Civilisation
De nouveaux types de dictature qui attestent le retour de la prévalence de la Realpolitik
Le caractère révolu des dictatures fascistes et communistes.
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Depuis la fin des empires centraux et la disparition de l’URSS, l’Occident et la Russie ne se comprennent pas. La Russie devient de plus en plus autoritaire, les atlantistes veulent à tout prix “contrôler” l’Eurasie. Les vraies questions sont désormais : que veut et que peut Poutine ? Et dans quelle mesure des nations souveraines peuvent contribuer à stabiliser le monde occidental ?
L’issue du conflit ukrainien est très difficile à prévoir : une offensive de Kiev vient de commencer. Quels en seront les résultats ? L’enlisement ? Avec dans ce cas la « fatigue » possible des Américains et des Européens ? Ou un succès, conduisant à des changements à Moscou ? Une défaite ukrainienne paraît peu probable, avec une aide occidentale de plus en plus massive, frôlant la cobelligérance, mais enfin on ne peut pas l’exclure. Et le conflit comporte de grands risques d’escalade. De toute façon, la durée de la guerre a déjà et par elle-même complètement modifié la situation internationale. Il faut essayer de se projeter dans l’avenir.
Ce qui au fond revient hanter l’Europe, ce sont deux problèmes non ou mal résolus au XXe siècle : la recomposition de l’Europe centre-orientale après l’écroulement des trois empires russe, austro-hongrois et ottoman, avec des frontières qui ne correspondaient que fort mal aux réalités nationales ; et les conséquences de la fin de l’URSS en 1991. La politique de Poutine est largement la résultante de ces deux échecs.
La période Eltsine apporta certes aux Russes des libertés personnelles qu’ils n’avaient jamais connues, mais dans un flou constitutionnel très dangereux (Eltsine fit canonner le Parlement en 1993) et une corruption généralisée, facilitée par une privatisation « oligarchique » des entreprises soviétiques. Les salaires et les pensions n’étaient plus payées, et quand Poutine arriva au pouvoir en 1999, ce fut un soulagement.
Sur le plan international, Eltsine joua certes la carte du rapprochement avec l’Occident, symbolisé par l’Acte fondateur OTAN-Russie en 1997. Mais il n’hésita pas à déclencher une guerre très brutale en Tchétchénie en 1994, et surtout, pour le sujet qui nous concerne, il géra très mal la dissolution de l’ex-URSS. Le traité de Minsk du 8 décembre 1991, conclu entre la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine, entérinait la dissolution de l’URSS et créait une « Communauté des Etats indépendants ». Mais celle-ci n’eut jamais de réalité. Et toute une série de problèmes se posèrent, qui n’avaient pas été pris en compte : la Crimée, la base de Sébastopol, les russophones d’Ukraine méridionale…
Il faut bien comprendre que dans la mentalité soviétique qui irriguait malgré tout les nouveaux dirigeants, tout cela n’avait pas d’importance. L’Etat n’était qu’une « superstructure », les frontières n’étaient qu’une fiction. En URSS, les Républiques tenaient ensemble grâce au Parti, aux services secrets et aux liens directs entre les directeurs des grands combinats et autres usines : comme le Plan centralisé marchait mal, ils s’entendaient entre eux directement pour les composants, les matières premières, etc. Et ça marcha pendant toutes les années 90 : les usines de camions, de blindés, d’avions, de missiles continuaient à fonctionner de façon intégrée d’un bout à l’autre de la CEI.
Ceci dit, cette indétermination des nouveaux rapports interétatiques n’était pas tenable à long terme. Très vite se posa la question de la base navale russe de Sébastopol, qui fit l’objet en 1997 d’un traité de bail entre Kiev et Moscou, mais à durée limitée. Tandis que le début des élargissements successifs de l’OTAN en 1997 suscitait l’inquiétude des Russes (auxquels on avait promis en 1990, certes oralement seulement, mais sérieusement, que cela n’aurait pas lieu).
Si on ajoute la misère croissante d’une partie de la population, la demande d’une nouvelle orientation était très forte dans le pays, et, à ses débuts tout au moins, à partir de 1999, Poutine en tint largement compte. Nous disposons du livre récent d’un correspondant à Moscou de la Zeit, Michael Thumann, Revanche. Comment Poutine a créé le régime le plus menaçant du monde.
Thumann démontre une progression par étapes : dans une première phase, Poutine évidemment utilise tous les moyens de la présidence et d’un appareil de police et de propagande important, mais il ne remet pas en cause directement le système. Mais à partir de la grave crise de 2012, le régime devient de plus en plus autoritaire. Puis à partir de l’attaque de l’Ukraine en 2022 le régime devient une véritable dictature : plus aucune opposition politique ou dans les médias n’est tolérée.
