Civilisation
De nouveaux types de dictature qui attestent le retour de la prévalence de la Realpolitik
Le caractère révolu des dictatures fascistes et communistes.
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La guerre en Ukraine révèle un Poutine très différent de l’image que les occidentaux avaient forgée. À examiner le cours des événements, les motifs invoqués, les résultats espérés, ce que l’on peut appréhender de la réalité, le chef russe apparaît comme le principal danger qui menace la Russie. Mais un comploteur professionnel acceptera-t-il d’être le jouet de ses propres complots ?
Quelques réflexions modestes sur une opération militaire préventive, donc injuste par nature, sauf cas rarissimes. Si on en croit la propagande pro-russe, la Russie a été provoquée par l’Otan et les USA. Si on en croit la propagande pro-occidentale, la Russie reprend le rêve impérialiste des tsars. La propagande ment, bien sûr, mais pas absolument, car elle s’appuie sur des faits réels, qu’elle s’ingénie à présenter sous un jour trompeur. Il est vrai que Joe Biden a remis en place des missiles que Donald Trump avait fait retirer. Mais en quoi cela serait-il une menace nouvelle pour la Russie ? Ces missiles ont été mis en place pendant la Guerre froide et n’ont jamais servi que de gesticulation. Si Trump les a retirés, c’était pour suivre sa politique de retrait, fondée sur l’idée que se conduire en gendarmes du monde était devenu ruineux pour les USA. Si Biden les a replacés, c’était pour manifester sa condamnation de la politique de Trump, et reprendre la politique d’engagement traditionnelle. C’est plus une péripétie de politique intérieure qu’un tournant dans la politique internationale. Si Poutine a vraiment pensé que cela le menaçait, il n’est pas un chef d’État au fait de l’histoire récente et des pratiques ordinaires de ses rivaux.
Il est vrai que l’Otan et l’Europe manœuvrent un peu sottement pour accrocher à leur train les anciens États satellites de l’URSS, qui néanmoins sont demandeurs. Mais ce n’est pas en vue d’envahir la Russie, ou de l’inquiéter militairement. Il s’agit plutôt d’un mouvement naturel à tout empire, qui rêve de grossir, ou paraître grossir, ce qui le plus souvent le conduit à sa perte, comme il arrive à la grenouille de la fable. Voyez l’histoire de l’empire perse, de l’empire romain, de l’empire napoléonien, de l’empire hitlérien, de l’empire soviétique… Si Poutine se croit vraiment menacé par cela au point qu’il serait obligé de prendre les devants en envahissant l’Ukraine, il n’agit pas en chef d’État lucide, mais en sot.
Il est vrai que la Russie entend garder le contrôle d’un certain nombre d’anciennes républiques qui faisaient partie de l’empire soviétique, qu’elle le fait de manière brutale, despotique. Il est vrai que les tsars de Russie avaient une politique similaire. Cela a provoqué quelques chocs entre empires, qui ont plus ou moins modifié l’état du monde. Le dernier de ces chocs a abouti au partage entre le bloc occidental et le bloc soviétique selon les accords de Yalta. Ces accords et ce partage ont pris un sacré coup dans l’aile avec l’effondrement de l’URSS, mais ils restent plus ou moins en place dans l’esprit des gens, et Poutine semble s’y accrocher pour des raisons complexes, où la nostalgie paraît jouer un rôle disproportionné.
Ce qui est certain, c’est que les politiques des USA et de la Russie obéissent à des règles constantes, qui sont celles d’empires hégémoniques, chacun avec ses forces et ses faiblesses propres, qui évoluent au fil de leurs histoires respectives. Ces deux empires sont de lourdes machines, dirigées par des hommes divers mais qui ont toujours les caractéristiques reconnaissables des peuples dont ils sont issus. Pour le dire simplement, l’Américain est un cow-boy, le Russe, un cosaque ; tous deux sont des cavaliers brutaux et rusés. Inutile de parler des Européens les plus bavards, qui sont à la botte des Américains, qui en sont même les lèche-bottes.
Sur le terrain, l’armée russe se révèle peu efficace. Après avoir échoué à prendre la capitale de l’Ukraine, elle piétine et se fait malmener dans l’est. Dans les deux cas, elle s’est montrée peu offensive et plutôt désorganisée. Si Poutine ne connaissait pas l’état de son armée, c’est qu’il est un mauvais chef d’État, mal informé, tenu sous la coupe de quelques généraux fanfarons et vantards. S’il le connaissait et a entrepris quand même une guerre picrocholine, c’est un sot. Et comme il s’agit d’un Slave qui s’accroche à un trône puissant, c’est un sot dangereux.
On peut se souvenir de la Seconde Guerre mondiale : si l’armée rouge a pu vaincre l’armée allemande, c’est par la quantité des hommes sacrifiés et grâce à l’armement américain. Mais aujourd’hui, l’armement américain va aux Ukrainiens. Quant à sacrifier des hommes en nombre considérable, on voit que c’est aujourd’hui inenvisageable pour Poutine, qui évite d’employer les Russes à cet usage afin de préserver sa popularité et la vraisemblance de ses discours ; il choisit donc de sacrifier des jeunes gens des confins de la Russie, lesquels montrent fort peu d’enthousiasme pour le rôle qu’on leur inflige. Cela démontre que Poutine n’a pas pris conscience du mouvement de l’histoire, ni des moyens réels dont il dispose à la suite de ce mouvement.
Contrairement à ce que pensent ses admirateurs, Poutine n’a donc pas l’étoffe d’un grand politique. Cela dit, il reste très inquiétant, d’autant plus inquiétant qu’il n’est pas un grand politique. Concédons qu’un grand politique aurait pu s’engager dans une telle impasse militaire, mais il aurait très tôt compris qu’il devait en sortir au plus vite par les moyens de la politique. Quand le lion ne peut qu’enrager, il fait appel au renard pour trouver les ruses nécessaires, qui sont diplomatiques. Or, plus Poutine laisse s’accumuler les raisons d’enrager, moins les ruses seront aisées, à inventer d’abord, puis à mettre en œuvre.
Notre espoir est que les importants de Russie, constatant comme moi l’incapacité politique de Poutine, le destituent plus ou moins brutalement. C’est envisageable, quoique peu probable dans l’état actuel des choses en Russie. Car si Poutine n’est pas un grand homme d’État, il est un remarquable manipulateur, et un comploteur doué, ce qui est le fruit de son histoire personnelle.
Si on revient à la sagesse de Bossuet, qui rappelle que dans l’histoire « Dieu aveugle ceux qu’il veut perdre », on peut penser que Dieu veut perdre Poutine. Espérons que c’est seulement Poutine que Dieu veut perdre, parce que des gens aveuglés par le pouvoir, il y en a d’autres en face… Les gens raisonnables, en Europe, ne voulaient pas la guerre. Ils étaient prêts à laisser à Poutine le bénéfice d’une action préventive brutale. Les gens raisonnables voient désormais Poutine les menacer de la guerre. Pourquoi laisseraient-ils Poutine les menacer ?