La mondialisation paraît marquer le pas. Mais le système politique et économique est-il prêt à annuler plusieurs décennies d’efforts transnationaux ? Guillaume Vuillemey le pense mais fait l’impasse sur ce qu’un véritable souverainisme doit être pour être efficace.
Le concept de démondialisation, pour séduisant qu’il soit, à première vue, n’en contient pas moins une aporie qui le rend contradictoire dans son application pratique. Indissociablement lié à l’idée de recul du capitalisme, il se heurte néanmoins à deux écueils irrésistibles : la logique d’accumulation illimitée du capitalisme conjuguée à sa vitesse d’accélération irrépressible. En outre, la démondialisation repose sur l’incompressible postulat du volontarisme des États ; ce n’est pas le moindre des paradoxes de constater que ces derniers, depuis des décennies, n’ont pourtant eu de cesse d’organiser méthodiquement, « impolitiquement », leur affaiblissement pour le bénéfice exclusif des multinationales. Dès lors, non moins paradoxalement, la démondialisation supposerait, en pratique, que ces mêmes multinationales acceptassent de restituer aux États les privilèges juridiques et fiscaux indûment dévolus par eux à celles-là. Or, cette opération s’avère d’autant plus chimérique que les grandes entreprises transnationales, n’ayant plus aucun lien substantiel avec les États, se caractérisent, justement, par leur capacité élastique à imaginer des stratégies d’évitement ; l’impuissance publique cède ainsi le pas à l’émergence d’une puissance privée de plus en plus incommensurable.
Incommunicabilité structurelle entre les gouvernés et leurs dirigeants
Confronté, comme tout un chacun, au constat de la raréfaction des biens communs, sinon à leur destruction, Guillaume Vuillemey, professeur de finance à HEC Paris, plaide, néanmoins, dans un essai aussi didactique que brillant, pour la restauration d’« une nouvelle forme de souveraineté économique, requérant un protectionnisme social et environnemental ». Balayant l’idée que la mondialisation aurait toujours existé, il relie au contraire celle-ci à « cet événement considérable que constitue l’ouverture des mers permises par les ’’grandes découvertes’’ des XVe et XVIe siècles ». Le commerce lointain sur des espaces maritimes (la haute mer) indifférenciés, uniformisés et exemptés de toute tutelle étatique, a détaché, dissocié, l’économie du monde terrestre frontiérisé. Il s’est déterritorialisé au point d’avoir engendré deux mondes, celui des « mobiles » acceptant d’autant mieux de se soumettre à un « droit parallèle » (essentiellement commercial et maritime) qu’ils en sont les instigateurs et celui des « immobiles » « enracinés [volontairement ou non] dans un environnement local » et dépourvus de « la capacité d’arbitrer en permanence entre les coûts et les avantages offerts par différents ordres juridiques ». Dans le sillage de Karl Polanyi qui fut le premier à penser l’économie capitaliste libérale comme une rupture fondamentale d’avec l’économie précapitaliste communautaire et enracinée, Vuillemey considère que « le désencastrement de l’économie correspond au départ des mobiles, qui s’éloignent des sociétés organisées pour rejoindre un monde sans État ; d’où la séparation de la sphère sociale en deux mondes distincts ». Analysant les conséquences sociales et politiques de la mondialisation et de ses inévitables excès, l’auteur souligne intelligemment le caractère pathogène du populisme conçu bien davantage comme l’expression première d’un symptôme – résidant, précisément, dans l’incommunicabilité structurelle entre les gouvernés et leurs élites dirigeantes – : « historiquement, affirme l’auteur, l’essor du populisme coïncide avec des périodes d’accélération ou d’approfondissement de la mondialisation ». En ce sens, la mondialisation recèle une dimension tragique, la nature humaine n’échappant que difficilement au démon de l’hubris.
Une démondialisation authentique ne peut que déboucher sur une restauration pleine et entière du politique.
