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Santo subito, ma non troppo

Voici quelques temps déjà, on apprenait ce qu’il en coûte de vouloir canoniser les gens à la hâte et parfois même de leur vivant. Nous l’apprenions à la faveur, si l’on peut dire, des affaires, ou de l’affaire, Vanier-Philippe.

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Santo subito, ma non troppo

Pour les catholiques de France, l’onde de choc fut terrible : Jean Vanier, fondateur de l’Arche, et le Père Marie-Dominique Philippe, fondateur de la Communauté Saint-Jean, étaient accusés d’abus sexuels sur majeurs. Les déclarations fracassantes de témoins, dans le contexte sociétal de la « balance » des abuseurs, arrêta net la trajectoire post-mortem de ces deux figures charismatiques pourtant déjà bien en place sur la rampe de lancement vers la gloire des autels.

Les révélations – quelque peu floues – entourant ces affaires insistaient sur l’existence du père Thomas Philippe, frère de Marie-Dominique, comme lui dominicain, et de son rôle crucial dans ces abus. De temps à autres, dans la littérature sur ce sujet, apparaissait le nom d’un autre dominicain – décidément ! – problématique, oncle des deux autres : le père Thomas Dehau. Bref, le voile se levait péniblement sur une famille, sur un ordre religieux, à une époque de tourmente, sur une généalogie du « crime ». Si on pouvait encore croire à l’époque que, finalement, tout ce déballage n’était, dans le contexte #MeToo, qu’une attaque ourdie par les ennemis du dehors ou du dedans contre des personnalités proches de Jean-Paul II, ayant orbité autour de la mystique Marthe Robin (soit dit en passant : elle n’aura pas été des plus clairvoyantes sur ce coup-là !) et ayant joué un rôle prépondérant dans le catholicisme de résistance d’après-concile, hélas, trois fois hélas, le double rapport émanant de l’Arche et des Dominicains, rendu public ce lundi, semble non seulement de ne plus nous permettre d’avoir des doutes sur les accusations portées mais nous révèle la nature profonde de l’affaire.

Encore la Gnose

En effet, les rapports nous dévoilent ni plus ni moins que l’existence d’une « secte » ou d’un « cénacle », ayant eu pour gourou le P. Thomas Philippe, professant une gnose mystico-érotique dans la ligne de celles des anciens phibionites ou de Vintras qui, avec son Œuvre de Miséricorde, à Tilly-sur-Seules, mélangeait allègrement les accouplements et les effusions spirituelles, dans un bouillon mystique tourbillonnant des plus répugnants. Passons sur les détails scabreux de ce cénacle (sur lesquels La Croix est plus explicite) pour dire simplement que tout commence avec une « révélation » reçue par Thomas Philippe de la part de la Vierge devant une représentation de celle-ci, à Rome, un jour de 1938. À moins qu’il ne faille remonter plus haut et aller jusqu’au père Dehau et à sa dirigée Hélène Claeys-Bouuaert, mystique mariale. Cette affaire n’est pas sans rappeler, par certains aspects, celle des mariavites polonais à leurs débuts ou encore celle des Franciscaines de Sant’Ambrosio à Rome dans la seconde moitié du XIXe : mariologie plus que déficiente, révélations justifiant une spiritualité dévoyée, enfin glissement dans une sensualité revendiquée comme vecteur mystique et évidemment le tout caché aux non-initiés.

Multiples tensions ecclésiales

Suite à des dépositions au Saint-Office, le P. Thomas Philippe est condamné en 1952 et en 1956 mais cette condamnation reste en partie secrète. En 1957, c’est le P. Marie-Dominique qui est condamné pour « conception erronée de la direction spirituelle » sans que l’on sache vraiment ce que cela recouvre ; Marie-Dominique Philippe aurait poussé l’une ou l’autre de ses dirigées dans les rets de son frère Thomas. Les deux condamnations sont le résultat d’une enquête faite par un membre du Saint-Office, le Cardinal Paul Philippe (aucun lien familial avec les autres). Celui-ci effectue cette enquête dans un contexte de tension interne à l’Ordre dominicain et avec une charge morale énorme compte tenu de ce qui le lie spirituellement et intellectuellement au Père Thomas : Paul Philippe est en effet dominicain et ancien élève de Thomas.

