Monde
« Nos dirigeants actuels invoquent souvent la révolution »
Un entretien avec Ludovic Greiling. Propos recueillis par courriel par Philippe Mesnard
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
La convulsion suscitée par la réforme macronienne du régime des retraites a ouvert une crise politique telle que notre pays n’en avait pas connue depuis plus depuis cinquante-cinq ans.
Mai 1968 avait donné le signal d’un bouleversement des mœurs et des normes des rapports sociaux et professionnels, et de l’irruption de l’individualisme effréné, de l’hédonisme, du jeunisme et de la culture de masse (culture de toc), sans provoquer un quelconque bouleversement des institutions politiques. Au contraire, la présente crise remet sérieusement en question ces institutions, et surtout en révèle les vices fondamentaux, qui les rendent vulnérables. Notre pays, qui se targue d’avoir donné au monde la démocratie, se révèle aujourd’hui ingouvernable, incapable de satisfaire les attentes de notre peuple et d’obtenir de lui son consentement pour l’élaboration d’une politique apte à la conciliation de ses aspirations et des contraintes de la nécessité. D’où le climat de révolte que nous connaissons présentement, manifesté par des grèves et des défilés et la quasi impossibilité pour le gouvernement de trouver à l’Assemblée nationale une majorité favorable à son projet de loi.
Les lourdes conséquences d’une démocratie issue d’une révolution et non d’une évolution : un amalgame de radicalité utopique et d’héritage de la monarchie d’Ancien Régime, cause d’un esprit permanent de contestation.
À vrai dire, une telle situation de blocage était prévisible depuis longtemps et devait fatalement se produire tôt ou tard. Elle a au moins l’avantage de montrer à quel point les Français sont inaptes à la démocratie, et quelle imposture celle-ci constitue. La France n’est pas la Grande-Bretagne. En Angleterre, dès le début du XIIIe siècle, les barons imposèrent au roi la Carta Magna restreignant ses pouvoirs. En 1641, le Parlement anglais adressa à Charles 1er une Grande Remontrance visant à contrer son despotisme, à accepter son contrôle et à respecter quelques libertés essentielles. En 1689, le Bill of Rights fondait le régime libéral et parlementaire outre Manche. Un siècle plus tard, le Bill of Rights américain complétait la constitution que les Etats-Unis s’étaient donnée en 1787.
Rien de tel ne s’est produit dans notre pays. En France, les élites bourgeoises « éclairées » des « Lumières », des salons de lecture, des académies parisiennes et provinciales, des sociétés de pensée et des loges maçonniques ont dû abattre une monarchie absolue rétive au partage de l’autorité et à la libéralisation des idées, des croyances, de la vie économique et de la vie politique pour s’emparer du pouvoir par la violence d’une révolution sanglante qui porta la guerre dans toute l’Europe et lui permit de soumettre l’État à ses vues et à sa conception de l’homme et de la société, envisagée sous un angle universel et abstrait. Cette spécificité française a été lourde de conséquences. La République, qui en est sortie, fille de l789, de la Terreur, du Consulat et de l’Empire napoléonien, s’est présentée comme un régime théoriquement démocratique et libéral, mais également et surtout autoritaire, jacobin, héritier du régime d’exception de la Convention et de la dictature de Bonaparte, et héritier aussi, à bien des égards de l’absolutisme monarchique que ses fondateurs avaient jeté bas. Premier mot de la devise républicaine, inscrit plus tard en capitales d’imprimerie au fronton des édifices publics, la LIBERTÉ ne laissait aucune place aux libertés concrètes, cependant que l’ÉGALITÉ théorique laissait subsister toutes les inégalités sociales de fait et s’accommodait de l’institution d’une société d’ordres, fortement hiérarchisée, aux mains de la classe politique, des dirigeants et des hauts fonctionnaires. Le pouvoir politique, théoriquement démocratique, conservait sa majesté et restait celui qui bridait la liberté individuelle, décidait souverainement, s’imposait aux citoyens, et était par là leur ennemi potentiel. C’était le fameux face-à-face du citoyen et de l’État, et la situation permanente du « citoyen contre les pouvoirs », suivant le titre du livre d’Alain qui a décrit cet état de fait. Cela seul suffisait à attiser l’esprit d’indiscipline, de contestation, de révolte, d’individualisme exacerbé, et donc la discorde. De plus, cet esprit d’insubordination ruptrice se trouvait encore renforcé par la promesse de l’institution d’une société non seulement démocratique et libérale, mais égalitaire au nom de l’égale dignité des hommes et du droit, lui-même étayé sur le principe d’égalité. Cette promesse n’était pas le seul fait des révolutionnaires extrémistes comme les hébertistes, les robespierristes ou les babouvistes, elle se trouvait chez Rousseau et, sous une forme implicite, alambiquée et diluée, dans toute l’œuvre des « philosophes » du XVIIIe siècle, lesquels, bien qu’ils ne fussent nullement démocrates, n’annonçaient pas moins, de par l’application de leurs idées, l’avènement d’une société fondée sur le droit, la justice et l’égale dignité de tous les hommes, en lieu et place de la société d’ordres d’Ancien Régime. D’ailleurs, la Convention montagnarde (1793-1794) et le constitution de l’An III avaient réalisé pour un temps une mouture de base d’une telle société égalitaire, malgré la terreur sur laquelle elle reposait.
