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Leçons d’Octobre

Soljénitsyne a médité sur les destins parallèles des révolutions française et russe. Les leçons de l’histoire se répètent mais il semble que les peuples sont inconscients et leurs chefs, aveugles. Alors que l’idéologie libérale détruit la France, tâchons de nous réveiller.

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Leçons d’Octobre

En ce début d’automne, nous commémorons le trentième anniversaire de la venue de Soljénitsyne en France. Le 25 septembre 1993, au cours de son unique voyage en France, il participa à l’inauguration du Mémorial de la Vendée. Dès les années 1970, il avait évoqué dans différents textes les parallèles entre les révolutions française et russe, qu’il reprit dans son discours aux Lucs-sur-Boulogne. C’est dans le recueil Révolution et mensonge, publié aux éditions Fayard, que Soljénitsyne développe le plus cette comparaison. On y trouve également son analyse de la révolution de février 1917 ; elle est un miroir tendu à notre époque, et plus particulièrement à notre gouvernement, qui pourrait y discerner le véritable visage de sa bienveillance.

Jamais, en effet, on a autant parlé de bienveillance que de nos jours. Notre gouvernement promet inlassablement de nous protéger (des discriminations, de l’inflation, du réchauffement climatique, des pénuries, des idées ténébreuses et des passions tristes), de nous envelopper de tendresse, d’égalité et de miséricorde pour tous, du berceau (vide) à la mort la plus digne. D’aucuns diront que cet amour relève plus de la faiblesse que du don de soi ; en cela, notre gouvernement n’innove pas. Il n’y a pas de disruptivité de l’hypocrisie protectrice, de choc de compétitivité des faux-semblants amicaux ; pas plus qu’il n’y a de nouveauté dans la trahison qui ronge les régimes de l’intérieur et les fait succomber aux coups du premier bellâtre venu, dont les discours ardents promettent une éternelle idylle, et apportent un durable chaos.

« Le premier bellâtre venu » : comme Jules César, Marie Stuart, Athènes, Rome et Byzance, un gouvernement succombe rarement sous les coups d’un inconnu ou d’un ennemi lointain ; il y a proximité, séduction et, souvent, subversion intérieure. Et, même faible envers ce qui le tue, un gouvernement sera toujours brutal et fort contre d’autres. Soljénitsyne mentionne qu’après 1848, toute insurrection de rue était jugée impossible, en raison des moyens techniques dont les gouvernements disposaient : télégraphe, téléphone, artillerie, mitrailleuses, voitures blindées… Pourtant, 1917 réussit.

Illusion, insouciance…

En 2023, une même illusion assure que les révoltes populaires ne peuvent qu’échouer, en face de gouvernements équipés de technologies totalitaires. Mais ce n’est pas la force matérielle qui maintient un gouvernement ; c’est le désir même de se maintenir ; c’est la foi en son principe (sa continuité et sa légitimité), en la transcendance (de lois inscrites dans l’homme et l’univers, ou d’un Dieu), et c’est le service. Soljénitsyne dit des élites russes de 1917 ce qui pourrait correspondre à une partie des nôtres : élevées dans d’admirables écoles en vue d’un dévouement sans faille, elles ne savaient que se servir, mais non servir le trône ou le peuple qui à eux deux constituaient la Russie. Malgré des moyens de surveillance et de répression sans aucun équivalent, le gouvernement chinois en 2023 renonça à la politique « Zéro Covid » sous la pression populaire. Malgré son arsenal policier, militaire et juridique, le gouvernement français de 2023 laissa des milliers d’émeutiers brûler écoles, commerces et commissariats plusieurs nuits d’affilée.

Qu’est-ce qui réussit, en février 1917 ? Pas les révolutionnaires, déclare Soljénitsyne, mais ce qu’il nomme « le champ libéral-radical » : l’intelligentsia des salons, des revues et les députés de la Douma. Ce champ libéral-radical qui, sitôt qu’il l’eut emporté sous la forme d’une Constituante, s’effondra au palais de Tauride, en un après-midi, après quelques heures de règne. La Douma avait déjà disparu, à l’instant même où le régime qu’elle dénonçait fut renversé ; de manière assez similaire, remarque Soljénitsyne, aux États généraux qui ne survécurent que quelques mois à la monarchie absolue. Quelques heures de règne de « libéralisme éclairé », et soixante-dix ans de dictature et de terreur. L’ivresse des intellectuels fut âprement payée.

