Paris, une fois encore, s’efforce d’animer le couple franco-allemand, comme un Dr Frankenstein électrisant sa créature. L’Allemagne a d’autres chats à fouetter : son peuple ne veut plus des lubies gauchistes ni de l’immigration, Scholz est considéré avec défiance… L’Allemagne va donc serrer les vis et ses rangs – et la France peut en profiter si elle oublie d’être énervante.
Il y a environ un mois, Paris et Berlin ont, une fois de plus, fait des propositions à leurs partenaires européens. Il s’agit de préparer l’Union à la prochaine vague d’élargissements qui modifierait en profondeur ses équilibres. L’idée centrale, en fait déjà ancienne, est celle des « cercles concentriques », du plus large, la « Communauté politique européenne », au plus étroit et contraignant, la Zone euro. C’est surtout la France qui prône cette orientation, tandis que l’Allemagne insiste sur sa vieille orientation fédéraliste : réduire de plus en plus le champ des votes à l’unanimité et augmenter celui des décisions prises à la majorité qualifiée, en particulier pour la politique extérieure et de sécurité (ce sera moins séduisant quand on commencera à aborder des questions concernant plus ou moins directement nos forces nucléaires et leur environnement…).
Mais cet exercice d’onanisme européen ne dissimule pas le fait que les relations franco-allemandes sont depuis quelque temps au point mort : on n’est d’accord sur rien, ni sur les programmes de matériels militaires, ni sur la conception de la défense de l’Europe et sa stratégie, que ce soit vers l’Ukraine ou l’Afrique, ni sur les prix de l’énergie, pas même, en fait, sur la reconnaissance du nucléaire comme énergie verte.
Or depuis le 7 octobre et l’attaque du Hamas contre Israël, notre environnement stratégique bascule et les élections des Länder de Bavière et de Hesse le lendemain, lourdement perdues par les partis de la coalition Ampel (« Feu tricolore »), annoncent une crise pour le gouvernement de coalition à Berlin. Le pourcentage de chacun des trois partis au pouvoir (SPD, Verts, Libéraux) recule de 3 à 5 % selon les cas, les Libéraux tombent en-dessous de 5% et ne seront plus représentés dans les deux Diètes. La Bavière est traditionnellement à droite, mais pas la Hesse !
Le scrutin a permis de constater que l’AfD (Alternativ für Deutschland, le parti le plus à droite) a fait une percée dans l’Ouest de l’Allemagne (environ 15 % de suffrages) alors qu’auparavant elle ne réussissait que dans l’ex-RDA, à l’Est. D’autres part les sondages montrent que ses électeurs ne sont plus seulement tentés par un vote protestataire, mais votent par conviction. Ils montrent également que le fameux « pare-feu » à disparu.
Une opinion qui se retourne
Revenons sur la Bavière. La CSU, les chrétiens-sociaux bavarois, toujours plus à droite que leurs homologues chrétiens-démocrates CDU dans le reste de l’Allemagne, sont restés stables avec 37% des voix. Les « Électeurs libres » ou Freie Wähler, qui se sont séparés récemment de la CSU parce qu’ils la trouvent dérivant trop loin vers la gauche, ont fait 15,8 % et l’AfD 14,6. Soit 67,4 % au total. Quand on sait que l’électeur CSU est en fait plus à droite que celui du RN français, on voit l’ampleur du problème pour Berlin…
Ajoutons cependant que ces tendances électorales nouvelles et brutales sont encore loin de permettre d’envisager le périmètre d’une autre formule gouvernementale. Idéologiquement et politiquement, les trois partis de l’actuelle coalition ne sont pas incompatibles. On en est loin de l’autre côté, une coalition proprement dite entre la CDU et l’AfD n’est pas à l’ordre du jour et susciterait d’ailleurs de vives réactions dans le pays. Mais bien des formules sont possibles, y compris celle d’un gouvernement de coalition plus à droite que l’actuel, sans participation de l’AfD mais « toléré » par celle-ci lors des votes au Bundestag s’il ne disposait pas d’une majorité absolue.
Mais que s’est-il passé pour en arriver là ? Fin 2021, l’Ampel avait pris le pouvoir avec un programme ambitieux et même tonitruant, vert fluo pour l’économie et rouge vif pour le « sociétal » : légalisation du cannabis, objectif d’immigration légale à 400 000 personnes par an, réforme radicale d’une loi de nationalité traditionnellement beaucoup plus ethnique que « civique ».
