Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Franck Bouysse ne part pas à la recherche du temps perdu, puisqu’il pense que le temps n’est jamais perdu, qu’il reste là, comme une brume sur une combe, qu’il continue sa vie, peuplée de fantômes, d’événements qui se sont desséchés, quasi momifiés, mais continuent néanmoins de vivre et d’agir.
Pas étonnant que Harry, le héros de L’homme peuplé (éd. Albin Michel), dit que « le temps ici, c’est de la poudre d’os ». Ici, c’est une ferme isolée au lieudit du Bélier, où cet écrivain en panne d’inspiration s’est installé pour tenter le diable de la première phrase, celle qui met en branle l’écriture. Et pour passer le temps, il lit les Mémoires d’un paysan du vingtième siècle, qu’il appelle « une bible paysanne », ou il descend au village pour boire un café avec Sofia, qui tient l’épicerie-buvette.
Franck Bouysse débusque les correspondances baudelairiennes partout enfouies ; avec lui, tout parle, les gens, les choses, les maisons, les animaux, et même les esprits qui hantent les lieux. Alors, s’il vous dit que son héros lit une bible paysanne, il ne faut pas prendre ça à la légère, il faut s’arrêter, peser le mot, déployer l’infini de ce qu’il porte. Ainsi, le mystérieux voisin de Harry s’appelle Caleb, sa mère, Sarah, à qui « personne n’a jamais connu d’homme », ce qui pousse l’écrivain à conclure en plaisantant qu’il y a ici « un nouveau messie ». Mais il ne faut pas plaisanter, prévient le maire. On se souvient de Sarah, l’épouse d’Abraham, qui eut un fils dans son extrême vieillesse ; mais sait-on que Caleb est le second fils de David, que son nom signifie « le père est puissant » ? Alors, le lieudit du Bélier, il faut peut-être comprendre que c’est le contraire du lieu de l’agneau, le bien donné par Dieu. Et le puits interdit de la ferme de Caleb n’est pas le puits où le Christ, l’Agneau, propose à la Samaritaine l’eau vive, mais celui où croupit une eau morte. Tout est à l’avenant. Vous pouvez passer outre et vous contenter de l’histoire, remarquablement bien construite, avec des personnages fascinants. Mais si vous prêtez attention aux eaux souterraines, au bruit qu’elles font sous le sol enneigé, alors vous entrerez dans un livre cathédrale, un livre de haute futaie, et vous irez à votre lecture comme Caleb allait à la messe, « en espérant que le curé aura tiré autre chose de la lecture des Écritures », autre chose que ce que tout le monde croit lire.
Il y a aussi la nature, telle que la sent Franck Bouysse, une nature avec laquelle on vit en complice, en ermite recueilli. De très belles scènes évoquent cette nature, à la fois cruelle et protectrice comme l’est Sarah, celle de l’agneau rejeté par sa mère, de la renarde piégée qu’on délivre et guérit ; puis le brouillard, attirant, habité, le jour et ses gloires, la nuit et ses ombres. Un sens panique de la vie, comme chez le premier Giono, mais dans un environnement d’aujourd’hui, avec électricité, téléphone mobile et voiture 4×4. De profondes interrogations sur l’amour, le couple, la femme qu’on dit être celle de sa vie, et le rapport de tout cela avec la création romanesque. N’oublions pas que Harry est écrivain, qu’il cherche à retrouver l’inspiration, celle qui permet d’écrire un vrai « livre d’écrivain », et qu’il a sur ce travail des idées précises. Il sait qu’écrire ajoute à l’existence, que les grands livres « maîtrisent le temps », que les grands auteurs ignorent le temps qui se déroule selon les montres et les horloges, qu’ils ont traversé ce qu’on prend pour le temps, qu’ils s’en sont saisi à rebours, qu’ils l’ont retroussé, détroussé ; ce faisant, ils sont en accord avec l’antique sagesse paysanne dont Sarah est la survivante, elle qui ne veut pas d’horloge, qui soutient que le temps est une inutile invention des hommes, qu’il s’agit simplement de vivre en faisant son travail. L’écrivain ne rejette pas le temps, il en fait un usage nouveau, qui révèle ses étonnantes propriétés négligées.
