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Le réformisme extrémiste au service d’un projet totalitaire

Toutes les réformes sont justifiées par l’amour de la liberté, toutes les libertés sont rongées au nom de l’émancipation, toutes les émancipations mènent à un contrôle étroit de nos vies. Au bout du compte, l’homme nouveau sera d’abord un homme asservi.

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Le réformisme extrémiste au service d’un projet totalitaire

Nous avons dénoncé, dans plusieurs de nos précédents articles, la montée du totalitarisme inédit à l’œuvre dans notre société depuis au bas mot deux décennies. Ce totalitarisme repose sur un rejet horrifié et total de ceux du siècle précédent et sur une prétention humaniste visant à délivrer notre espèce de ses travers naturels en la remodelant au nom de valeurs posées comme transcendantes et constitutives d’une morale absolue, atemporelle et aspatiale, indépendante de l’histoire (ou en en étant la finalité).

Sa méthode consiste à faire entrer de force dans le réel, rebelle, les idéaux les plus utopiques, et à en appliquer les principes jusqu’à leur dernière extrémité. Elle consiste également à condamner – tant moralement que juridiquement et judiciairement – ceux qui entendent remettre en cause ces idéaux.

Un totalitarisme paradoxal… et d’autant plus réel

Liberté illimitée d’une part, limitations sérieuses de cette même liberté d’autre part. Tel est le paradoxe de notre époque. Mais s’agit-il vraiment d’un paradoxe ? La réponse est affirmative, à condition qu’on se garde de confondre paradoxe et contradiction. Un paradoxe recèle certes une contradiction apparente, qui le définit comme tel, mais ne se signale pas moins par une unité d’idée et une cohérence logique qui assurent son sérieux, le rendent intelligible, intelligent et crédible, et le mettent à l’abri de la récusation pure et simple que l’on réserve à l’aporie, à l’affirmation stupide ou légère ou à l’opinion gratuite. Et c’est bien un paradoxe de cette sorte (un véritable paradoxe, pour tout dire) qui se manifeste par cette opposition entre, d’un côté, un libéralisme et un individualisme sans freins et, de l’autre, des restrictions drastiques à l’usage de cette liberté de l’autre.

L’extrémisme à l’ordre du jour

Il existe un lien entre les deux termes de cette opposition : celui de la question des limites ou de l’absence de limites. Un enseignant nationaliste des années 1930 et 1940, Serge Jeanneret, disait qu’« on ne va jamais trop loin dans l’expression d’une idée juste ». Certains de nos contemporains semblent être de cet avis. Et il semble que l’extrémisme soit très actuel. Beaucoup de militants des causes les plus diverses sont persuadés de l’impérieuse obligation de pousser l’application de leurs idées jusqu’à leur terme indépassable, jusqu’à leurs ultimes conséquences, quelles qu’elles soient. Dans un discours prononcé au Havre en octobre 1883, Jules Ferry fustigeait ainsi la tendance radicale du parti républicain, alors opposée au gouvernement des républicains modérés, dont il était le chef : « Pour elle [la tendance radicale], tant qu’il subsistera dans ce pays une parcelle d’autorité, il sera vrai de dire que ce pays vit sous un régime monarchique ! Pour l’intransigeance, la stabilité, voilà l’ennemi ! Pour elle, la République, c’est l’agitation perpétuelle, c’est la mutation incessante »(1). Les choses n’ont guère changé depuis cent quarante ans. Les militants de toutes causes, auxquels nous venons de faire allusion, se révèlent, par nature, incapables de mettre une borne à la mise en œuvre de leurs revendications, et même à leurs idées elles-mêmes, et ne sont du reste pas du tout disposés à le faire. Et, avec une foi et une détermination de fanatiques, ils se persuadent que leur mission ne sera véritablement accomplie que lorsque le monde entier aura satisfait toutes leurs revendications et se sera converti jusqu’au tréfonds de l’âme et du cœur à ces idées.

Il en va ainsi de la question de la liberté individuelle, un des fondements de la démocratie occidentale. À l’esprit de nombre de ses défenseurs actuels, il ne suffit pas qu’elle soit officiellement et solennellement proclamée, et défendue politiquement et juridiquement contre tout ce qui la menace ; il faut encore qu’elle devienne absolue et prévale contre les institutions les plus naturelles, qu’on ne songerait même pas à contester. Ainsi, de nos jours, au nom de la liberté individuelle, un individu peut porter le plus légalement du monde le nom qu’il se choisit, sans égard à son ascendance familiale. Au nom de cette même liberté, on peut épouser une personne de son propre sexe.