Si bien que, en définitive,la République, devenu le régime définitif de la France à partir de 1879, et la société de droit, organisée selon les idées des « Lumières » et l’œuvre de la Révolution et du Consulat, apparaissaient comme coupables d’une double forfaiture : elles ne tenaient pas cette promesse d’égalité juste et fraternelle, et reposaient sur un pouvoir autoritaire assénant ses décisions, brimant les citoyens et détenu par une caste de politiciens et de hauts fonctionnaires recréant une manière de monarchie d’Ancien Régime. Alors que dans les pays occidentaux de niveau comparable à celui du nôtre, la démocratie résulte d’une lente évolution et d’une adaptation progressive aux diverses étapes de celle-ci, compatible avec les limites objectives imposées par le principe de réalité, en France, elle se présente comme, d’une part considérée comme inachevée, voire viciée et spécieuse en raison de ces mêmes limites, obstacles à l’édification promise d’une société idéale, d’autre part comme devant constituer, au nom de cette promesse et des principes de dignité, d’égalité et de justice, une opposition permanente au pouvoir politique en place, et par tous les moyens : critiques écrites et verbales, compétition électorale, obstruction parlementaire, contestations juridiques, meetings, défilés, manifestations, grèves etc… Les Français inclinent à penser, le plus spontanément du monde, que la démocratie doit toujours aller de l’avant dans la voie de l’égalité et du progrès social. Ils s’accrochent à leurs « conquêtes » et à leurs « acquis » et ne supportent pas leur remise en question, même partielle et dictée par les dures lois de la nécessité. Dès lors, tout consensus est impossible, et la France est ingouvernable. À quoi s’ajoutent les séquelles morales liées à l’autoritarisme étatique légué par la Révolution française, le Consulat et le Premier Empire d’une part, la monarchie absolue d’Ancien Régime d’autre part, et dont la conséquence est que nos compatriotes ne conçoivent la véritable égalité républicaine fondée sur la justice sociale que comme l’accès de tous aux situations les plus élevées et les plus gratifiantes (ou à leurs équivalents), et rêvent tous d’occuper des positions propres à les distinguer (au sens bourdieusien du terme) de par les privilèges, revenus et autres signes visibles d’éminence. Cela seul, à leur esprit, atteste de la reconnaissance de leur dignité d’homme (ou de femme) et de citoyen1 républicain. Les Français ne distinguent pas la dignité d’homme (égale en tous les hommes) de la position sociale (forcément incluse dans une hiérarchie sociale, inégalitaire par nature), ne distinguent pas corollairement, l’égalité de droit de l’égalité sociale, et ne comprennent pas que la démocratie ne peut pas devenir un système idéal qui donne satisfaction à tous et à chacun en particulier, et résout tous les problèmes sans exiger aucun sacrifice et sans, parfois, revenir sur certains acquis ou sur leur portée.
