La seule chose que le sommet de Vilnius a consacrée, c’est la suprématie diplomatique américaine en Europe – et donc la défaite des Européens, forcés de considérer avec faveur l’adhésion de la Turquie et de l’Ukraine, c’est-à-dire sommés de s’affaiblir avec le sourire, sous la houlette de l’Oncle Sam, qui veut rester le maître du monde.
Le sommet de l’OTAN à Vilnius, à la mi-juillet, a provoqué surprise et déception chez certains participants (y compris la France, depuis peu très en pointe sur le sujet, après des années de scepticisme ou même d’opposition) : finalement l’Ukraine n’a pas été invitée à rejoindre tout de suite l’OTAN. Après de difficiles négociations, le communiqué final reconnaît simplement que « l’avenir de l’Ukraine est au sein de l’OTAN », mais sans calendrier précis. C’est à peu près le même résultat négatif que lors du sommet de l’OTAN à Bucarest en 2008, où la même question avait été posée. Certes, on a créé un conseil OTAN-Ukraine et on a assuré Kiev qu’on l’aiderait face à la Russie. Mais ce n’est pas ce qu’espérait Zelenski.
Notons que cette fois-ci, à la différence de 2008, ce sont d’abord les États-Unis qui ont freiné des quatre fers. Certes, il est très difficile d’envisager l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN tant que se poursuit le conflit, d’autant plus que Moscou est entrée dans une nouvelle période d’escalade depuis quelques semaines : report de l’âge de fin des obligations militaires à 30 ans, dénonciation de l’accord sur les céréales ukrainiennes, frappes russes de plus en plus nombreuses, y compris sur Odessa et les ports du Danube, défense acharnée et loin d’être inefficace dans le Donbass, considérables efforts de production d’armes et de munitions, efforts tous azimuts pour pallier l’impact des sanctions occidentales, activité accrue en Afrique.
Les Européens acceptent d’assumer de plus en plus d’obligations tout en s’éloignant de plus en plus de toute perspective d’autonomie stratégique réelle.
En fait le conflit est passé par trois phases, du point de vue russe. La première phase fut l’opération vers Kiev le 24 février 2022, destinée à faire tomber très rapidement le gouvernement ukrainien et à obtenir un alignement de l’Ukraine sur Moscou. Cette opération, menée essentiellement par des parachutistes et des forces spéciales dans un nuage de désinformation et de « cyberguerre », répondait à la stratégie « du contournement de la lutte armée », développée par les stratèges et les militaires russes depuis le début des années 2000. De 2008, face à la Géorgie, jusqu’à l’occupation de la Crimée, en 2014, en passant par l’intervention en Syrie, à partir de 2013, on a pu constater que Moscou a obtenu des résultats considérables avec un emploi minimal de la lutte armée, parfois même sans combattre, mais en utilisant toutes sortes de stratégies de contournement (action secrète, relais, désinformation, cyberguerre, etc.). Au début de l’« Opération spéciale » en Ukraine, le 24 février 2022, on pensait assister à un scénario du même type mais cette fois, très vite, celui-ci échouait.
La Russie repassait alors, dans une deuxième phase, à une stratégie militaire défensive et d’attrition beaucoup plus conventionnelle, rappelant la guerre de Corée ou même les deux guerres mondiales. Il s’agissait de garantir l’annexion du Sud de l’Ukraine.
Mais depuis le mois de juin, à la suite de l’affaire Prigogine, de l’offensive ukrainienne et des attaques sur le territoire russe jusqu’à Moscou, les Russes ont réagi en accroissant encore leurs bombardements sur l’Ukraine et en en élargissant les cibles jusqu’à Odessa et aux ports sur la Mer Noire, tout en dénonçant l’accord sur le transport des céréales ukrainiennes. On a l’impression d’une escalade dans laquelle Moscou tient à avoir le dernier mot et à « surcouper » largement l’adversaire. Il est clair que l’entrée rapide de l’Ukraine dans l’OTAN pouvait être à la rigueur concevable dans la phase II de la guerre, relativement statique, elle est très difficile à imaginer dans la phase actuelle, de nouveau très fluide et ascensionnelle.
Le cavalier seul des États-Unis
En même temps il faut approfondir l’analyse au-delà des circonstances. Tout d’abord, la garantie du Pacte atlantique (article 5) n’est pas absolue : le soutien est promis à l’allié attaqué, mais pas forcément par des moyens militaires, on peut se contenter d’un soutien économique, etc. Pendant la Guerre froide, on était parfaitement conscient de cette situation (en 1949 le Sénat américain n’avait pas été disposé à aller plus loin et à s’engager de façon contraignante sur le plan militaire) mais la réponse fut l’imbrication permanente des forces de l’OTAN en Centre Europe : il n’était pas possible pour les Soviétiques d’imaginer attaquer quelque part sans trouver sur leur chemin des forces des États-Unis, puissance nucléaire. C’est cette imbrication qui était la clé de voûte de l’Alliance.