Au nom de l’émancipation des femmes, on constitutionnalise le droit à l’avortement, sans songer qu’une constitution a pour seul rôle (d’ailleurs essentiel) d’énoncer les valeurs et principes éthiques l’étayant, et de décrire le fonctionnement des institutions. Au nom de l’égalité des sexes, on mentionne systématiquement les femmes en premier (on dit « égalité femmes/hommes »), on promeut l’écriture inclusive qui allonge considérablement les textes écrits et les rend informes et incompréhensibles, et on prétend révolutionner la grammaire et même toute notre langue. Au nom de la lutte contre le racisme, l’antisémitisme, la « provocation à la haine », on censure, on s’autocensure, on traduit en justice, on exclut professionnellement, voire socialement, tout auteur de discours oral ou écrit considéré comme une remise en cause des sacro-saintes « valeurs de la République ». Au nom de la protection de la gent animale, beaucoup, aujourd’hui, condamnent moralement la consommation de chair animale ; l’antispécisme a fait depuis quelques années des progrès stupéfiants, au point que, de nos jours, les écologistes, dans leur grande majorité, s’en réclament et sont végétariens, ce qui était loin d’être le cas il y a seulement vingt ans. Au nom de la santé publique, on rend toujours plus difficile la consommation de tabac, avant de l’interdire, vraisemblablement. Et quelles restrictions de la liberté ont déjà découlé – et ce n’est qu’un début – de la lutte contre la pollution, contre la dégradation de l’environnement, contre le réchauffement climatique, contre le Covid, contre d’éventuelles épidémies à venir.

Un projet et des réformes au rebours des aspirations réelles des citoyens

Il va de soi qu’ainsi, on s’éloigne de l’inspiration généreuse, de l’exigence de justice, qui inspiraient les mouvements en faveur de la liberté et de la justice. Car enfin, au cours de notre histoire (et pas seulement dans notre pays), les gens se sont battus et se battent encore pour plus de justice, d’égalité, de reconnaissance de leur dignité et de bien-être. Ils (« elles et ils » ou « ielles » », soyons inclusifs) ont voulu, veulent toujours l’égalité des sexes, mais pas d’une révolution sexo-égalitaire de la langue. Et ils veulent encore moins (y compris les femmes) un monde d’amazones. Ils veulent le possible accès de tous au savoir et l’égalité des chances, mais non le stérile, pernicieux et hypocrite système scolaire de masse actuel, dispensateur d’idéologie. Ils veulent plus de justice sociale, et refusent aussi bien le tout-état bureaucratique et kafkaïen que l’ultralibéralisme mondialiste. Ils veulent une politique écologique judicieuse et efficace, qui n’engendre pas une société spartiate de restrictions, de rationnement, de pénurie organisée et d’inconfort. Ils veulent bien protéger la faune et éviter la souffrance animale, mais ils ne veulent pas devenir vegans par obligation. Bref, ils veulent, aujourd’hui comme hier, des mesures propres à instaurer plus d’égalité, de bien-être, de préservation de l’environnement, mais à condition que ces mesures ne soient pas poussées jusqu’à leur dernière extrémité, au nom de la simple logique ou de la prétendue nécessité de ne pas laisser inachevé le grand œuvre de progrès, théorisé et défendu par ceux qui s’en font les hérauts et en faveur desquels ils votent. Ils savent, ou ils pressentent, que l’extension jusqu’à la folie des réformes et autres mesures qu’ils souhaitent et qui visent leur mieux-être dans le monde qu’ils connaissent et tel qu’il est, fait basculer celui-ci et leur propre existence dans un univers nouveau qui ne répondra pas à leurs vœux et fera de leur vie un enfer. Dans cet univers, répétons-le, ces vœux, ces espérances ne seront plus qu’un souvenir. Ils seront perdus de vue, et ceux qui espéraient feront figure de dupes.

Un projet visant la transformation de la nature humaine et l’avènement d’une civilisation sans commune mesure avec la nôtre