Or on peut noter une chronologie parallèle pour la politique extérieure : jusqu’en 2007, Moscou entretient des relations correctes avec les Américains et les Occidentaux, puis la guerre en Géorgie en 2008, la crise syrienne en 2013 et l’annexion de la Crimée en 2014 marquent un changement profond et une tension croissante. Mais le 24 février 2022 correspond à une rupture, les États occidentaux soutenant de plus en plus l’Ukraine et soumettant la Russie à des sanctions et à une véritable exclusion, Poutine de son côté multipliant les menaces, y compris nucléaires.
Ces deux évolutions, intérieure et extérieure, ne s’excluent pas, elles se confortent. Poutine a besoin de durcir son front intérieur, et d’autre part l’évocation de la menace occidentale lui permet de justifier et de conforter sa dictature. Mais cette évolution progressive sur plus de vingt ans a contribué au fait que beaucoup d’Occidentaux (en particulier les Allemands) se soient montrés longtemps aveugles.
Inversement, les pays occidentaux (du moins certains d’entre eux) suivaient une ligne qui ne pouvait qu’inquiéter les Russes. De Washington à Londres et à Varsovie, on paraissait vouloir mettre en pratique le précepte de Zbigniew Brezinski en 1997, dans son livre Le Grand échiquier : il ne fallait pas que Moscou puisse contrôler l’Ukraine, si Washington voulait rester le maître des évolutions géopolitiques de l’Eurasie. (On lira avec intérêt sur cet aspect le livre récent de Jacques Baud, L’Ukraine entre guerre et paix).
Les historiens s’interrogeront un jour sur le partage des responsabilités qui ont conduit à la crise actuelle. Mais la question la plus urgente est : que veut au juste Vladimir Poutine ? Est-ce vraiment la réalisation d’une idéologie historique de plus en plus folle, selon laquelle tout ce que la Russie a pu posséder dans le passé doit lui revenir ? Ou est-ce différent ? On remarquera que la première phase de l’« Opération spéciale », en février 2022, visait à renverser le gouvernement Zelenski et à le remplacer par un gouvernement pro-russe, comme Kiev en avait souvent connu depuis 1991. En fait, cela correspondait à un flou étatique de tradition très soviétique, cela revenait à rétablir la situation prévue par Moscou lors du Traité de Minsk de 1991, celle d’une indépendance ukrainienne en trompe-l’œil.
Assiste-t-on à un élargissement des objectifs avec la prolongation du conflit ? Cela inquiète tout le monde, et d’abord les Baltes et les Polonais. Mais en fait l’échec initial de l’offensive sur Kiev et le recentrage de la guerre au sud de l’Ukraine, ainsi que l’annexion des « Républiques » du Donbass ne marquent-ils pas plutôt une réorientation fondamentale, malgré le discours ? Non plus le rétablissement de fait de l’ex-URSS mais la consolidation de l’État russe sur une base « nationale » et non plus « soviétique » ?
Longtemps, on pouvait encore espérer tenir compte des réalités complexes de la région par des accords du type Minsk 2015 entre Ukrainiens et Russes, sous contrôle international. Mais Poutine est passé de la volonté d’influence sur la totalité de l’Ukraine à l’annexion de sa partie russophone… Donc il faut peut-être en réponse abandonner les solutions envisagées pour l’Europe post-communiste, y compris l’ex-Yougoslavie, qui revenaient à minimiser l’État-Nation et le Concert européen classique au profit de structures juridiques orientées dans le sens d’une philosophie et d’un droit international nouveaux, fixées sur la protection des « minorités » et gérées par des organisations internationales (UE, OTAN, ONU…).
Il faut refaire des frontières viables, pas forcément celles de 1991 ou de 1919-1920, et comprendre que c’est un constituant essentiel de la stabilité internationale, malgré les illusions de la mondialisation. Cela vaut pour les Russes et pour les Ukrainiens, et pour eux c’est nouveau. Mais les Occidentaux doivent y revenir et abandonner l’illusion libérale de la fin des frontières. Ce sera mieux que la reconstitution géographique et humaine de l’URSS, que visait Poutine, mais qui justement a échoué.
Il faudrait rattraper les deux problèmes non résolus, la fin de la Grande guerre en Europe centre-orientale et la fin de l’URSS, en créant une frontière nette entre l’Ukraine et la Russie, qui enfin fasse sortir ces pays de l’indétermination géographique. À partir de là les garanties dissuasives nécessaires face à Moscou seraient fournies par l’OTAN, dans lequel l’Ukraine entrera sans doute. Et l’OSCE retrouverait sa place comme forum de négociation entre la Russie et le monde occidental. D’autres futurs sont possibles, mais ils n’ont rien d’engageant…