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Des nouvelles du « tout-bas »

Frère François Cassingena-Trévedy nous en apporte dans ses Propos d’altitude (éd. Albin Michel). Il ne s’agit pas d’un paradoxe, puisque l’altitude n’est pas ici exaltation mais humilité ardente ; il s’agit « de monter depuis le tout-bas des choses. De monter au plus haut, dans le tout-bas des choses. »

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Des nouvelles du « tout-bas »

L’italique est essentielle, qui signale un sens nouveau de la préposition dans, un sens transgressif, fractionnel : l’auteur nous propose, sans céder à la tentation de nous élever au-dessus dans l’illusion de mieux voir, de fouiller dans ce qui gît au plus bas, de fouailler le soubassement, d’explorer le lourd, le grave, de chercher dans le noir ce qui l’habite en plus obscur, et qui deviendra clair, qui apparaîtra, se dressera dans l’acte même qui le pourchasse. On en revient toujours à ce fabuleux épisode des pèlerins d’Emmaüs, qui reconnurent le Christ quand il fractionna le pain et disparut dans cette fraction, ce que les Grecs nomment une aorasie.

Frère François est un savant traducteur ; moine devenu ermite au milieu des paysans du Cantal, il nous partage ses « étincelles » pour la cinquième fois (quatre volumes ont précédé aux éd. Ad Solem). Sans anecdotes ni commentaires, ce sont des fragments de vie spirituelle, cultivant la brièveté jusqu’à atteindre le brillant de la maxime, dans une langue serrée, carénée au plus juste des mots, avec des éclats si intenses que le sens parfois échappe, comme happé par « l’obscure clarté qui tombe des étoiles ». On se demande de temps à autre quel secret a voulu livrer l’ermite familier des révélations nocturnes. Il affirme être resté fidèle à l’Église, mais ses hardiesses de mystique sont telles qu’on a soudain un mouvement de recul, d’inquiétude. S’il appelle de toute son âme une Église plus pure, débarrassée des suies « ecclésiastiques » qui la défigure, on comprend son chagrin, mais on ne comprend pas toujours ce qui est annoncé, qui a des relents bouddhistes parfois, et d’autres fois s’ombre d’audaces quasi hérétiques. L’auteur nous a simplement averti en évoquant son amour des ombres : « Heureux les hommes qui vivent à l’ombre d’un grand texte [qui garde] de nourrissantes obscurités. L’on ne vit bien qu’à l’ombre, l’on ne vit bien que d’ombres. »

L’inévitable glu de nos affinités

La vie au grand air donne de fortes leçons ; des sources montent dans l’ombre que procure un bel arbre au centre d’un pré incendié de soleil ; il ne s’agit pas de la fraîcheur bienfaisante, mais des ombres mouvantes qui circulent autour de celui qui s’est mis à couvert, viennent lui ouvrir le cœur, parce que les arbres sont « gentilshommes » et qu’on trouve « dans leur société une béatitude sans seconde ». On apprend ainsi à se laisser dévaster « de nos possessions, de nos prétentions, de nos illusions », à consentir à ce dépouillement, « qui est le préalable des noces ». Laissons respirer ce mot « noces », ce mot pluriel de tant porter d’échos, ce mot qui commence (les noces de Cana) et qui achève (les noces de la Cène). L’ermite est assurément poète, car pour lui il n’y a de pensée que poétique, de poésie qu’intelligente, et que choisir les mots avec justesse, avec justice est une sainteté. Cependant, et nous en sommes surpris, frère François garde parfois de vilaines suies ecclésiastiques, comme lorsqu’il parle de « commettre l’acte de chair », comme s’il s’agissait d’un crime. D’autant que frère François ne perd pas une occasion de glorifier « la chair, fondamentale et toute-puissante […] l’inévitable glu de nos affinités. » Que doit-on penser ?

Heureusement, le plus souvent il chante, touchant sa lyre comme un autre David devant l’Arche, nous ouvrant à la beauté du monde, de « la nuit des étoiles épanouies, toutes, enfin, par-dessus l’arbre noir », la nuit des « choses vives », fraternellement « inquiètes », à la splendeur modeste de la neige, qui, « aux jardins de la ville a suspendu ses glycines de silence », nous enseignant à habiter le monde, à l’habiter « d’une habitation si attentive, si consciencieuse, si dévote, que son effet assuré est de nous sauver nous-même », que c’est là « notre première tâche, notre unique tâche ». Il faut que « ce poète étonné, enchanté, tranquille, que nous persévérons à être au milieu de toutes les ruines qui se font autour de nous, qui se font en nous », il faut que ce poète aille jusqu’au bout, « à la bonne fortune de mer », afin que « la forteresse, en s’écroulant, découvre le jardin. » Ce jardin qui, en vieux persan, se nomme paradis.