On ne peut gouverner un pays peuplé d’êtres pétris de contradictions, utopistes égalitaires rongés par l’obsession révolutionnaire mais aristocrates de désir, tiraillés entre socialisme et individualisme, et, pour cette raison, perpétuellement insatisfaits et contestataires. Un tel pays, le nôtre, est le plus bloqué, le plus « coincé » du monde. Mais il lui faut bien se débloquer, volens nolens, s’il veut sortir d’une paralysie qui peut mener à la décrépitude. D’où cette tension constitutionnelle entre le peuple et l’État, la réduction de la vie politique à la liberté de manifester, de s’opposer verbalement au pouvoir et de faire campagne lors des élections, le caractère radical de l’affrontement entre ce dernier et l’opposition, l’impossibilité de tout compromis sérieux, l’institution d’une monarchie républicaine élective, le confinement du Parlement à un rôle de chambre d’enregistrement, et l’inscription, dans notre constitution du fameux article 49-3 permettant au gouvernement d’imposer ses lois sans vote des représentants de la nation. À la différence de ses voisins européens ou des pays d’Amérique du nord, la France n’est pas une démocratie, mais une démocrature, mélange inavoué et honteux de démocratie et de dictature. Tel est le résultat d’une histoire politique chaotique qui a fait passer notre pays du stade de monarchie absolue à celui de république monarchique sous-tendue par le rêve d’une démocratie utopique et, pour cette raison même, habitée par une tension constante entre le peuple et l’État et minée par un esprit pérenne de contestation et de revendication rendant impossible tout consensus durable, sauf sur les fameuses « valeurs de la République », dont tous les notables politiques nous rebattent les oreilles.
Le caractère de démocrature de la France, déjà présent dans la constitution de 1958 telle que l’avait conçue le général de Gaulle, n’a cessé de s’affirmer toujours plus au fil des décennies. Et l’adoption par référendum du quinquennat (2 octobre 2000), conçu pour faire coïncider les élections présidentielle et législatives, a eu pour conséquence la subordination des secondes, désormais destinées simplement à donner au président élu une majorité de députés à sa disposition, sur la première, celle de la désignation du maître tout-puissant de notre pays, doté de tous les pouvoirs et décidant seul de la politique de la nation. Les Français sont censés élire leur maître, puis lui donner une majorité parlementaire dévouée. Aujourd’hui, ce caractère de démocrature est poussé à son comble. Car le président impose, le plus constitutionnellement du monde, une réforme non seulement non adoptée par l’Assemblée nationale, mais rejetée par l’immense majorité des citoyens de notre pays. Jamais le caractère caricatural (le terme d’ « hypocrite » conviendrait peut-être mieux) de notre démocratie républicaine n’est apparue en aussi pleine lumière, avec un chef de l’État omnipotent qui impose ses mesures contre la volonté de tous (les élus comme les citoyens), ainsi que le ferait un monarque absolu ou un despote. En 1967, Valéry Giscard d’Estaing dénonçait « l’exercice solitaire du pouvoir » par le général de Gaulle. Ce dernier apparaît aujourd’hui comme un amateur en la matière, au regard du comportement de l’actuel locataire de l’Élysée.
Voilà à quoi a abouti la conception française de la démocratie, fruit d’une histoire sans évolution graduelle, marquée par une révolution porteuse d’une utopie irréalisable, et qui nous a fait passer sans transition d’une monarchie absolue à une démocratie à la fois grevée de toutes les illusions égalitaires et du legs hiérarchique et aristocratique de la monarchie et de la société d’ordres d’Ancien Régime. Ce que nous vivons aujourd’hui est la dernière extrémité, l’ultime conséquence de la constitution de la Ve République, laquelle s’est pourtant présentée, lors de son élaboration, comme le seul régime républicain viable (on se souvient, en effet, des incuries monstres des IIIe et IVe Républiques).
