politique hongroise au prétendu tropisme poutinien de son Premier ministre est sommaire. La Hongrie a plus d’un siècle de relations avec l’Europe politique et qu’il s’agisse de la douloureuse partition de 1920 ou de la possible arrivée de la production agricole ukrainienne, l’Union européenne devrait aller au-delà des slogans faciles et des leçons de démocratie outragée.

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Le café mystère de Viktor Orban

Viktor Orban était arrivé au dernier sommet européen à la mi-décembre en déclarant qu’il était opposé à la décision de lancer les négociations d’adhésion de l’Ukraine (décision qui exige l’unanimité). Mais, avant d’entrer en séance, le chancelier Scholz lui a suggéré d’aller prendre un café, ce qu’il fit. Quand il revint, le vote avait eu lieu, et l’Ukraine était admise à présenter sa candidature, sans opposition de la part de Budapest ! Plaisanterie du chancelier allemand, façon congrès d’étudiants socialistes, ou manœuvre plus complexe ?

Or le même sommet européen a débloqué 10 milliards d’euros de subventions à la Hongrie, jusque-là retenus à cause des manquements aux règles de l’État de droit dont Bruxelles accusait Budapest. Certes, des négociations ont commencé depuis quelque temps entre les deux parties pour régler ce problème, mais on peut penser qu’Orban s’est abstenu de prendre part au vote sur l’Ukraine moins à cause d’un irrépressible et soudain besoin de café que parce que cela lui permettait, en échange, d’échapper aux sanctions financières imposées par l’Union…

Ajoutons que le processus avant l’adhésion définitive de Kiev va encore durer longtemps, et qu’Orban aura maintes occasions de le freiner ou même de le bloquer. On peut s’attendre à ce qu’il négocie durement. En effet, le dossier ukrainien est en soi très important pour les Hongrois, et on comprend qu’ils y regardent à deux fois avant d’accepter l’entrée de Kiev dans l’Union. Il ne suffit pas de dire, comme on le fait trop souvent, qu’Orban se serait orienté vers Poutine pour satisfaire ses tendances autoritaires. Tout d’abord, la proximité géographique : on s’en rendait compte en voyant la quantité de voitures immatriculées en Ukraine circulant dans les rues de Budapest, dès le milieu des années 1990. La guerre en Ukraine n’est pas pour les Hongrois un conflit lointain.

Tension entre Budapest et l’Union européenne

Ensuite la présence d’une importante minorité hongroise dans ce pays (150 000 personnes). Kiev vient tout juste d’accepter de lui restituer certains droits (après les avoir supprimés et avoir rendu l’ukrainien obligatoire en 2014, mesure très critiquée par Orban) mais ça reste une question sensible. À cela s’ajoute des considérations économiques et financières : l’adhésion de l’Ukraine représentera pour la Hongrie une écrasante concurrence dans le domaine agricole, et aussi dans la répartition des crédits de Bruxelles (les Français pourraient se poser les mêmes questions, mais ce serait évidemment très mal élevé… pour tout dire : populiste).

Et enfin il s’agit de la Russie. Certes, celle-ci, en 1848, lors de la répression du soulèvement hongrois par les armées du Tsar à la demande de Vienne, en 1945, encore en 1956, lors de l’écrasement de la révolte de Budapest, a laissé beaucoup de très mauvais souvenirs. Et en 1989 la Hongrie a joué un rôle très important, quoique peu connu, pour faciliter, en coopération avec Bonn, le processus délicat qui a abouti à la chute du régime est-allemand et à la réunification allemande, et à la libération de l’Europe orientale du joug soviétique. On pouvait penser que Budapest serait par la suite un allié indéfectible de la RFA et des États-Unis, où une importante diaspora hongroise se faisait entendre depuis longtemps. Mais comment en est-on dans ce cas arrivé à la situation actuelle, paradoxale, de tension entre Budapest et l’Union européenne ?

L’explication la plus commune serait l’orientation conservatrice d’Orban et de son parti, hostiles aux orientations sociétales de l’Occident actuel et du coup compréhensifs à l’égard de la Russie de Poutine. Cela existe certainement, et Orban lui-même se revendique « illibéral ». Mais, à mon avis, il y a aussi une approche plus sobre et réaliste que celle qui a cours en Occident, actuellement, du problème géopolitique posé par la Russie.