Perdus de vue n’est d’ailleurs pas l’expression adéquate. Car, en réalité, les défenseurs actuels de ces mouvements divers, prétendument libérateurs, émancipateurs, humanistes, préservateurs de la planète et de son habitabilité, ne visent pas l’amélioration du sort de l’humanité, des pauvres, des gens de toutes sortes en difficulté, des femmes, et pas davantage la préservation de l’environnement. Certes, on veut le croire, ils ont eu ces préoccupations au départ. Mais celles-ci ne sont plus depuis longtemps – et, en quelque manière, n’ont jamais constitué – leur but réel. Ce but, perceptible à l’origine par une poignée d’initiateurs seulement (2), de plus en plus visible au fil des décennies, et évident aujourd’hui, sauf pour les incurables naïfs, consiste en une tentative de changer la nature humaine. Et d’édifier graduellement une nouvelle civilisation sur la base de ce changement de nature, n’ayant plus rien de commun avec la nôtre, et consistant en un monde unisexe, peuplé de clones indifférenciés, éco-féministo-socialistes, éthiquement et politiquement corrects, formatés par le conformisme intellectuel diffusé par l’école et les médias. Dans cette perspective, les aspirations à la justice et au mieux-être ne sont que des prétextes pour faire avancer cette mutation de civilisation dont ne veulent pas (et que ne prévoient pas) les foules qui les expriment et qui soutiennent politiquement ceux qui s’en instituent les porte-parole. C’est, sinon le mal français par excellence, du moins le drame français. Un drame qui résulte d’une inconscience de la grande majorité des citoyens et de la totale divergence entre leurs aspirations, arrimées au monde tel qu’il est (lors même qu’il est question d’y introduire des réformes ponctuelles) et le but de ceux qui prétendent les satisfaire pour, en fait, les manipuler, et favoriser l’avènement de la civilisation de type nouveau, dont nous énoncions, plus haut, les caractéristiques les plus générales, et qui serait un univers aussi utopique que cauchemardesque (comme toutes les utopies, d’ailleurs).

La radicalisation totalitaire des idées de justice, d’égalité, de bien-être et de sauvegarde de l’environnement

L’avènement de cet univers proprement infernal découle, redisons-le, de la poursuite jusqu’à la dernière extrémité, de réformes et autres, consensuellement jugées souhaitables. Il y a quelques décennies, il paraissait assez improbable ou, à tout le moins, bien lointain. Aujourd’hui, son avènement se fait annoncer chaque jour davantage. Et pas seulement en France, mais dans tout le monde occidental. L’efflorescence des mouvements LGBTQIA+, des couples non mariés (constitués par le PACS ou la simple union libre), des familles décomposées et recomposées, l’institution, dans un nombre toujours plus grand de pays, du mariage homosexuel, de la PMA, de la GPA, la constitutionnalisation, chez nous, du droit à l’avortement, le développement de l’écriture inclusive, les progrès du végétarisme, du véganisme, du militantisme antispéciste (souvent agressif), la persécution continue de tout ce qui s’oppose à la pensée unique, au conformisme intellectuel et moral, au politiquement correct (on interdit tout rassemblement, toute réunion publique de personnes professant prétendument des idées contraires aux « valeurs de la république » et vectrices de « provocation à la haine », et on exclut ces personnes de la société, en plus de les condamner judiciairement jusqu’à les ruiner), l’alignement, en France, de tous les partis (le fameux « arc républicain », et aussi, lors des élections, le « front républicain »), sur une idéologie de base, de fait de gauche, imposée tacitement à la droite, sont autant de signes de la gestation présente et chaque jour plus avancée de ce Brave new world mâtiné de celui de Big Brother. De nos jours, on ne peut plus être favorable à la liberté et à la promotion des femmes sans souhaiter leur domination. On doit se déclarer favorable à l’inscription du droit à l’avortement dans la constitution. On ne peut plus se soucier de l’environnement et de la faune sans devenir végétarien et antispéciste et sans se montrer tant soit peu favorable à une société de rationnement et de restrictions de toutes sortes. On ne peut pas s’inquiéter du recul du modèle familial traditionnel sans être taxé d’« homophobie » ou de mépris du « droit à la différence ». On ne peut pas parler d’identité nationale sans être accusé de racisme. Et tout un chacun doit se réclamer explicitement des « valeurs de la république ».

Un totalitarisme déjà bien avancé

Oui, nous vivons, jour après jour, l’instauration d’un nouveau totalitarisme. Il est inspiré par les utopies prétendument humanistes, progressistes, émancipatrices et universalistes. Il est transnational : on le voit à l’œuvre dans tous les pays occidentaux (en attendant les autres), quelle que soit l’identité et l’histoire propre de chacun d’eux. Il est révolutionnaire, au sens français du terme. Et, comme tous les projets révolutionnaires, il ne connaît pas de limites à sa réalisation concrète, et n’admet de réformes que les plus extrémistes.

 

1. Cf. Yves Morel, Histoire du parti radical, Via Romana, 2015, p.51.

2. Tels Jeremy Bentham (1748-1832) ou Charles Fourier (1772-1837) au début du XIXe siècle.

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