Quelques années avant cette enquête, outre les avertissements du bienheureux carme Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, le Saint-Office avait été alerté par un autre dominicain, le P. Louis-Bertrand Guérard des Lauriers. On ne peut guère soupçonner le P. des Lauriers de parti pris idéologique, pas plus que le Cardinal Philippe, puisqu’ils appartenaient à la même sensibilité intellectuelle que celle des Philippe. Il faut rappeler, en effet, que toute cette histoire d’influences sous divers modes se joue sur un fond de tensions ecclésiales entre progressistes et conservateurs, mais aussi entre Rome et l’Ordre dominicain, d’une part, et, d’autre part, sur des tensions aigües à l’intérieur même de l’Ordre. C’est aussi Paul Philippe qui aura freiné, en connaissance de cause, l’accession au sacerdoce de Jean Vanier, celui-ci ayant été initié à la gnose du Père Thomas Philippe et l’ayant mise en pratique.

Avant les rapports, on a pointé d’un doigt accusateur la doctrine aristotélico-thomiste de « l’amour d’amitié » telle que le P. Marie-Dominique Philippe – dont la place dans ce délire mystique n’est pas parfaitement claire – l’enseignait. Cette doctrine, qui n’a rien de répréhensible ni de contraire au dogme et aux mœurs, aura sans doute été mal comprise et dévoyée, ce qui dans un contexte de spiritualité affective, sensible voire sensuelle, est logique. Mais la réalité est plus obscène, plus triviale et, on l’a vu, non inouïe : il s’agit, encore une fois, d’une déviance gnostique reposant sur des élucubrations hérétiques, alimentées par des sensibilités débridées, sinon perverses, sur une espèce de folie voire sur des influences préternaturelles.

La responsabilité de l’Église et des Dominicains

Une chose est claire, cependant, quant au rôle joué par les cadres de l’Église et de l’Ordre dominicain : si ce que révèlent les rapports est vrai, et il semble bien que cela le soit, pourquoi n’avoir pas condamné clairement et publiquement les gravissimes dérives mystiques du Père Philippe ? Pourquoi, après la mort du Cardinal Philippe en 1984, avoir laissé et les Pères Philippe et Jean Vanier agir à leur guise ? Avait-on perdu la mémoire ? Si, au contraire, cette histoire à peine croyable devait se montrer fausse, les cadres de l’Église, ceux de l’Ordre des Dominicains et ceux des Frères de Saint-Jean, seraient coupable de mensonge et de diffamation. Dans tous les cas, il reste encore des choses à clarifier et à interroger le rôle des institutions. Évidemment, on ne saurait faire l’impasse sur le contexte social qui est le nôtre où les affaires de mœurs, surtout si des mineurs ou des femmes sont impliqués, soulèvent une indignation globale, parfois intempérante : une même affaire entre personnes consentantes, bien que délirantes, ou à une autre époque, aurait fait deux fois moins de bruit.

Pour finir, il serait bon de clarifier, tout de même, le rapport à la spiritualité, aux révélations particulières, à la voie mystique, enfin à un certain discours théologique en général et celui concernant le corps en particulier. Venir ou en revenir à la doctrine prudente et saine de saint Jean de la Croix dans des matières où les embûches sont nombreuses. En 2007, Pierre-Emmanuel Dauzat publiait Les Sexes du Christ, essai sur l’excédent sexuel du christianisme ; ce livre, agaçant sur bien des points, soulève cependant deux-trois questions ou difficultés qu’il serait bon d’entendre et de prendre au sérieux. Au risque de choquer, je tiens qu’il y a dans un certain catholicisme le substrat idéal pour les déviances dont nous parlons.

Illustration : Jean Vanier fondateur de la communauté de L’Arche après avoir reçu le Prix Templeton à l’église St Martins-in-the-Fields de Londres, © AP Photo/Alastair Grant.

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