Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Nous éprouvons le mal – que nous en soyons les auteurs ou les victimes – dans les temps où nous vivons, dans l’histoire à laquelle nous prenons part. Une histoire qui n’a pas de sens connaissable, et des temps qui sont toujours les derniers.
La question du mal est une vieille et difficile question, et qui ne cessera jamais de l’être. Et notamment sa compatibilité avec l’existence de Dieu, d’un Dieu tout-puissant et bon. La réflexion philosophique sur le sujet ne s’est jamais interrompue, et elle reste particulièrement riche dans le monde anglosaxon : il vaut donc la peine de s’y intéresser, ce par quoi je commence mon analyse. Reste qu’elle ne prend véritablement son sens que dans le contexte chrétien, ne serait-ce que parce que Dieu s’y incarne et prend sur lui le péché et la souffrance du monde pour nous offrir le salut, répondant ainsi à l’interrogation du malheureux qui souffre, que les raisonnements philosophiques, même les plus pertinents, peuvent laisser dans la révolte ou dans l’indignation.
Le point central du livre que j’y consacre est le lien entre la question du mal et celle du temps et de l’histoire. Non seulement l’histoire de la généalogie du mal se déroule dans le temps, comme de même le salut de chacun, et donc l’expérience de la rencontre du mal, celui qu’on subit et celui qu’on commet, mais aussi et surtout la question de cette maturation de notre sort final, de cette réalité définitive qui sera la nôtre éternellement et qui se forge dans le temps au cours de notre vie. Et de la même façon, c’est dans le temps, dans ce qu’on appelle histoire, que le même développement vise cette fois toute l’humanité. Plus précisément, le sens même du temps est dans la possibilité de notre combat avec le mal, qui se déroule sous le regard aimant et juste de Dieu. D’ailleurs, Lui-même éternel et donc hors du temps, Il assume personnellement le temps et ses aléas par l’Incarnation, et donc notre histoire.
Le sens même du temps est dans la possibilité de notre combat avec le mal, qui se déroule sous le regard aimant et juste de Dieu.
La question du temps et de l’éternité fait donc étroitement corps avec la question du mal, telle qu’elle est appréhendée par la révélation chrétienne, et par elle seule. Il n’est dès lors pas surprenant que le christianisme soit de toutes les religions la seule qui ait développé une affinité avec l’histoire et lui ait reconnu un sens particulier. Il y a donc grand intérêt à évoquer simultanément les deux questions du mal et de l’histoire, afin de les éclairer mutuellement. C’est ce que j’ai tenté de faire dans ce livre.
Pour le lecteur de Politique magazine, deux aspects méritent une attention particulière. L’un est, bien sûr, la question du sens de l’histoire. D’un côté, il y a indéniablement une flèche du temps, un effet cumulatif, particulièrement visible en matière scientifique ou technique (hors catastrophe) : on bénéficie à chaque époque du travail de ses prédécesseurs et donc une forme de progrès est possible. Les médiévaux le savaient pertinemment, qui se décrivaient comme des nains juchés sur des épaules de géants, et donc voient plus loin que ces derniers. Et il peut y avoir aussi des progrès dans l’organisation collective ou à l’occasion dans la finesse des perceptions morales. Mais cette observation ne valide en rien ce qu’on appelle le progressisme, cette idée qu’un tel progrès est non seulement normal, mais qu’il est inéluctable sauf désastre, et qu’il donne par là son sens tant à l’histoire qu’à notre action en son sein. Car ce progrès du savoir n’est en rien un progrès du sens moral et moins encore du sens spirituel. Et donc il est compatible avec des régressions majeures – comme nous l’observons particulièrement aujourd’hui sur des points essentiels.
C’est chaque jour que nous perdons notre combat contre le mal, que nous le subissions ou que nous le provoquions (Saint Paul, Épître aux Romains (7, 15-21). C’est chaque jour que l’Apocalypse nous enseigne que le mal ne triomphera pas.
Ce qui veut dire aussi que le sens de l’histoire n’est pas en soi saisissable, le Christ lui-même ayant bien pris soin de souligner notre ignorance sur le jour et l’heure. Rien de tout cela ne doit empêcher d’agir, puisque nous avons une tâche à accomplir, chacun et ensemble. Mais cette tâche s’inscrit dans un grand récit dont la trame profonde nous reste insaisissable. Sans se leurrer sur notre capacité à lire les « signes des temps ».
L’autre aspect est, bien sûr, la question de la fin des temps, fort peu populaire chez nos prédicateurs (comme celle des fins dernières) et pourtant centrale à la foi, puisque c’est là que se présentera de façon aiguë la question du salut ultime, et le sens même de l’aventure humaine dans l’histoire. L’Apocalypse et certains autres passages de la Bible en parlent pourtant de manière grandiose. Même si leur message vise la totalité de l’histoire, ils parlent de façon essentielle des dernières étapes. Dès lors, nous ne pouvons échapper à la question du sens de ces textes dans cette perspective. Bien sûr, on vient de le rappeler, la trame profonde du grand récit de l’histoire nous échappe. Et les exemples historiques abondent d’essais d’interprétations de l’Apocalypse, sur la base d’événements alors contemporains, qui n’ont pas laissé de souvenir convaincant. Il ne peut donc s’agir ni d’une réponse finale, ni de certitude, tout au plus de thèmes de réflexion. Mais comme on pourra le voir plus en détails, suffisamment de traits de notre époque offrent une ressemblance ou une résonance avec des données de l’Apocalypse, comme la Bête (et ses prétentions idéologiquement totalitaires) ou Babylone (hédoniste et commerciale) pour donner matière à réfléchir.
Pierre de Lauzun, Dieu, le mal et l’histoire. Pierre Téqui, 192 p., 18 €.