Le caractère de démocrature de la France, déjà présent dans la constitution de 1958 telle que l’avait conçue le général de Gaulle, n’a cessé de s’affirmer toujours plus au fil des décennies. Et l’adoption par référendum du quinquennat (2 octobre 2000), conçu pour faire coïncider les élections présidentielle et législatives, a eu pour conséquence la subordination des secondes, désormais destinées simplement à donner au président élu une majorité de députés à sa disposition, sur la première, celle de la désignation du maître tout-puissant de notre pays, doté de tous les pouvoirs et décidant seul de la politique de la nation. Les Français sont censés élire leur maître, puis lui donner une majorité parlementaire dévouée. Aujourd’hui, ce caractère de démocrature est poussé à son comble. Car le président impose, le plus constitutionnellement du monde, une réforme non seulement non adoptée par l’Assemblée nationale, mais rejetée par l’immense majorité des citoyens de notre pays. Jamais le caractère caricatural (le terme d’ « hypocrite » conviendrait peut-être mieux) de notre démocratie républicaine n’est apparue en aussi pleine lumière, avec un chef de l’État omnipotent qui impose ses mesures contre la volonté de tous (les élus comme les citoyens), ainsi que le ferait un monarque absolu ou un despote. En 1967, Valéry Giscard d’Estaing dénonçait « l’exercice solitaire du pouvoir » par le général de Gaulle. Ce dernier apparaît aujourd’hui comme un amateur en la matière, au regard du comportement de l’actuel locataire de l’Élysée.
Voilà à quoi a abouti la conception française de la démocratie, fruit d’une histoire sans évolution graduelle, marquée par une révolution porteuse d’une utopie irréalisable, et qui nous a fait passer sans transition d’une monarchie absolue à une démocratie à la fois grevée de toutes les illusions égalitaires et du legs hiérarchique et aristocratique de la monarchie et de la société d’ordres d’Ancien Régime. Ce que nous vivons aujourd’hui est la dernière extrémité, l’ultime conséquence de la constitution de la Ve République, laquelle s’est pourtant présentée, lors de son élaboration, comme le seul régime républicain viable (on se souvient, en effet, des incuries monstres des IIIe et IVe Républiques).
Et cette dernière extrémité annonce peut-être la fin du régime. Notre démocratie française, depuis toujours lourde d’ambiguïtés, de contradictions avérées et de conflits potentiels, finit par devenir aujourd’hui intenable, génératrice de possibles conflits, notamment entre le pouvoir et le peuple et, en définitive, de chaos. Assurément, nous vivons une crise politique majeure, qui se présente comme une crise de régime. Cette crise pourrait sceller la fin non seulement de la Ve République, cette république plébiscitaire et monarchique voulue par le général de Gaulle, mais celle de la république française tout court, de la conception et de la pratique françaises de la démocratie, qui, avec de Gaulle, en appelait au peuple contre le Parlement, et est aux mains d’une manière de monarque omnipotent qui se joue de celui-ci comme de celui-là, et impose ses décisions à coups de 49-3. Ce trop fameux article de notre constitution, que de Gaulle et les constituants de 1958 jugèrent indispensable pour éviter les blocages parlementaires indignes, partisans et bassement politiciens si fréquents sous les IIIe et IVe Républiques2, blocages découlant du blocage psycho-politique fondamental (devenu constitutif de notre ADN) né de toutes les illusions et contradictions de notre histoire en laquelle une révolution se substitua à une évolution graduelle et légua à notre peuple le prurit révolutionnaire avec l’obsession nostalgique de l’utopie.
En vérité, notre république, la Ve surtout, n’a duré qu’autant qu’y ont régné les diverses formes de cette utopie, autant de mythes, hors du réel comme tous les mythes, mais qui ont été pour elles de puissants adjuvants. Elle a duré parce que les Français révéraient en elle la destructrice de la monarchie absolue (calomniée par l’école ferryste et l’Université) et, dans une perspective jaurésienne, croyaient qu’elle ne cesserait de s’améliorer jusqu’à accoucher d’une société socialiste idéale. Elle a duré aussi parce que les mêmes Français croyaient en la vertu des élections et de l’alternance démocratique, et s’imaginaient qu’ils pouvaient, par leur vote, renvoyer un gouvernement jugé par eux néfaste à leurs intérêts, et en choisir un autre à leur main. Ils pensaient ainsi résoudre les problèmes du jour, les faire disparaître comme on révoque un ministère.