Abdiquer le combat des idées et de la foi

L’historien américain Richard Pipes note que durant le coup d’État bolchevique d’octobre 1917, la vie pétersbourgeoise se poursuivait dans l’insouciance : les magasins étaient ouverts, les tramways roulaient, des badauds flânaient, des spectacles étaient donnés dans les théâtres. Alors que la nature non seulement du régime dans lequel ils vivaient, mais du pays même d’où ils tiraient leur culture, leur langue, leurs mœurs, leur religion, subissait une transformation d’une rapidité et d’une violence inouïes, les hommes de ces jours-là n’en avaient pas conscience. Ce n’est pas sans évoquer le saisissant tableau que Paris, certains jours, offre aux touristes : des rues noyées de gaz lacrymogène, hérissées de pavés et de débris de verre, illuminées de feux de poubelle ou de barricades, où s’affrontent émeutiers et forces de l’ordre ; tandis que sous les frondaisons d’une avenue proche, en terrasse des cafés, les Parisiens boivent des Spritz en parlant d’humanisme, d’avenir ou de révolution.

Soljénitsyne relève chez le tsar Nicolas II et Louis XVI des qualités communes : l’amour de la paix et de son peuple. Mais peut-on vraiment parler d’amour, quand cet amour livre le peuple à l’hydre de la Révolution ? Le fils de Louis XVI mourut en captivité. Le fils de Nicolas II mourut massacré. Est-ce les avoir aimés que n’avoir pas su les défendre contre la main qui les frappa ? N’en fut-il pas de même pour les peuples de France et de Russie, abandonnés à des idées mortelles, parce que les monarchies avaient, en abdiquant le combat des idées et de la foi qui édifient une société, abdiqué la protection de leurs peuples ? En 1915, le régime impérial ne défendit pas les Allemands victimes d’un pogrom à Moscou ; sous couvert de refuser de faire verser le sang du peuple, le tsar ne défendit pas une communauté à laquelle il devait protection. Louis XVII chantant des airs révolutionnaires dans la prison du Temple, ou des Français chantant la Carmagnole, c’est toujours la même image : celle d’un enfant dont le père n’a pas assuré l’éducation à laquelle l’amour paternel l’astreignait pourtant. L’éducation, qui construit et unifie, s’oppose à la séduction, qui mène à la licence et à la division.

L’avertissement inutile

Bien sûr, Louis XVI et Nicolas II ne sont pas les artisans des débâcles qui emportèrent les monarchies française et russe. Mais Soljénitsyne note que le régime impérial russe lutta très peu, intellectuellement et matériellement, contre l’influence croissante du « champ libéral-radical » ; et les historiens de la fin de l’Ancien Régime rapportent l’adhésion d’un grand nombre de nobles, dans les sphères les plus élevées du pouvoir, aux idées des Lumières. En Russie, un Léon Tikhomirov batailla seul pour défendre un trône indifférent.

De même, malgré des discours emphatiques au sujet des « valeurs de la République », on ne trouve plus guère qu’une poignée de défenseurs contre la séduction d’idées attisant haine et division (des classes, des sexes, des « genres », des « races »)… Quant à la France elle-même, elle est aussi passée de mode que l’était la religion au XVIIIe siècle. Soljénitsyne trouve d’autres ressemblances entre Nicolas II et Louis XVI : tous deux avaient la passion de la chasse, ce qui est peut-être caractéristique des rois qui ne mènent plus les guerres, mais les perdent. Tous deux préféraient la vie familiale à l’exercice du pouvoir, en cela semblables aux bourgeois de leur époque. Tous deux manquaient d’esprit de décision.

Leur fin renvoie à la situation politique et géographique de leur pays : alors que Louis XVI tente une fuite de la dernière chance, grâce à quelques partisans, pour appeler au secours les autres souverains européens, Nicolas II n’essaie même pas. Personne ne lui propose son secours, et il périt dans sa solitude qui symbolise l’inconfortable position de la Russie, qui ne se reconnaît ni dans l’Europe, ni dans l’Asie. On pourrait dire que, contrairement à Louis XVI, Nicolas II savait : la famille impériale russe, comme tous les Russes cultivés d’alors, avait reçu une éducation française. Le destin tragique du couple royal français la hantait ; l’impératrice Alexandra conservait et vénérait un portrait de Marie-Antoinette. L’avertissement français leur fut inutile ; et Soljénitsyne, en 1993, quand il prononça le discours des Lucs-sur-Boulogne, craignait que l’avertissement russe ne fût inutile aux Français et au monde.

 

Illustration : « Aucune révolution ne peut enrichir un pays, tout juste quelques débrouillards sans scrupules sont causes de morts innombrables, d’une paupérisation étendue et, dans les cas les plus graves, d’une dégradation durable de la population. » Soljénitsyne, Lucs-sur-Boulogne, 1993.

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