Seulement la mise en action de ce programme a coïncidé avec le début de la guerre en Ukraine et la crise énergétique qu’elle a provoquée, et la nouvelle vague migratoire explosive que nous connaissions. Or la population allemande dans sa majorité ne veut pas de l’immigration incontrôlée, elle considère avec scepticisme les notions d’assimilation ou d’intégration, elle ne veut pas des mesures drastiques prévues dans le domaine du chauffage et du transport individuels (sur lesquelles le gouvernement a commencé d’ailleurs à reculer discrètement).
D’autre part les multiples avertissements lancés par les industriels allemands au sujet des conséquences de ces politiques et aussi de la crise énergétique, aggravée par la volonté du passage en force vers les énergies « vertes » trouvent un écho considérable. La population n’acceptera pas la mise en péril du Standort Deutschland. J’ajouterais qu’à mon avis la population dans sa masse n’approuve pas forcément l’engagement du chancelier Scholz (d’ailleurs en fait prudent) dans la guerre en Ukraine. D’une part de dramatiques et cuisants souvenirs sont en jeu. D’autre part, les Allemands ont au moins une conscience vague de la complexité historique des questions nationales dans cette partie de l’Europe.
Assurer calmement sa puissance
Donc c’est le retournement de l’électorat et la discorde. Mais il est trop tôt pour en prévoir l’issue. L’Allemagne est de toute évidence en surfusion, mais c’est un état transitoire qui débouche toujours sur une nouvelle cristallisation. Quand et comment celle-ci interviendra-t-elle ? C’est d’autant plus difficile à prédire que la RFA se trouve objectivement devant de nombreux et considérables problèmes : incertitudes géopolitiques, obsolescence du modèle économique et industriel (en particulier étant donné le poids des véhicules dans la production industrielle totale et les exportations), retard de l’organisation du secteur financier et informatique, etc. Sans oublier un problème démographique croissant. D’autre part, malgré une puissante mais lacunaire industrie de défense, l’Allemagne n’a pas en ce moment de véritables forces armées prêtes au combat.
Je suis convaincu que l’on parviendra tôt ou tard à un nouveau consensus, l’alternance entre affrontements durs et accords majoritaires sur l’essentiel constituant une constante de l’histoire allemande. On sent d’ailleurs chez les dirigeants actuels (moins coupés malgré tout de leur opinion que beaucoup de leurs homologues occidentaux) les prolégomènes de certains réalignements : allongement des délais et concessions techniques pour la politique énergétique, mise sous conditions plus strictes de l’aide aux migrants, répartition « européenne » de ceux-ci (elle vient d’être actée par l’Union) et mise au travail vigoureuse de ceux-ci en fonction des besoins de l’économie allemande (la capacité de formation des travailleurs par celle-ci a toujours constitué l’une de ses grandes forces ).
Pour les questions européennes, de grands ajustements ne seront pas nécessaires. La pression fédéraliste, modérée mais constante, se poursuivra, avec le seul souci que les politiques de l’Union ne gênent pas Berlin pour l’essentiel. La continuité de Mme Merkel à Olaf Scholz est sur ce point frappante. Le plus difficile concernera la stratégie et les questions militaires. Certes, l’OTAN restera prioritaire, mais les choses pourraient évoluer dans le sens d’une perception plus européenne des problèmes de sécurité si le prochain président américain se tournait davantage vers l’Asie et le Moyen Orient que vers le Vieux Continent, ou se montrait débordé par la multiplication des fronts…
Que devrait faire Paris ? Tout d’abord, dans cette période de transition, s’abstenir d’une multiplication de propositions et d’idées qui, en ce moment et dans cette phase, ne peuvent pas aboutir et même énervent. D’autre part, ne pas se faire d’illusion : l’époque des cadeaux berlinois est finie. Se montrer sérieux, et rétablir nos équilibres budgétaires et économiques, on ne sera pas pris au sérieux sans cela.
Cependant la RFA a de grands problèmes. Ce qui devrait nous permettre de négocier des accords pragmatiques sur certains sujets urgents et essentiels : par exemple le statut du nucléaire, ou encore la fin de l’alignement du prix de l’électricité sur celui du gaz, qui étrangle notre économie. Enfin, il faudrait renouer un dialogue stratégique de fond, sans s’accrocher aux grands programmes majeurs actuels (comme le char commun franco-allemand et le SCAF) qui à mon avis sont morts même s’ils ne sont pas encore enterrés. Mais il faut commencer à penser à la génération suivante, en tirant les leçons des conflits en cours, pour rebondir.