Le Grand barrage de la Renaissance est progressivement devenu une source de conflit entre l’Éthiopie, l’Égypte et le Soudan. Aucun des pays n’est arrivé à un accord qui leur permettrait de gérer équitablement le débit d’eau de cette construction gigantesque construite sur le Nil. La multiplication des tensions fait craindre le début d’un nouveau conflit armé en Afrique.
Le Nil est le berceau nourricier de l’Afrique. Il prend sa source au Lac Victoria, en Ouganda. Issu de la rencontre entre le Nil Blanc et le Nil Bleu, ses affluents ont permis l’émergence de plusieurs civilisations au cours des âges qui ont marqué les plus belles pages de l’Histoire antique. Il faudra attendre le XVe siècle avant que les Européens ne redécouvrent les formidables avantages du fleuve et ne tentent de percer le secret de son éternité. Aujourd’hui, il est devenu un enjeu économique et politique qui menace de déstabiliser une partie du continent africain.
En 2011, l’Éthiopie décide de construire un barrage gigantesque sur l’affluent du Nil Bleu. Un ouvrage hydraulique au budget pharaonique qui doit permettre à Addis-Abeba de produire d’importantes quantité d’électricité et de la vendre à d’autres pays africains. Une manne financière qui a mis en émoi l’Égypte (alors secouée par le Printemps arabe) comme le Soudan voisin, qui font face à de nombreuses pénuries d’eau et qui craignent d’être pris en otage par le gouvernement éthiopien. Très rapidement, des tensions ont éclaté entre les trois pays. « Nous sommes très en colère parce que si l’eau qui arrive en Égypte est réduite même de 2 %, cela va entraîner la perte de 200 000 acres de terre (90 000 hectares). Une acre fait survivre au moins une famille. Une famille en Égypte comprend en moyenne cinq personnes. Donc, cela signifie qu’environ un million de personnes seront sans emploi » a déclaré, indigné, le ministre égyptien des Ressources en eau sur les ondes de la BBC. Mohamed Abdel-Aty a même dénoncé la duperie de l’Éthiopie, rappelant qu’elle avait commencé les travaux avant même qu’un accord sous égide internationale ne soit trouvé afin d’éviter tout incident qui pourrait déboucher sur un conflit armé.
Un enjeu séculaire
Depuis des siècles, l’Égypte et le Soudan se confrontent à l’Éthiopie. À la fin du XIXe siècle, le khédive Ismaïl Pacha décide de prendre le contrôle du Nil. Addis-Abeba réagit très rapidement et va repousser par deux fois les armées égyptiennes entre 1875 et 1876. Ce sont les Britanniques qui vont changer la donne et imposer aux deux rivaux un traité. Signé en 1929, il stipule que Le Caire est autorisé à gérer les deux tiers du fleuve et attribue le tiers restant au Soudan. Trois décennies plus tard, un nouvel accord donne à peine 13 % de la gestion des eaux à l’Éthiopie qui doit se contenter de quelques miettes aquatiques. Au fur et à mesure des décennies, le Nil a aiguisé les appétits des pays frontaliers qui cohabitent avec le fleuve, mettant à mal l’hégémonie de l’Égypte, qui dépend entièrement des ressources apportées par ces anciennes eaux sacrées. Lorsque l’ancien secrétaire général de l’ONU, Boutros Boutros-Ghali, prédit en 1987 que le prochain conflit armé pourrait avoir lieu pour la possession du Nil, il ne se trompe pas. Depuis, l’Éthiopie a reçu le soutien de la Tanzanie, du Rwanda et du Burundi qui ont compris tout l’apport que pourrait générer le Grand barrage de la Renaissance (GERD). Si les États-Unis ont bien proposé de jouer les médiateurs, Le Caire a émis des doutes sur la neutralité de Washington. Les Américains « ont besoin d’un allié puissant pour lutter contre le Soudan islamiste, la Somalie d’Al-Shabab, l’Érythrée qui la soutient et l’Arabie Saoudite et l’Iran qui la financent » explique Libération qui a consacré un article à cette « guerre de l’eau », rappelant la position stratégique occupée par le gouvernement éthiopien.
Le Nil aiguise les appétits des pays frontaliers qui cohabitent avec le fleuve, mettant à mal l’hégémonie de l’Égypte.
Le 10 septembre 2023, le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed a annoncé que le remplissage du barrage était enfin terminé. « Notre persévérance nationale envers et contre tous a porté ses fruits ! » a twitté fièrement sur sa page officielle ce prix Nobel de la Paix dont la gouvernance basée sur l’esprit de réconciliation a été récemment mise à dure épreuve avec la rébellion de la province de Tigré. Dans la foulée, les gouvernements égyptiens et soudanais ont promptement émis une série de protestations sur ce qu’ils estiment être « une mesure unilatérale » et une violation flagrante du droit international par l’Éthiopie. Le « remplissage du réservoir du barrage de la Renaissance sans notre accord est […] illégal et pèsera sur les négociations futures » a déclaré le ministre égyptien des Affaires étrangères comme le rapporte Le Monde. Si le cliquetis des armes se fait déjà entendre, un conflit peut-il réellement éclater ?
L’Égypte est face à un choix compliqué. En déclarant la guerre à Addis-Abeba, elle serait contrainte de passer par le Soudan, politiquement instable, ce qui menacerait son intégrité militaire, et l’armée éthiopienne, qui fournit déjà de gros contingents de Casques bleus, risquerait de l’emporter. Occuper directement le barrage l’exposerait à des condamnations internationales que ne peut se permettre le maréchal Al Sissi, le dirigeant égyptien. L’Égypte va être contrainte de reprendre le chemin de la table des négociations si elle veut s’en sortir la tête haute. Pour cela, elle devra accepter de lâcher du lest au profit d’Addis-Abeba qui s’impose plus que jamais sur l’échiquier politique africain comme une puissance régionale de taille.
Illustration : Le réservoir du Grand barrage de la Renaissance (il y a des noms qui ne portent pas chance…) a été enfin rempli, l’Égypte s’inquiète, mais « L’Éthiopie s’est engagée à trouver une solution négociée et à l’amiable dans le cadre du processus trilatéral en cours », a déclaré le ministre éthiopien des Affaires étrangères, qui a tout compris des récents processus trilatéraux de ces dernières années.