Aujourd’hui elle n’existe pas, en tout cas pas au même point. L’époque n’est plus où les États-Unis entretenaient environ 350 000 hommes en Europe. En outre les responsables et le monde politique américains sont en fait divisés sur l’ampleur et les modalités de l’aide à apporter à l’Ukraine, et ils sont dans la perspective imprévisible des élections de 2024. Ils souhaitent donc de toute évidence conserver leur liberté d’action. Ils peuvent ainsi augmenter ou diminuer leur aide à Kiev, fournir des armements nouveaux (avions F-16, par exemple) ou à plus longue portée, ajuster leur aide au plus près en fonction des réactions possibles de Moscou (y compris la plus ou moins grande probabilité d’escalade du côté russe), le tout sans être forcé de tenir compte de l’avis de leurs alliés, ce qui serait le cas, au moins en partie, s’ils passaient par l’OTAN et ses différents organismes.
Ils conservent ainsi également la possibilité de négocier en secret et seul à seul avec Moscou s’ils le souhaitent, ce qui a été le cas, semble-t-il, en avril dernier. Inversement ils sont libres de tenter d’affaiblir systématiquement la Russie, en dehors même de la question ukrainienne, comme certains le recommandent à Washington depuis la fin des années 1990. Le tout en gérant au mieux le très délicat triangle de la politique américaine, Washington-Pékin-Moscou. D’autant plus délicat à cause de l’extraordinaire complexité et de la fragilité de le composition administrative et ethnique de la Fédération de Russie : à l’Est de l’Oural, des districts non-russes occupent une partie considérable du territoire et en cas de troubles (comme en Tchétchénie dans les années 1990) pourraient couper les communications russes vers la Chine à travers la Sibérie. C’est un des enjeux considérables à long terme de la situation actuelle (cf. le très suggestif Atlas de la Russie et des pays voisins publié par la Documentation française en 1995) avec des répercussions majeures possibles sur les équilibres entre la Chine et l’Occident.
Les Européens ont perdu à Vilnius
Les Européens sont finalement les grands perdants de Vilnius. En échange de la levée de l’opposition d’Erdogan à l’entrée de la Suède dans l’OTAN, ils ont dû accepter le principe de la relance des négociations concernant l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Et il n’est pas du tout exclu que finalement l’Ukraine n’adhère à cette dernière avant d’être admise eu sein de l’OTAN, avec les énormes problèmes que cela poserait. Les Européens acceptent d’assumer de plus en plus d’obligations (y compris une aide financière à l’Ukraine pour acheter du matériel américain) tout en s’éloignant de plus en plus de toute perspective d’autonomie stratégique réelle, les États-Unis et l’OTAN ayant repris la main à la faveur du conflit.
Quant à une solution négociée du conflit ukrainien, certains commentateurs connus (le stratège américain Edward Luttwak, le rédacteur en chef de la Neue Zürcher Zeitung Eric Gujer) évoquent quelque chose qui serait au fond réaliste, même si, officiellement, les gouvernements occidentaux ne veulent pas en entendre parler actuellement : la Russie conserverait certains territoires russophones, mais l’Ukraine rejoindrait alors l’OTAN. En fait il est très possible que cela se termine comme cela un jour, mais du côté occidental une telle solution est évidemment exclusivement dans la main des Américains.
En attendant, depuis la mi-juillet, Ukrainiens et Américains évoquent entre eux les garanties de sécurité bilatérales que Washington pourrait accorder directement à l’Ukraine, en attendant son entrée dans l’OTAN : une aide pour l’emporter dans le conflit actuel, en particulier dans le domaine des services secrets et de la guerre électronique, et une garantie contre une nouvelle agression russe par la suite.
Les Américains évoquent le modèle de leurs relations de sécurité avec Israël ou Taïwan : leur soutien à ces deux États, cruciaux pour eux, est comme chacun sait très fort et indépendant de toute alliance multilatérale. Quand c’est vraiment important et en outre fort délicat, les Américains préfèrent rester seuls à la manœuvre. Ceci permet de comprendre pourquoi ils n’ont pas voulu entériner l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN lors du sommet de Vilnius.
Illustration. Vilnius, Biden donne le ton. (AP Photo/Susan Walsh)/LTUW323/23193644808935//2307122000