Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Né le 3 mai 1895 à Posen (aujourd’hui Poznan), en Prusse orientale (aujourd’hui en Pologne), en une famille juive bien peu religieuse et très allemande de cœur, Ernst Kantorowicz vibre d’un ardent patriotisme qui l’incite à se porter volontaire pour le front en août 1914, puis, après 1918, à s’enrôler dans les corps francs nationalistes qui écrasent l’insurrection spartakiste en janvier 1919.
Renonçant à reprendre les rênes de la prospère entreprise familiale de distillerie, il poursuit des études d’histoire qui le mènent à soutenir une thèse à Heidelberg en 1921. Traumatisé par la défaite de 1918, il se mêle au cercle littéraire de Stefan George, à la fois nationaliste, spiritualiste et traditionaliste, et oriente sa réflexion historique sur l’étude de la nature religieuse, éthique et politique du pouvoir impérial. En un premier temps, sa réflexion, nourrie de nationalisme, le conduit à faire la biographie de L’Empereur Frédéric II (1927). Ce livre, assez peu conforme aux règles de l’érudition universitaire, mais très riche d’informations et d’une grande qualité littéraire, est aussi un succès de librairie et séduit les milieux intellectuels allemands tant il se fait l’écho de leur nostalgie de la grandeur passée de leur pays. En lui, on trouve déjà, à l’état d’ébauches, les thèses majeures de la pensée kantorowiczienne. Cependant, malgré le succès de son livre chez Hitler et certains dignitaires nazis, malgré son nationalisme et une certaine attirance à l’égard de Hitler, Kantorowicz pâtit de sa judaïté et se voit, dès 1933, empêché d’enseigner à l’université de Francfort, où il est devenu professeur en 1930.
En 1938, il s’exile aux États-Unis. Professeur invité à l’université californienne de Berkeley à partir de 1939, il devra en partir lorsqu’il refusera, en 1950, de signer le serment maccarthyste de loyauté, qui représente à ses yeux non une forme de persécution à l’égard des communistes, auxquels il reste hostile, mais une limitation intolérable de la liberté académique. Devenu professeur associé à l’université de Princeton, il publiera en 1957 son livre le plus fameux, Les Deux Corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge. Kantorowicz s’applique à montrer comment, à partir du milieu du XIIIe siècle, le pouvoir politique acquiert graduellement une dimension impersonnelle et éternelle indépendante de la nature personnelle et temporelle du souverain l’assumant, et se dote d’un corps de fonctionnaires liés par devoir à l’État bien plus qu’à la personne du roi ou de l’empereur, préparant ainsi la fin du système féodal, fondé sur des rapports personnels d’allégeance, et l’avènement de l’État moderne, abstrait et marqué du sceau de l’éternité. Kantorowicz s’applique à démontrer que cette évolution du pouvoir politique, qui va dans le sens de son autonomie par rapport au pouvoir spirituel de l’Église, ne consiste pas en une laïcisation, mais, au contraire, procède d’une sacralisation opérée par le transfert à l’autorité temporelle du prince des valeurs religieuses de la théologie catholique, et des principes et devoirs qu’elle implique. La laïcisation de l’État et de la politique elle-même ne viendra qu’après le Moyen Âge, et très progressivement.
Kantorowicz, décédé en 1963, fait ainsi partie des historiens qui ont profondément transformé et enrichi notre conception de l’histoire du Moyen Âge et de la lente évolution du pouvoir politique en Europe jusqu’à la constitution de l’État moderne. Il se révéla par ailleurs, un personnage complexe et fascinant, réactionnaire, victime anticommuniste du maccarthysme, homosexuel mal assumé mais qui connut d’intenses aventures masculines. Guillaume Travers a merveilleusement exposé la vie et la pensée de cet érudit original entre tous dans une biographie publiée par les éditions Pardès, dans la collection Qui suis-je ?
Illustration : Représentation d’Othon II dans une mandorle, miniature de l’école de Reichenau, Aix-la-Chapelle, vers 975. Cette miniature de l’Évangile est commentée par Kantorowicz dans Les Deux Corps du roi.
Guillaume Travers, Ernst Kantorowicz. Pardès, 2023, collection Qui suis-je ?, 128 p., 12 €