Sous son propre label Piano 21, le pianiste franco-chypriote Cyprien Katsaris redonne ses lettres de noblesse à l’art parfois dénigré de la transcription et revisite ainsi en les sublimant quelques chefs-d’œuvre de Camille Saint-Saëns (1835-1921).
Jusqu’à l’avènement de la musique enregistrée, la seule possibilité de diffusion massive des œuvres orchestrales passait par la réduction au piano de la partition. Une véritable industrie se développa, permettant à tout mélomane d’en prendre connaissance à domicile, du moins dans les foyers possédant un piano. Tombées en désuétude depuis le milieu du XXe siècle, les transcriptions ne tardèrent pas à se voir méprisées comme n’étant qu’un pâle et maladroit reflet de l’œuvre originale. Depuis quelques années pourtant, nombre de musiciens en redécouvrent qualités et vertus et explorent ce vaste pan du répertoire pour clavier.
Les redoutables transcriptions de l’œuvre de Camille Saint-Saëns pour piano seul exigent une musicalité accomplie doublée d’une technique à toute épreuve. Cyprien Katsaris s’y ébat à son aise et nous épate.
Traductions fidèles
Le célèbre Carnaval des Animaux qui ouvre le feu fait l’objet d’une transcription de Lucien Garban (1877-1959), ici légèrement retouchée par Katsaris. Nous sommes conquis d’emblée par la luxuriance des couleurs et des effets obtenus par le pianiste qui parvient à se substituer à l’effectif instrumental requis : deux pianos, deux violons, un alto, un violoncelle, une contrebasse, une flûte, une clarinette, un harmonica et un xylophone. Composée à l’occasion d’un Mardi Gras, la « Grande fantaisie zoologique », dont l’auteur avait interdit l’exécution et la publication de son vivant – elle ne fut publiée qu’en 1951 –, se dévoile ici en une version mêlant humour et poésie avec le plus grand bonheur.
Plus étonnante est la rare transcription de la Symphonie n°3 op. 78 dite « avec orgue », dédiée par Saint-Saëns à Franz Liszt, autre magicien du clavier. Elle est due au professeur américain Percy Goetschius (1853-1943), puis modifiée par Katsaris pour la rendre encore plus proche de la version initiale. Restituer le kaléidoscope des couleurs orchestrales avec pour tout moyen les touches noires et blanches du piano, voilà qui relève presque de la magie. Comment Katasaris réussit-il cette prouesse ? Grâce à sa profonde compréhension de cette symphonie, une des plus représentatives de l’école française avec celles de Berlioz, Lalo et Franck. En entendant l’interprétation gravée ici, on ne peut s’empêcher de la rapprocher du style lisztien aboutissant à de puissantes acmés. De la poésie éthérée du Poco Adagio à l’embrasement de la fugue finale, tout déborde d’une saine et revigorante énergie.
C’est Georges Bizet (1838-1875) lui-même qui réalisa la transcription du Concerto pour piano n°2 op. 22 écrit en 1868, une des pages les plus flamboyantes de Saint-Saëns. Là encore, Cyprien Katsaris enjolive la transcription de traits virtuoses afin de combler les parties instrumentales manquantes. Et quel tour de force que de confier à la main droite les deux portées du piano solo et d’exprimer avec la gauche la brillance d’un orchestre fourni ! C’est magnifique de bout en bout et l’époustouflant Presto final défile comme emporté par une impérieuse bourrasque.
À propos de la Danse macabre op. 40 sur laquelle il travaillait, Franz Liszt (1811-1886) avoua à son confrère son « inhabilité à réduire au piano le merveilleux coloris de la partition. À l’impossible nul n’est tenu. Jouer de l’orchestre sur le piano n’est encore donné à personne ». Cette version du poème symphonique par le maître de Weimar exacerbe le tempo de valse, conférant au thème une allure aussi entêtante que diabolique renforcée les incursions grinçantes dans le registre aigu de l’instrument. Katsaris la complète de folie digitale afin de restituer l’opulence des sonorités originales. La Danse Macabre prend ainsi une dimension absolument magistrale !
Servi par soi-même
Saint-Saëns a réalisé plusieurs transcriptions de ses propres œuvres, comme le grandiloquent Hymne à Victor Hugo op. 69 de 1881 et la rutilante Bacchanale extraite de Samson et Dalila. Par-delà sa teinte orientaliste, la fantaisie pour piano et orchestre Africa op. 89 décoche, en 1891, un clin d’œil malicieux aux Rhapsodies hongroises de Liszt. La transcription fut réalisée directement par le compositeur qui indiquait à son éditeur Durand : « Je vous renvoie Africa avec les corrections que j’ai faites en rouge pour que vous les trouviez plus facilement. Ayant reconnu à l’usage que le morceau ainsi arrangé pour piano seul était terriblement fatigant, j’ai indiqué une vaste coupure qui permettra aux personnes habiles mais non athlétiques d’exécuter cette horreur, et d’éviter aux autres le désolant spectacle d’un être humain échevelé et en sueur luttant infructueusement contre un piano ». C’est évidemment de la version intégrale que nous gratifie le performant Katsaris pour notre plus grande joie. Son pianisme trépidant et survolté nous désoriente par ses changements de rythmes et de sonorités. Les cultures d’Europe et d’Afrique se télescopent avec panache.
L’Allegro appassionato op. 70 apparaît en comparaison bien conventionnel. Toutefois la fluidité du jeu et l’ampleur du geste de l’interprète séduisent et impressionnent. La piquante Valse canariote et la Valse nonchalante complètent le programme.
La première musique de film jamais commandée à un compositeur
Le disque se clôt avec la première musique de film de l’histoire du 7e art. Sollicité par les sociétaires de la Comédie-Française à l’aube du XXe siècle, Le film d’Art allait produire une série de « pièces cinématographiques » sur des sujets historiques. L’assassinat du duc de Guise fut réalisé par André Calmettes et Charles Le Bargy sur un scénario d’Henri Lavedan, de l’Académie Française, avec notamment Albert Lambert (Guise) et Charles Le Bargy (Henri III). La première projection eut lieu le 17 novembre 1908. Le film rencontra un immense succès international.
Novateur de 73 ans, Camille Saint-Saëns instrumenta son opus 128 pour cordes, piano et harmonium. D’emblée, il jeta les bases qui gouvernent encore toute “B. O.” et instaura « une logique mimétique qui met en lumière les pensées et sentiments des personnages à l’écran » (Mélissa Arnaud). Collant au scénario en cinq tableaux de cette tranche d’histoire opposant Henri III au duc de Guise, la partition, pour expérimentale qu’elle soit, témoigne de sa capacité à se renouveler. La réduction au piano de Léon Roques (1839-1923) suit de près l’original pour ensemble instrumental. En bonus, le DVD propose judicieusement une version du film restaurée en 2020 sur laquelle Katsaris interprète la partition de Saint-Saëns.
Les chaudes couleurs du Bechstein D-282 Grand Concert enregistré en l’église évangélique Saint-Marcel de Paris afin de s’approcher de l’acoustique du concert bénéficient d’une superbe prise de son. Agrémentée de textes éclairants signés Melissa Arnaud et Loïc Serrurier, cette parution discographique élégamment conçue mérite de figurer dans toute bonne discothèque.
Illustration : Affiche et image de L’assassinat du duc de Guise, premier film avec “bande originale” de Saint-Saëns !
Camille Saint-Saëns, Le Carnaval des animaux, Symphonie n°3, Danse macabre, Concerto pour piano n°2, L’Assassinat du duc de Guise, Cyprien Katsaris, piano,
2 CD + 1 DVD Piano 21 064-N