 


C’est une tout autre atmosphère que celle de La gloire des petites choses de Denis Grozdanovitch (éd. Grasset), et pourtant, nous rattacherons ces pages à la méditation du moine ermite, nous appuyant sur cette formule de Georges Haldas citée vers la fin : « La lecture des mystiques m’inspire moins de grands sentiments ou des ‘‘idées élevées’’ sur Dieu qu’un amour accru pour les petites choses quotidiennes et précaires. » Le livre de Grozdanovitch est nourri de ce goût pour les petites choses. Il n’est pas fait de fragments, il file son bavardage, un peu désordonné, mais lié, et continu comme un ruisseau qui coule, il va « à sauts et à gambades », mais il se tient à quelques sujets, et il va toujours en compagnie des auteurs de livres savoureux, qu’il cite et exploite comme on exploite une bonne carrière, où les déblais mêmes sont utiles, car les auteurs imbéciles, on les fait servir d’épouvantail à tenir en respect les jacasseries de l’idiotie.

Denis Grozdanovitch ne pense pas beaucoup de bien du monde, où nous sommes déshérités. Il sonde les plaies qu’on nous y fait, propose des diagnostics aussi nets que neufs. Tout le monde vante nos progrès, lui nous explique ce qu’ils nous ont fait perdre de capital : les « hommes du passé détenaient ce bien précieux – la plupart du temps diffus et inconscient – de vivre de façon latente dans un état de poésie dont la vie ultra technicisée d’aujourd’hui les a tragiquement privés.[…] Nous ne sommes presque plus en rapport avec les beautés naturelles, ni avec la convivialité fraternelle de la camaraderie des métiers d’autrefois, rivés comme nous le sommes à nos divers écrans ou requis à faire fonctionner nos exigeantes machines. » Contre cette « névrose latente généralisée », il nous faudrait revenir à la poésie, mais nous n’en avons plus que des mascarades, « où ce qui se nommait poésie jusqu’à aujourd’hui n’est que parodier dans le but (certes inconscient) de la ridiculiser. » Il faut lire l’assaut magnifique contre René Char, « dont l’amphigouri verbal a manifestement – et c’est là le plus grave – suscité toutes sortes de vocations poétiques de même obédience. »

Le délice des fulgurantes fusions poétiques inattendues

Denis Grozdanovitch ne se contente pas de ces réjouissantes charges contre les « niaiseries pédantes » du maître et de ses suiveurs, il accumule les remèdes que constituent les exemples de vraies poésies, il cite les auteurs nourriciers, il appelle à la rescousse les poètes d’Extrême-Orient, il nous dit qu’on peut tous « être poète au sens intime où l’entendait Valéry, c’est-à-dire secrètement ravi par le lyrisme d’exister en harmonie avec le cosmos. » Bref, Denis Grozdanovitch nous donne de belles leçons de littérature et d’art de vivre – affirmant que le plus simple des arts de vivre est précisément de vivre en littérature, de se laisser instruire par « les vrais poètes – et par là [il] désigne tout aussi bien les prosateurs inspirés – [qui ont le don] de répertorier les détails adventices qui confèreront son degré de vraisemblance à la scène ou aux émotions décrites », ces petites choses qui parlent très bas à notre cœur d’une vérité oubliée, et l’enchantent de l’y ramener.

De cette nécessité de se pencher vers les humbles, les modestes « insignifiances », l’auteur va faire « le tremplin d’un enthousiasme métaphysique désinvolte. » (Ici, chaque mot compte, doit être pesé, ramené à son ingénuité…) Il va nous déployer une métaphysique du petit contre la folie destructrice du grand, de l’énorme mortifère. Pour ce faire, il rappelle ses analyses des nombres, dont les lois qui les régissent changent au passage de seuils, ce qui s’accorde à l’affirmation de Galilée selon laquelle le monde n’est pas linéaire, mais rompu de « bifurcations ». Selon ces vues, le réel véritable est « illogique », sa logique joue ; ce fait capital, « la pensée linéaire – à laquelle nous demeurons tragiquement inféodés aujourd’hui – ne parvient que très difficilement à [le] prendre en compte » ; hélas ! cette « ignorance têtue ne peut que nous mener au désastre. »

Ainsi que l’avait vu Nietzsche, plutôt que de nourrir « d’idées claires et distinctes » des êtres anesthésiés d’être coupés de leurs racines, il faut d’abord apprendre aux hommes « à sentir correctement » ce qui est « ainsi et pas autrement ». Les maîtres en ce domaine sont les poètes, dont le plus merveilleux enseignement, aussi bien que le plus obscur, est celui des « correspondances », qui relient les choses apparemment les plus éloignées, comme une haute futée et la nef d’une cathédrale, car elles compensent « notre sérieux éternel par le délice des fulgurantes fusions poétiques inattendues », lesquelles sautent par-dessus les bifurcations avec l’allégresse des cabris.

 

Propos d’altitude, François Cassingena-Trévedy, Albin Michel, 2022, 256 p. , 21,90 €.

La gloire des petites choses, Denis Grozdanovitch, Grasset, 2022, 224 p. , 20 €.

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