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Europe européenne ou potage d’alphabet ?

L’Union européenne se jette à marche forcée dans sa propre fédéralisation, au mépris des traités fondateurs et des volontés des peuples. On est au bord d’abandonner l’unanimité des votes, ce qui aboutirait à l’uniformisation des nations, autrement dit à leur négation. Était-ce vraiment cela le projet des pères fondateurs ?

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Europe européenne ou potage d’alphabet ?

La « mondialisation heureuse » tourne au cauchemar, et reviennent les « grands espaces » annoncés par Carl Schmitt dès les années 20. Si les Européens parviennent à préserver leur espace et son autonomie, sans tomber encore plus dans la dépendance militaire envers les États-Unis, financière envers les Monarchies du Golfe, commerciale à l’égard de la Chine, ce sera déjà beau. Mais dans quel cadre ?

Bruxelles plaide pour un saut fédéral, et ces dernières semaines multiplie les « avancées », profitant de la présidence espagnole, tout acquise. On vient de mettre au point in extremis un règlement sur l’Intelligence artificielle, ainsi qu’un projet de règlement pour l’immigration, qui en apparence tient compte des inquiétudes des États en ne rendant pas obligatoire, contrairement à ce qui avait été prévu, la répartition des demandeurs d’asile. Mais les États récalcitrants devront payer 20 000 euros par demandeur qu’ils refuseraient d’accueillir ! Et de toute façon, rien de tout cela ne tiendra devant les injonctions de la Cour européenne des Droits de l’Homme et de la Cour européenne de Justice, qui s’appuieront sur la Convention de Genève de 1951 sur les réfugiés et ses compléments ultérieurs.

La question de l’endettement

De même on vient tout juste de se mettre d’accord pour reconnaître l’énergie nucléaire comme faisant partie des alternatives aux combustibles fossiles, mais ce n’est pas encore acté définitivement et la question des aides au financement est encore pendante. De même la question d’une communautarisation de l’endettement, déjà amorcée avec les fonds spécifiques mis en place depuis la crise Covid dont le fonds Nouvelle Génération de 800 milliards est toujours d’actualité. La RFA s’y opposait farouchement (c’est d’ailleurs interdit par les traités européens) mais comme elle est en pleine crise budgétaire et gouvernementale, le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe ayant en pratique annulé le budget 2023, tout est possible. On pourra penser que Berlin acceptera la communautarisation de la dette, si cela permet aux partenaires de l’aider à rembourser la sienne…

Donc ce qui se passe c’est une fédéralisation rampante, non pas affirmée comme telle mais se dissimulant derrière une marée de normes, de règlements, d’organismes, de sigles. Mais sans qu’en échange apparaisse une véritable personnalité en matière de politique internationale et de sécurité, ou même d’économie mondiale, une Europe européenne au plein sens du terme. Là, en fait, c’est le retour en force de l’Otan et du protecteur américain : pas de stratégie autonome, de moins en moins de systèmes d’armes européens, et on commence à dire dans les milieux atlantiques que les services de renseignement devraient bien être « coordonnés ».

Une fédéralisation bancale

Ne nous faisons pas d’illusion : dans beaucoup de domaines, on ne reviendra pas en arrière. Dans le domaine bancaire, par exemple, on ne peut pas imaginer que l’on sorte du système très complexe qui s’est développé. Si un État voulait en sortir, ses ressortissants ne pourraient plus utiliser leur carte bancaire, etc. Si le Royaume-Uni a pu quitter l’UE, c’est qu’il ne faisait pas partie de l’Union monétaire, le secteur sans doute le plus intégré.

Mais cette fédéralisation par la bande, qui conduit à un potage d’alphabet et de sigles dans lesquels on se perd, est bancale. Certains proposent de faire un saut, en supprimant ou réduisant les domaines où les votes nécessitent l’unanimité (accession d’un nouveau membre, questions de politique extérieure et de défense) au profit d’une généralisation du vote à la majorité qualifiée. Ce serait une décision qui remettrait en cause la philosophie des traités successifs depuis 1950 (un ensemble européen sui generis, ni confédération, ni fédération, mais entre les deux et adapté aux réalités complexes du continent).

