France
Intrinsèquement pervers
Quelle idéologie, quel régime politique mérite cette qualification rien moins que flatteuse ?
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En écrivant sur Sergueï Averintsev, Jean-Noël Benoit trace pour la plupart le portrait d’un inconnu.
En France, seule une poignée d’érudits versés dans l’histoire byzantine, la théologie orthodoxe ou la vie intellectuelle de la Russie de la fin du vingtième siècle connaît son nom. Sergueï Averintsev a pourtant été un homme d’une grande influence, et un modèle, parmi ses contemporains des milieux intellectuels russes. Jean-Noël Benoit, dans les années 80 et 90 a vécu en Russie près de ceux qui essayaient de penser librement et justement, alors que le totalitarisme communiste achevait de se décomposer, bientôt suivi par l’ensemble des structures productives et étatiques.
Sergueï Averintsev a beaucoup enseigné et beaucoup conversé, il n’écrit pratiquement que des articles scientifiques et des livres de spécialiste de l’histoire religieuse de l’Empire byzantin. Son portrait est ici esquissé à travers les témoignages d’autres intellectuels, universitaires, traducteurs, poètes, qu’il a aidés par la justesse de sa vie, et la liberté de sa pensée et de sa parole intime. Jean-Noël Benoit démontre l’importance d’Averintsev et son utilité pour comprendre la Russie, et ce qu’on appelle l’âme russe, ce à quoi l’étude de l’orthodoxie ne peut que contribuer.
Le sous-titre – une autre dissidence – annonce la question historique, politique et morale que se pose Jean-Noël Benoit à travers son ouvrage : comment résister, c’est-à-dire vivre justement et contribuer à l’amélioration du monde dans un régime injuste. La Russie d’Averintsev n’est plus celle des crimes de masse qui ont mutilé la précédente génération de ses parents. Mais leur ombre plane et fortifie les dogmatismes les plus absolus et les plus imbéciles. L’Occident va reconnaître et célébrer, lentement ceux qui font scandale, qu’ils l’aient voulu ou non, et dont la rébellion devient ouverte, les plus libéraux surtout, Grossman, Sakharov et, non sans ambiguïté, Soljenitsyne ou Zinoviev. Mais une autre voie existe qui ne passe ni par la prison ni par l’exil de la Mère-Patrie ; moins spectaculaire, elle n’a pas été forcément moins utile. Être professeur d’histoire byzantine à l’université Lomonossov, l’université d’État de Moscou, permet à Averintsev de parler librement de sujets qui ne paraissent pas évidemment politiques s’ils sont placés dans des temps suffisamment anciens : l’Église, le pouvoir, la foi, les origines de la Russie.
À travers son portrait d’Averintsev, Jean-Noël Benoit montre aussi une Russie qui veut être libre, mais qui ne cherche pas forcément les chemins de la liberté dans l’imitation de l’Occident, et surtout de sa caricature, souvent proposée par les médias, les politiques et les diplomates des deux camps, entre consommation débridée, nihilisme moral et démocratie formelle. Comme les grands romans russes, le portrait d’Averintsev n’est pas seulement utile à ceux qui sont curieux ou épris de la Russie ; il l’est aussi à l’honnête homme.