Au-dessus de la célèbre frise qui alterne les « N » de Napoléon III et les « E » de l’impératrice Eugénie, les deux drapeaux, français et européen, flottent désormais sur l’Opéra Garnier. Longtemps dépourvu de ce double attribut euro-national, il se devait, comme tout bâtiment public national, d’arborer les deux emblèmes. Car, quoi que nous pensions de « l’Europe de Bruxelles », nous nous y sommes désormais habitués, à cette juxtaposition du drapeau national et du drapeau de l’Union, que ce soit sur les édifices publics, derrière le président de la république, sur ses portraits officiels ou lors de ses allocutions, ou encore sur les bateaux-promenade parisiens, à la poupe desquels sont installés les deux… pavillons.
Et souvenons-nous des six mois de présidence française de l’Union, en 2008, pendant lesquelles une savante armature permit aux deux drapeaux géants de flotter côte à côte sous l’Arc de triomphe de l’Étoile.
Or, le mois dernier, après l’assassinat par les islamistes d’un ressortissant britannique, on vit David Cameron s’avancer devant un pupitre et prononcer un discours sur cette tragédie. Derrière lui, deux drapeaux : à gauche, le drapeau britannique, « l’Union jack », celui-là même qui risquait de disparaître après 307 ans d’existence si le récent référendum écossais avait abouti à un « oui à l’indépendance ». Et sur sa droite…le même drapeau britannique ! Jusque dans ce décor protocolaire, les Britanniques nous rappellent leur conception de « l’Europe à deux vitesses »…
Tant pis pour vous, amis Britanniques, si vous n’en voulez pas, car il est pourtant joli, ce drapeau ! Un champ d’azur avec en son centre un cercle formé de douze étoiles d’or. Adopté en 1986, le drapeau semblait correspondre aux 12 pays alors membres, les onzième et douzième pays, l’Espagne et le Portugal, venant d’intégrer les Communautés européennes (1er janvier 1986). On put imaginer que l’entrée de nouveaux États membres aurait entraîné l’addition d’autant d’étoiles supplémentaires sur le drapeau, à l’instar de la “bannière étoilée” américaine, qui passa progressivement, entre 1777 et 1960, de 13 à 50 étoiles blanches sur champ d’azur. Mais il n’en fut rien, le drapeau resta inchangé en 1995, année du passage de 12 à 15 membres, et lors des élargissements suivants.
Puisqu’il ne s’agit pas du nombre des pays membres, que représentent donc les 12 étoiles ? Une version laïque veut que le nombre ait été choisi pour son évocation symbolique d’une certaine perfection ou d’une plénitude cosmique : 12 heures de la journée, 12 mois de l’année, 12 signes du zodiac, 12 travaux d’Hercule, etc.
L’histoire de la création de ce drapeau nous ramène en décembre 1955, lorsqu’il fut adopté, après concours, par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, ONG née en 1949 qui, bien qu’effacée par l’omniprésente et écrasante Union européenne, fonctionne toujours. Elle siège à Strasbourg et veille notamment à la défense des droits de l’homme et à la promotion de la culture européenne.
Remarquons que le Conseil de l’Europe, ayant “donné” son drapeau aux CE en 1986, ainsi que son hymne, l’ode à la joie de la symphonie n°9 de Beethoven, n’arbore plus qu’un simple logo, en lieu et place d’un drapeau spécifique : champ bleu azur, 12 étoiles d’or, et lettre E, blanche, entourant le cercle d’étoiles.
Revenons au concours de 1955, remporté par Arsène Heitz, un artiste alsacien affirmé comme fervent catholique : selon ses dires, il s’est inspiré de la représentation traditionnelle de la Sainte Vierge, ceinte d’une couronne de 12 étoiles, ainsi décrite dans l’Apocalypse de Saint Jean (12.1) : «Un signe grandiose est apparu dans le ciel, une femme revêtue de soleil, la lune sous ses pieds, et sur sa tête une couronne de 12 étoiles». Heitz a placé la couronne d’étoiles sur un fond bleu, couleur traditionnelle du manteau de Marie.
Pour maints dirigeants chrétiens-démocrates à l’origine de la construction européenne, cette inspiration fut bienvenue. D’une certaine manière, l’Europe ne se retrouvait-elle pas placée sous la protection de la mère de Jésus ? Et est-ce bien un hasard si le texte portant adoption du drapeau fut signé le 8 décembre 1955, fête de l’Immaculée Conception ?
Quelque cinquante ans plus tard, le projet de Constitution européenne, rejeté par la France et les Pays-Bas en 2005, prévoyait d’institutionnaliser le drapeau européen comme un des symboles de l’Union européenne. Est-ce parce qu’ils connaissaient la genèse du drapeau que certains eurocrates, peut-être issus d’autres obédiences, l’ont finalement et volontairement passé sous silence dans le Traité de Lisbonne de 2007, qui, pourtant, reprenait l’essentiel du projet de Constitution ? D’ailleurs, par précaution, les précédents Traités fondateurs, Rome et Maastricht, furent également modifiés en ce sens.
Si les traités ne contiennent pas ou plus d’article mentionnant les symboles de l’Union, notons que 16 des 27 États membres (la France, pas plus que la Grande-Bretagne, ne faisant pas partie des 16) ont tenu à rappeler dans l’acte final du Traité de Lisbonne leur attachement au drapeau étoilé sur fond bleu, comme d’ailleurs à l’hymne européen, à l’euro et au 9 mai en tant que Journée de l’Europe.
Quant à sa signification originelle, le mieux est de lui conserver une certaine confidentialité : si sa dimension religieuse venait à être publiquement révélée, il est à craindre qu’on se dépêcherait d’en fabriquer un autre, libre de toute allusion non-laïque !