Prépondérance allemande

C’est en particulier la position de Berlin : on y est conscient de la montée des menaces géopolitiques qui entourent l’Europe. La situation très difficile de l’Ukraine, l’explosion du Proche-Orient, la perspective de jour en jour moins improbable d’une réélection de Trump, tout cela pousse les dirigeants allemands à promouvoir un saut fédéral. Et ils obtiendraient dans ce cadre beaucoup de soutiens, leur permettant de contourner les réticences françaises dans de nombreux domaines. Mais pour quoi faire ? La crise profonde de la République fédérale, son incapacité à fixer une politique de défense ou une politique de l’énergie réalistes, son wokisme éruptif, la rendent pour le moment peu capables d’assurer un quelconque leadership, en particulier dans un monde de plus en plus marqué par la rivalité sino-américaine.

C’est là désormais le point décisif, en dehors des aspects plus techniques. C’est tout l’enjeu en particulier des élections au parlement européen de juin 2024. La Fondation Schuman, que l’on ne peut pas soupçonner de tiédeur européenne, a souligné elle-même, le 5 novembre dernier, l’importance de la question, l’écart par rapport à la philosophie de base du projet depuis ses origines et s’est inquiétée des conséquences possibles. Si la majorité chrétienne-démocrate et sociale-démocrate qui contrôle les choses depuis 1979 se maintient au parlement européen, alors le passage au vote majoritaire généralisé sera probable. Et il est à craindre qu’un système de ce genre lève les derniers garde-fous qui freinent encore la judiciarisation, et la génuflexion devant la mondialisation et encore plus les États-Unis.

Préserver une personnalité européenne

Bien sûr, beaucoup disent que ce n’est qu’au prix d’un tel saut qualificatif que l’Union pourra devenir une vraie puissance, avec son autonomie stratégique. Pour les raisons déjà exposées (nature normative et juridique de l’Union, susceptibilité de certains pays membres envers des pressions extérieures, etc.), je ne le crois pas. Peut-être paradoxalement, je crois que c’est justement le maintien du vote unanime sur certains sujets qui permettrait de préserver une personnalité européenne. Je pense par exemple à l’adhésion de nouveaux membres (si on la décidait à la majorité, la chose serait vite entendue pour la Turquie, l’Ukraine, etc.). De même pour les questions migratoires…

D’autre part en matière de défense, par exemple, les traités permettent des « coopérations organisées » entre certains partenaires, régies par des organismes spécifiques, reposant sur le consensus, qui respecteraient la souveraineté des États et échapperaient aux contraintes et aux normes bruxelloises en grande partie, ainsi qu’au passage au vote majoritaire à 27 (qui serait sans doute défavorable pour Paris pour beaucoup de questions).

Dialoguer avec Rome et Madrid

Bien entendu tout le monde ne voudra pas participer à ces groupes. Et les Français devront revenir aux réalités : le bilatéralisme franco-allemand comme « moteur » de l’Europe n’est plus à l’ordre du jour. En revanche pour certains problèmes politico-stratégiques, qui restent quand même à l’échelle de l’Union européenne, comme tout ce qui concerne la Méditerranée et son pourtour, Paris devrait parler bien davantage avec Rome et Madrid que nous ne le faisons. Sans prétendre bien sûr évincer l’Otan, ce qui ne serait pas réaliste, mais en constituant malgré tout un noyau solide, y compris autour du problème migratoire. Dans bien des domaines d’ailleurs, y compris industriels, cet axe de coopération pourrait se révéler utile. Et des pays comme la Belgique seraient à mon avis intéressés.

La « Communauté politique européenne », lancée par Emmanuel Macron en 2022, est une organisation informelle, ou plutôt un forum de discussion, qui a réuni plus de 50 États lors de sa deuxième réunion, en Moldavie, en juin dernier. Mais qui ne peut pas avoir d’effet pratique. Elle répond probablement au souci de contourner les rigidités de Bruxelles, mais elle n’a aucune chance de devenir un acteur réel. Une fois de plus, les élections européennes de juin prochain seront un moment crucial. Et le principe d’unanimité reste notre paraclet.

 

Illustration : Ursula confie à Pedro Sanchez, Premier ministre espagnol, tout le bien qu’elle pense des députés européens.

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