Guillaume Vuillemey ne se borne pas aux seules évidences, dans la mesure où il suggère de sortir de la mondialisation par la reterritorialisation aux fins de recouvrer les communs si abondamment sacrifiés sur l’autel des intérêts privés mercantiles. Il oppose, pour ce faire, une démondialisation procédant « d’une force démocratique intérieure à chaque communauté politique », et une démondialisation extérieure ne se définissant pas par « l’affirmation de ce qui est propre, mais par le rejet de ce qui est autre (…) ; cette seconde vision du protectionnisme étant condamnée à l’échec ». Toutefois, le byzantinisme de cette dichotomie masque mal la contradiction foncière qui fragilise le bel équilibre de la démonstration. Tandis que l’auteur, à bon droit, exhorte à une repolitisation de l’économie par son « réencastrement » terrestre au sein des communautés politiques, il paraît pusillanimement en récuser les conséquences nécessaires ultimes, lesquelles se manifestent par un retour au concept tabou des frontières. Un « intérieur » politique ne pouvant se concevoir qu’en référence à un « extérieur » non moins politique, sur le mode agonal de la relation dialectique entre « eux » et « nous », une démondialisation authentique ne peut que déboucher sur une restauration pleine et entière du politique – et, partant, de la souveraineté, terme que l’auteur peine à utiliser sans épithète, par peur d’effaroucher une certaine bien-pensance germanopratine. Conjurant un protectionnisme « qui ne soit pas un retour vers les solutions du passé », mais enté sur « la définition d’une nouvelle souveraineté en prise avec les enjeux sociaux et environnementaux de notre temps », notre essayiste fait choir de lui-même le somptueux édifice critique qu’il avait magistralement échafaudé sous nos yeux.
« On est souverain ou on ne l’est pas ! »
Cette « souveraineté sociale et environnementale » qu’il appelle de ses vœux nous semble aussi factice et inopérante que le fuligineux et antithétique concept de « fédération d’États-nations », naguère défendu par les chantres du Traité de Lisbonne. Dans les deux cas, on assemble des notions qui sont soit antinomiques (fédération et État-nation), soit synecdochiques (la souveraineté réduite aux acquêts du social et de l’environnemental) pour mieux les neutraliser et, in fine, les vider de toute substance, dans l’objectif de leur ôter tout venin supposément polémique ou sujet à controverses. Or, comme le disait Philippe Séguin dans son fameux discours du 5 mai 1992 devant l’Assemblée nationale, la souveraineté est « une notion globale, indivisible comme un nombre premier. On est souverain ou on ne l’est pas ! Mais on ne l’est jamais à demi. Par essence, la souveraineté est un absolu qui exclut toute idée de subordination et de compromission ». Mettre l’accent sur le social et l’environnemental, comme pour nier – implicitement mais nécessairement – le fait que la souveraineté est une notion englobante, c’est-à-dire d’emblée exonérée de tout adjectif – qu’il soit superlatif ou minoratif – revient, une fois encore, à s’arrêter au milieu du gué. En d’autres termes, la démondialisation ne peut se faire à moitié, dès lors que l’on prétend, politiquement, l’indexer à l’exercice effectif de la souveraineté de l’État. Dans son essai, Guillaume Vuillemey en tient pour un protectionnisme devant servir « à défendre une vision du bien commun sur un territoire donné », ajoutant, de plus, que « la définition du bien commun est au cœur de l’activité politique ». C’est dire que franchir le pas dans le sens d’une subsomption intégrale de l’économique sous le politique implique logiquement, volens nolens, d’en désirer tous les effets, y compris les plus déplaisants (jusqu’à même se fâcher avec un partenaire commercial), quitte, précisément, à être polémique. Julien Freund considérait justement que « dire d’une chose qu’elle est politique, c’est dire qu’elle est polémique ». Sauf à être le résultat d’une hypothétique action concertée des États eux-mêmes qui choisiraient d’inaugurer un cycle vertueux de reterritorialisation, toute démondialisation ne s’accomplira que sous des formes unilatérales, c’est-à-dire éminemment politiques, au risque d’affrontements belliqueux que notre auteur s’ingénie à vouloir exorciser, au nom d’une « démondialisation raisonnée », entendue comme « réponse démocratique, juste et efficace à la destruction des biens communs ». D’ailleurs, il serait illusoire de croire que les solutions préconisées – taxation, tant des biens traversant les frontières que des flux de capitaux entre filiales d’un même groupe – prendront corps ex nihilo. Pour qu’elles ne restent pas lettre morte, le politique devra fortement agir sur le levier de la souveraineté nationale, sans laquelle toute mesure de protectionnisme est vouée à n’être que nominale.
Illustration : Attaque d’une enseigne planétaire d’alimentation pendant la mobilisation des Gilets jeunes en 2019.
Guillaume Vuillemey, Le Temps de la démondialisation : Protéger les biens communs contre le libre-échange, Seuil, « La République des idées », octobre 2022, 112 p. , 11, 80€