Aujourd’hui, ils sont acculés, et la classe politique avec eux. Ils découvrent le caractère implacablement présent, pérenne et incontournable du principe de réalité, et comprennent (ont compris depuis longtemps) qu’il ne suffit pas d’un scrutin présidentiel ou législatif pour résoudre les problèmes et pour éviter les sacrifices imposés par les tentatives (les « réformes », entre autres) mises en œuvre pour tenter de les résoudre (les résoudre partiellement, du reste). Victimes de l’évolution générale du capitalisme mondial, sans frontières ni zones vraiment protégées, orphelins de la défunte société de consommation et de l’État-providence, déçus par la gauche (amenée à accepter les dures règles du néolibéralisme planétaire) et par la droite (dont les politiques ne ramènent pas la prospérité des années 1960), ils s’abandonnent à la déréliction, à la « morosité » (pour reprendre un terme cher aux journalistes), au désespoir et à la résignation, cette dernière laissant place à la révolte lorsque nos dirigeants remettent en question les plus fondamentaux, les plus sacrés des acquis sociaux, comme l’âge de départ à la retraite ou le nombre d’annuités nécessaires pour l’obtention d’une pension décente. Désillusionnés, ne croyant plus à rien ni en personne, se sentant floués, trompés, trahis, persuadés de l’impuissance des politiciens de tous bords à résoudre les grands défis du temps présent tout en préservant leurs intérêts, convaincus, par l’expérience et près de quarante ans de déceptions, de la vanité des élections, ils s’abstiennent en nombre toujours croissant lors des grands rendez-vous électoraux.
Replacer, comme nous venons de le faire, la présente crise politique dans le contexte international, envisagé en particulier sous son aspect économique, nous montre que cette crise n’est pas seulement propre à la France, ni à son histoire si particulière, ni à la Ve République. À vrai dire, vue de l’étranger, elle ne présente pas le caractère pathétique, inédit et spectaculaire qu’elle revêt dans notre pays. Car, après tout, elle ne fait jamais que montrer les limites naturelles de la démocratie, dès lors qu’on ne l’idéalise pas et qu’on ne lui assigne pas le but impossible de faire le bonheur de tous et de chacun, comme on le fait en France depuis la Révolution. Elle ne fait jamais que montrer la place, circonscrite, et le rôle, précisément défini (et donc borné), lui étant dévolu. Les pays européens et nord-américains, et la majorité des pays latino-américains et océaniens vivent aujourd’hui sous des régimes démocratiques. Tous sont des sociétés en proie à des problèmes économiques et sociaux considérables, caractérisées par d’innombrables injustices, des inégalités abyssales en matière de revenus, de situations sociales, de santé, d’espérance de vie, etc…, y compris, aujourd’hui les plus socialement évolués (comme les pays scandinaves), sans que leur démocratie fasse ou puisse faire quoi que ce soit pour y remédier, et sans que, pour autant, s’installe un climat de contestation et de crise comparable à celui qui affecte la France actuellement.
Parmi les pays de civilisation et de degré de développement comparables au nôtre, la France est le seul qui se signale par une telle coalescence du social et du politique, en ce qu’il a de plus fondamental, c’est-à-dire les règles de fonctionnement de la démocratie. Cette singularité tient à la permanence, tout au long de notre histoire, du rôle de l’État, dans la construction non seulement de la nation, mais encore de la société, et découle, nous l’avons dit, de la crise de la monarchie d’Ancien Régime et de la Révolution française, deux phénomènes qui ont privé notre pays d’une évolution graduelle et l’ont fait accoucher d’une démocratie bâtarde agglomérant à ses prétentions utopiques et égalitaires, des caractères de la société d’ordres d’antan. Et la crise actuelle est d’autant plus aiguë que, aujourd’hui, l’État ne peut plus modeler la société, ni l’économie, ni la nation. Il a les bras coupés, ou liés si on préfère. Actuellement, notre démocratie française est un régime qui n’en peut mais. C’est un régime exténué, à bout de souffle, le dos au mur. Plus que jamais auparavant, il éprouve la contradiction existant entre son obsessionnelle utopie fondatrice et le caractère dur, implacable et incontournable des contraintes du réel. Et il n’a plus d’échappatoire possible. Nul ne le remet en question, sauf la réalité elle-même, qui fait qu’il ne peut plus se soutenir et menace sérieusement de craquer. Et, par ailleurs, il offre des signes discrets mais tangibles de ses carences, de ses contradictions et de son incurie. Il apparaît comme un système qui soutient encore ses prétentions démocratiques par de vieux slogans et de vieilles rodomontades républicaines et jacobines fatigantes à force d’être assénées (et qui n’enflamment plus personne), et adopte de plus en plus le comportement d’un pouvoir autoritaire larvé et honteux, incapable de gouverner autrement qu’en court-circuitant le Parlement et en ignorant l’opposition de l’immense majorité de la population, mais assez gâteux et vermoulu pour se montrer incapable de réformer sainement et de faire respecter certaines de ses lois.