Un discours européen moins adapté au cas hongrois

On notera qu’Orban a commencé sa carrière politique en 1989 en prenant vigoureusement position contre Moscou. Il n’a évolué qu’à partir de 2008, quand le sommet de l’Otan à Bucarest a finalement décidé de ne pas admettre l’Ukraine, créant ainsi une zone tampon entre la Russie et l’Alliance atlantique. Orban a expliqué lui-même que cela ne pouvait conduire un petit pays comme le sien qu’à une extrême prudence (Stefan Löwenstein dans la FAZ du 17 décembre dernier).

Prudence qui s’explique aussi par les souvenirs historiques du XXe siècle : le traité de Trianon en 1920, incontestablement très dur, laissant 25 % de la population magyare hors des limites très réduites de la nouvelle Hongrie, des problèmes de minorités récurrents (en particulier en Transylvanie, face à la Roumaine, mais aussi justement en Ukraine), tout cela a laissé souvenirs et réflexes, renforcés d’ailleurs par la singularité linguistique du pays. Il existe certes un nationalisme magyar, mais il est très particulier et donc souvent mal compris. Plus que sur des considérations ethniques et héréditaires, il est fondé sur la langue et l’Histoire, et le souvenir de longues périodes d’isolement ou d’alliances difficiles. Le discours européen classique depuis les années 1950 sur le nécessaire dépassement des vieux antagonismes est moins adapté au cas hongrois.

D’autre part, sans même parler du problème énergétique (la Hongrie dépendait beaucoup du gaz russe), on peut comprendre que Budapest ne souhaite pas s’aligner sur les thèses de Kiev dans la guerre actuelle. Celles-ci conduisent logiquement à la prolongation indéfinie du conflit avec Moscou, à la recomposition du monde occidental autour d’un axe Washington – Londres – Varsovie – Kiev et à un recentrage de l’Union européenne sur Berlin. Un petit pays, à l’histoire complexe et à la personnalité originale affirmée, dans un environnement stratégique dangereux, peut estimer qu’il n’y trouverait pas son compte (même s’il existe une opposition à Orban, beaucoup plus favorable à l’UE et à l’Otan).

La Hongrie va exercer la présidence de l’Union européenne

Les dirigeants hongrois éprouvent visiblement des inquiétudes (que l’on connaît finalement mal, car au fond très peu de truchements existent, à la fois connaissant le pays de l’intérieur et capables de le faire comprendre à l’extérieur : l’isolement linguistique malgré tout joue). On les comprendrait sans doute mieux si l’on admettait que la situation actuelle n’a rien de réjouissant pour l’Europe : celle-ci perd la Russie comme partenaire commercial et fournisseur d’énergie, elle subit une pression militaire et géopolitique russe qui s’accroît, malgré les illusions de l’année 2022 d’une rapide victoire ukrainienne. Pendant ce temps, Washington a repris la tête de l’Occident, ce qui écarte toute perspective de réalisation d’une véritable personnalité européenne pour le moment. En même temps les États-Unis peuvent parfaitement se réorienter complètement l’année prochaine, à la suite des élections présidentielles, laissant en plan une Union européenne, qui en fait, au-delà des discours, est divisée dans la crise actuelle.

On conseillerait donc la prudence, de prendre Budapest au sérieux, de ne pas penser qu’on va acheter son alignement simplement avec des crédits, et de ne pas multiplier des leçons faciles de démocratie, surtout quand il s’agit de questions de société ou d’organisation juridique qui doivent relever d’abord de chaque pays membre de l’Union (les États-Unis sont dans ce domaine infiniment plus souples !).

D’autant plus que, ruse de l’Histoire, la Hongrie va exercer la présidence de l’Union européenne au deuxième semestre 2024, juste après les élections au Parlement européen et au moment des très incertaines élections présidentielles américaines en novembre ! Les Eurocrates, paraît-il, se préparent déjà afin de pouvoir « neutraliser » Orban durant sa présidence. Mais celui-ci se montrera retors, surtout si les élections européennes, juste avant son arrivée à la présidence, confortent ses partisans et réduisent son isolement. Le café servi au Palais Berlaimont, siège de l’Union, pourrait prendre un goût amer…


Illustration : L’UE pratique le chantage éthique.

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