Harry a bien fait de venir s’installer dans cette ferme où le temps n’est « plus une succession de moments déjà vécus, mais une suite insoupçonnée de rapports au monde », où le temps, comme on dit machinalement, s’est arrêté. Franck Bouysse va prendre ce lieu commun à la lettre, il va en faire le ressort de son histoire, et par la puissance de son art, il va créer un formidable conte fantastique d’un réalisme granitique, une sorte de mythe biblique, une légende évidente, qui s’impose à nous avec son mystère et son goût de mort, mais aussi avec ses forces de vie auxquelles on ne comprend rien, mais auxquelles il faut obéir – le secret étant d’ailleurs de leur obéir avec tendresse, avec amitié. Il faut aimer la vie malgré sa complicité avec la mort, parce que les morts ne sont pas morts, et que le mieux serait peut-être de mourir dès l’enfance, car ce serait une chose faite, qui permettrait de s’occuper du reste. Tout le mystère de notre condition est peut-être là : mourir enfant, afin de pouvoir grandir tout en restant un enfant. Mystérieuse sagesse, dont Franck Bouysse nous fait goûter la force, avec un talent effroyablement efficace.
Après cela, Que reviennent ceux qui sont loin de Pierre Adrian (éd. Gallimard) pourrait paraître fade. Pourtant, très vite, la magie opère, une autre magie, celle de la tendre mélancolie, celle de la douceur du chagrin, celle de la vie qui s’écoule cette fois, et qu’on laisse s’écouler, comme on laisse couler le petit ruisseau où l’enfant que nous fûmes cherchait les salamandres au ventre doré. Mais ce n’est pas parce que l’eau coule que le ruisseau s’écoule et disparaît ; l’eau coule pour faire exister le ruisseau « tel qu’en lui-même », qui n’est qu’écoulement. Le thème est simple : un homme revient après plusieurs années d’absence à « la grande maison », peuplée de cousins, d’oncles et de tantes, habitée par une grand-mère oublieuse, mais néanmoins remarquable gardienne du passé. En y évoquant ses souvenirs, le héros ne plonge pas dans un temps perdu, il s’appuie sur « la certitude du passé, sa rassurante fixité. » Il s’aperçoit que ce qu’il a vécu dans ces lieux de vacances, d’autres enfants le vivent à leur tour, avec des variantes certes, mais qui n’altèrent rien de l’essentiel.
Cependant, si des choses stables se maintiennent, d’autres se sont évanouies, ou sont en cours d’effondrement. Ce temps des vacances d’autrefois que le narrateur tente de retrouver, il comprend, maintenant qu’il le revit autrement, qu’il était vide, qu’il était fait de bavardages sans contenu important, qu’ils ne servaient, et ne servent encore, qu’à faire sentir qu’on est là, qu’on se reconnaît sans se connaître, qu’on passe le temps ensemble. Même les amours prennent cette couleur d’absence, quand bien même on en revivrait la pointe extrême, le plaisir complet, mais qui se prend dans le silence, avant de se quitter, sans doute pour toujours. Cela se découvre sans douleur, sans chagrin, avec une sorte d’indifférence qui pourrait ressembler à de la sagesse, mais qui n’est que résignation, effacement accepté.
Les instants sont superficiels, les rencontres sont vaines, les liens sont menacés inéluctablement. Le narrateur se prend de tendresse pour Jean, un gentil gamin, pour lequel il se découvre capable d’attentions paternelles, sans oser rien de plus. D’ailleurs, pourrait-il s’il le voulait arrêter la marche du destin ? Il joue donc à aimer, mais n’aime pas. Heureusement en fin de compte, comme vous le verrez en lisant les dernières pages, qui se refusent à être poignantes. Que tout reste terne, sans force.
Le narrateur va à la messe, comme on y allait autrefois. Il y découvre un prêtre « ordinaire qui accomplissait son devoir avec docilité » devant une assemblée de vieux et de vacanciers, une assemblée qui ne chante plus. « Je récitais mes prières sans réfléchir, affligé par l’ennui désolant de l’office, par cette assemblée sénile qui ne chantait pas. » Quand il sort de l’église avec au bras sa grand-mère, qui trouve dans sa brume que « c’était une jolie messe », « une immense fatigue spirituelle » le gagne. « J’étais devenu superficiel ou fainéant, les efforts pour aimer et me laisser aimer, c’est-à-dire croire, me semblaient trop durs. » La religion a besoin de durée, or la vie d’aujourd’hui n’est plus qu’une succession d’instants sans consistance.
Cette impression terrible de l’inconsistance de notre existence n’est cependant pas le dernier mot du livre. Il y a des choses faites de granit en Bretagne. Des villages, des calvaires, des villes. Ces choses restent encore en place. La terre, les pierres et les constructions maçonnées résistent, donnent un sens à cette vie qui paraît n’en plus avoir. En dépit de toutes les tragédies ou de tous les amollissements, il faut « y revenir au plus vite afin de conjurer le sort qu’une absence trop longue aurait pu jeter. » Alors, quand on sait revenir de loin à l’endroit de nos rêves enracinés, quand on retrouve le chemin de nos ancrages, on se retrouve malgré tout, semblable, et terriblement autre. Alors, on comprend, à l’entendre dire par ceux qui ont mérité de s’exprimer ainsi, que « Brest était la porte du Ciel. »