Veut-on des exemples de cette incapacité ? Ils sont faciles à trouver. Il n’est que de considérer l’empilement des réformes de notre système d’enseignement depuis cinquante-cinq ans, destinées à le rénover, à l’adapter à notre temps ou à en préserver (ou restaurer) la qualité pour constater l’incurie et/ou l’impuissance de tous les gouvernements de toutes tendances qui se sont succédés : non que ces réformes diverses (réalisées à coups de lois, de décrets, et inspirées par de multiples rapports, « livres blancs », « états généraux de l’éducation », etc.. ) n’aient rien changé (au contraire), mais elles se sont agglomérées les unes aux autres en un fatras bourré de contradictions paralysantes, et ont, toutes ensemble, manqué leur but d’aggiornamento et de redressement de notre École, laquelle n’a cessé de se dégrader depuis plus d’un demi-siècle. Il n’est que de considérer également les multiples réformes de notre système de protection sociale, qui se sont révélées incapables de le sortir de la spirale du déficit et, conséquemment, des mesures d’austérité, de diminution des prises en charge et de remboursement des soins et des mesures d’impôts (à coups de CSG et de CRDS) destinées à colmater les trous.
Et l’impuissance de l’État et des ministres se manifeste encore en d’autres domaines. Ainsi, il existe bien, depuis le 7 mars 2007, une loi prévoyant la possible instauration d’un service minimum dans les services publics, mais tout le monde reconnaît qu’elle est concrètement inapplicable et inappliquée. Et on pourrait observer la même attitude en matière judiciaire. À la fin du quinquennat de Chirac et à l’aube de celui de Sarkozy, il était très fortement question de supprimer la fonction de juge d’instruction (une idée hautement discutable, d’ailleurs). Ce projet, porté par le président (les deux présidents successifs) et le garde des sceaux ne donna lieu à aucun texte de loi soumis au vote du Parlement (ce dont on peut se féliciter, en l’occurrence, mais cela en dit long sur le caractère velléitaire de nos dirigeants en certains domaines). Et cela est très révélateur du travers français, inhérent à cette ambivalence fondamentale de notre mentalité politique et sociale héritée de notre passage sans transition de l’absolutisme d’Ancien Régime à la démocratie libérale contemporaine via notre Révolution, qui se manifeste par un tiraillement permanent entre immobilisme et changement, et est devenu une cause de paralysie.
Il est beau, aujourd’hui, notre grand pays, censé avoir donné au monde la liberté, l’égalité, les droits de l’homme, et une promesse de société idéale utopique et d’émancipation totale grâce au progrès engendré par les « lumières » de la connaissance, de la philosophie et de la morale. Ravalé au rang de puissance (très) moyenne, privé de la plus grande part de sa souveraineté, enclavé dans une Europe qu’il pensait dominer et qui le bride désormais, ayant perdu toute sa capacité de fascination d’autrefois et n’étant plus un exemple pour personne, endetté jusqu’au cou, désindustrialisé, économiquement dépendant de l’étranger comme il ne le fut jamais, sous-équipé, avec une population à bas niveau de vie, en proie à des problèmes sociaux sans précédent et insolubles, en voie de tiers-mondisation lente mais sûre, il ressemble à un bateau démâté, voire un radeau à la dérive, et que son capitaine ne maîtrise plus. Le président et ses ministres, ne savent que faire pour diriger son parcours et le préserver du naufrage à défaut de le mener à bon port. On nous assomme avec les « valeurs de la République », on s’efforce de croire et de faire croire que nous sommes encore un grand pays, mais les idéaux qui sous-tendaient la France n’existent plus aujourd’hui. La foi a disparu, et la machine à relancer la vieille utopie d’une démocratie égalitaire, libre, forte, prospère, et à haut niveau de développement, de civilisation, de culture et de bien-être ne fonctionne plus. Les Français se trouvent à présent face à la réalité crue, dure et quasi insoutenable, celle de la vanité dérisoire et de l’échec de leur modèle de démocratie, qui ne les stimule plus, et est impuissant, désormais, à leur permettre de ne pas regarder leur situation en face et de refuser, d’ajourner