Civilisation
Faible humanité
Exploration de la morale du ressentiment avec Nietzsche, Scheler et Sombart.
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Le mythe au risque du fantasme.
L’égalitarisme, voilà l’ennemi ! Mais que de périphrastiques détours pseudo-philosophiques pour aboutir à cette conclusion. Contempteur nietzschéen du bimillénarisme égalitaire, est-ce en nouveau Zarathoustra porteur du « mythe surhumaniste », que le journaliste italien, Giorgio Locchi (1923-1992), déverse un flot de considérations, pour certaines traversées de réelles fulgurances levant salutairement le voile sur des évidences cachées, pour d’autres captives d’un jargon philosophico-hermétique (à moins que ce ne soit l’inverse) que l’on peine à suivre et qui s’avère superficiel et décevant, une fois l’effort de lecture scrupuleusement mené, crayon en main.
Pour les premières, par exemple, nous assentirons avec l’auteur que « l’histoire est la façon de devenir de l’homme (et de l’homme seul) en tant que tel : seul l’homme devient historiquement. Par conséquent, se poser la question de savoir si l’histoire a un sens, c’est-à-dire une signification et un but, revient au fond à se demander si l’homme qui est dans l’histoire et qui (volontairement ou non) fait l’histoire, si cet homme a lui-même un sens, si sa participation à l’histoire est ou non une attitude rationnelle ». C’est, en effet, quasiment un truisme ou une tautologie que d’affirmer l’historicité de l’homme. L’on souscrira encore, à la thèse d’un temps tridimensionnel qui permet de résoudre, à tout le moins sur un plan herméneutique, la scansion ternaire du temps en passé, présent et futur. Locchi explique qu’« en vertu de ce principe, l’histoire n’est plus linéaire, n’est plus une succession de moments s’excluant les uns les autres, n’est plus unidimensionnelle. Il n’y a plus de commencement ni de fin absolue de l’histoire. À tout moment, le Devenir est donné dans sa totalité ; seul change son centre, et avec lui la perspective qu’il institue. L’instant n’est plus un ‘‘point’’, le présent n’est plus séparé du passé ni de l’avenir. Le Présent est la sphère, le ‘‘passé’’, l’ ‘‘actualité’’ et l’ ‘‘avenir’’ sont les trois dimensions. Le temps de l’histoire n’est pas unidimensionnel ; ce qui est unidimensionnel, ici, c’est l’espace de l’histoire, car l’espace de l’histoire, le seul lieu où l’histoire ait lieu, est la conscience humaine ». En d’autres termes, le passé n’est qu’un présent déjà vécu tandis que l’avenir, dès lors qu’il advient, finit par se fondre dans un présent vécu.
Locchi récuse le caractère linéaire de l’histoire – qu’il appelle « segmentaire » – au nom d’une conception « sphérique » de celle-ci, l’auteur empruntant l’image à Nietzsche tel qu’il la développe poétiquement – ce qui n’est sans doute pas un hasard, Locchi estimant que le surhumanisme ne déploie pleinement sa signification que dans la poésie et la musique tonale européenne – dans son Zarathoustra : « tout va, tout revient ; éternellement roule la Roue de l’Être. Tout meurt, tout à nouveau fleurit ; éternellement s’écoule l’Année de l’Être. Tout s’écroule, tout se recompose à nouveau ; éternellement se reconstruit la même Maison de l’Être. Tout se sépare, tout se salue de nouveau… ; Éternellement reste fidèle à lui-même l’Anneau De l’Être. À tout moment commence l’Être ; autour de tout Ici s’enroule la Sphère du Là. Le centre est partout. Courbe et le sentier de l’Éternité ». Selon Locchi, « dans une telle perspective, l’histoire se présente donc comme un perpétuel dépassement de l’homme par l’homme ». Ainsi s’exprime la fameuse « éthique » surhumaniste, antidote au « dernier homme », le « plus grand danger de l’humanité », produit dégénéré de l’égalitarisme, « commun dénominateur » au christianisme, à l’idéologie démocratique et au communisme.
L’on est en droit, cependant, de se montrer suspicieux quant à l’épiphanie du surhomme, entéléchie constamment invitée au dépassement. Locchi écrit, par exemple, que « le surhomme correspond à un but, un but donné à tout moment et qu’il est peut-être impossible d’atteindre ; mieux, un but qui, à l’instant même qu’il est atteint, ce repropose sur un nouvelle horizon ». Pour l’Italien, l’histoire demeure perpétuellement ouverte, l’homme pouvant emprunter n’importe quelle direction. Jusqu’à présent, nous considérions le surhomme nietzschéen comme un idéal-type éthico-déontique et non comme une potentialité matérielle. On ne peut s’empêcher d’éprouver un certain malaise devant cette injonction post-nietzschéenne, relayée par Giorgio Locchi, à surmonter l’homme par lui-même, sommé qu’il est de rompre les amarres avec le christianisme qui l’enfermerait dans une destinée eschatologique prédéterminée. Il n’est, évidemment, rien de plus grotesque, une telle vision témoignant d’une méconnaissance théologique fondamentale entée sur le libre arbitre de l’homme. Contrairement à ce que pense Locchi, le christianisme – à la différence notable des autres millénarismes que furent le nazisme, le communisme et, aujourd’hui, le démocratisme – n’a nullement sorti l’homme de son historialité (Geschichtlichkeit) ; il l’a inscrite dans un dessein qui n’est plus celui d’un panthéisme horizontal à l’antique mais dans une transcendance qui confronte l’homme au choix le plus libre qu’il ait jamais eu à opérer de toute éternité : celui de la vie éternelle (et donc de la rédemption) ou celui de la damnation.
En outre, Locchi commet, selon nous, un grave contresens en situant sur un même plan – à la fois conceptuel et chronologique – christianisme, communisme et idéologie démocratique – trois périodes successives dans l’avènement de l’égalitarisme, œuvre, selon lui d’une semblable mentalité du ressentiment. Le communisme (l’homme socialement pur), le nazisme (l’homme racialement pur) et le démocratisme (l’homme consommateur déraciné) ont pour dénominateur commun de faire advenir un homme nouveau.
Aussi n’est-il pas certain, contrairement à ce que pense Alain de Benoist, que le surhumanisme de Locchi n’entretienne pas quelques liens étroits avec le transhumanisme d’Elon Musk. Dans un monde totalement déspiritualisé – sauf à tenir l’islam pour une spiritualité de substitution, ce qu’un chrétien catholique conséquent, de toute sa dernière énergie, se refuserait à concéder –, rien ne ferait sérieusement obstacle à ce que le dépassement de l’homme par lui-même glisse insensiblement vers sa prolongation cybernétique. Le mythe du Surhomme n’est jamais, prosaïquement, que celui de Prométhée revisité. Éculé, le mythe surhumaniste ?
Giorgio Locchi, Wagner, Nietzsche et le mythe surhumaniste, La Nouvelle Librairie, 2022, (trad. de Philippe Baillet et Pierluigi Locchi) , 322 p., 19,20 €
Giorgio Locchi, Définitions, Les textes qui ont révolutionné, la culture non conforme, La Nouvelle Librairie, 2022, 295 p., 18 €