ou d’éluder les solutions des problèmes qui les assaillent. Nos dirigeants, depuis déjà plusieurs décennies, ne maîtrisent plus l’économie. Celle-ci, mondialisée, échappe à leur tentative de contrôle. À l’intérieur de nos frontières, elle nous fait découvrir que les à-coups de la mondialisation, les jeux de bourse, les périodes de récession, la fin de l’expansion continue des « trente glorieuses » (depuis longtemps), font qu’on ne peut plus dépenser à tire-larigot, laisser l’inflation s’installer et la dette s’alourdir, et qu’elle impose les plus douloureux des sacrifices, la société de consommation laissant la place à une société de privations, de restrictions, et de pénurie (cette dernière se trouvant encore aggravée par les problèmes environnementaux). Ces sacrifices, les Français les refusent, les tenant, non sans de bonnes raisons, pour une régression sociale, d’autant plus qu’il n’est pas évident du tout qu’ils soient payants. Maints économistes affirment que la présente réforme ne suffira pas à sauver notre système de retraites par répartition. Mais on sait aussi que l’absence d’une telle réforme et le recours indéfini à la CSG, à la CRDS ou à toute autre forme d’impôts ou de charges sociales provoquerait une diminution continue des salaires et des pensions de retraite, et ruinerait les finances publiques. Macron a donc choisi le passage en force, à coups de 49-3, gouvernant seul, contre l’Assemblée nationale et contre la grande majorité des Français, qui multiplient grèves, blocages et manifestations, et dénoncent son déni de démocratie.
Triste état de lieux que celui de notre pays aujourd’hui. La France apparaît comme un vieux pays épuisé, endetté, économiquement vacillant, sinon dégradé, peuplé de pauvres ou de presque-pauvres, au système de protection sociale en faillite, glissant vers une manière de tiers-mondisation, dirigé par un État impuissant et en butte à l’immense majorité de la population, laquelle, morose et exaspérée, oscillant entre résignation et révolte, sait, sans pouvoir se résoudre à l’admettre, qu’il n’existe pas de démocratie idéale, pas plus ici qu’ailleurs, que notre démocratie n’assure pas nécessairement le bien-être, même minimal, que le progrès social n’est pas indéfini, contrairement à ce qu’on leur faisait croire sous la IIIe République ou la Ve République gaulliste, que la société de consommation et la « civilisation des loisirs » ont vécu, et que les lendemains déchanteront.
Et notre classe politique et nos médias n’ont rien à offrir de mieux à nos compatriotes que l’illusion de vivre une période de civilisation particulièrement humaniste et évoluée parce qu’y règne une pseudo-morale individualiste et droit-de-l’hommiste universaliste imposée par un totalitarisme fait de conformisme intellectuel, de bien-pensance et de politiquement correct, et admettant pleinement l’écriture inclusive, le mariage homosexuel, la procréation médicalement assistée et la constitutionnalisation du droit à l’avortement. Peu importe qu’une caissière d’hypermarché soit rémunérée misérablement, doive travailler jusqu’à 64 ans, peine à conjuguer vie professionnelle et vie familiale, du moment qu’elle peut avorter ou se faire inséminer à sa guise et gratuitement, ou épouser une femme. Ces dérisoires « acquis » sont tout ce qui reste, fruit sec et grêle de notre merveilleux modèle de démocratie avancée. En vérité, ce que nous révèle la présente crise, c’est que le régime de la Ve République, et, au-delà, la conception française générale de la démocratie sont au bout du rouleau, au bout du bout du banc.
1 Cf Yves Morel, La névrose française. Essai sur les causes de l’éternel malaise politique de notre nation, Dualpha,éd. 2022, et aussi La fatale perversion du système scolaire français, Via Romana, 2011, pp113-142. Cf également Philippe d’Iribarne, L’étrangeté française, éd.du Seuil, 2006.
2 Rappelons ici que, sous la III e République, bien des projets de loi – et des plus progressistes –n’aboutirent jamais en raison de ces blocages, et que, pour les éviter, les ministères de la deuxième moitié des années 1930, durent recourir aux « décrets-lois », permettant d’imposer, par décrets des réformes et autres mesures sans passer par la voie parlementaire.