Civilisation
Vauban pour toujours
1692, le duc de Savoie franchit le col de Vars, emporte Embrun, puis Gap. Louis XIV demande à Vauban de fortifier le Queyras.
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On peut déclarer son amour à une femme, à un homme, à son enfant, ou encore à son père, comme fait Mathias Malzieu dans Le guerrier de porcelaine (éd. Albin Michel), mais on peut aussi s’éprendre d’un personnage inventé, qu’on invente afin de pouvoir l’aimer, d’en faire son ami, ainsi que l’ose Bernard Quiriny dans Portrait du baron d’Handrax (éd. Rivages), et c’est la plus étonnante des déclarations d’amour à première vue, puis moins en y regardant de plus près. Parce qu’en fait, on touche là un des grands secrets de la création littéraire, dont le principe est l’amour.
Archibald d’Handrax a d’ailleurs des idées sur la question, puisqu’il écrit dans ses Carnets secrets (éd. Rivages poche) : « l’écrivain [est] celui qui libère un fantôme », afin que celui-ci écrive son livre. Et puisque ledit baron d’Handrax est en réalité une création de Bernard Quiriny, qui préface ses Carnets et le présente comme son ami, on comprend que l’auteur a créé un personnage pour en faire son ami, et même plus comme le lecteur le découvrira, et que cet ami lui ressemble un peu, mais pas trop quand même, qu’il est comme lui un homme qui écrit, mais qui, à la différence de l’auteur, ne termine jamais ses livres, sauf ce volume des Carnets, qui en fait n’est pas vraiment un livre.
Bon, comme je devine que vous me trouvez obscur, je vais reprendre les choses au commencement. Le narrateur, amateur de peinture et bon dessinateur, découvre un tableau d’un peintre inconnu, Mouquin d’Handrax ; il apprend que la petite ville d’Handrax a ouvert un musée où quelques Mouquins sont exposés. Il s’y rend, se fait engager comme second gardien au musée, et découvre que le petit-neveu du peintre habite toujours noblement le manoir familial. Le premier gardien, qui est aussi au service du baron petit-neveu, l’introduit sous le prétexte qu’il aimerait voir les tableaux que possède le maître du domaine, et éventuellement les copier. Le bonhomme, « un peu replet, très gentleman farmer, avec une épaisse barbe grise », invite le narrateur à sa table, à ses promenades, en fait son familier, bientôt plus encore, en tout bien tout honneur, comme vous le découvrirez.
Ainsi faisons-nous connaissance avec cet original, qui collectionne les vieilles maisons afin d’y faire à peu de frais des voyages dans le passé, vit en bigame sans apparemment s’en être aperçu, invente des expériences sensorielles et autres afin de jouir de lui-même et du monde, propose ses idées sur la politique aussi bien que sur n’importe quoi, raconte ses farces et ses découvertes, laisse consulter ses « œuvres complètes inachevées », et fréquente bien évidemment des jardiniers fantômes avant d’en devenir un lui-même de la façon la plus naturelle qui soit. Il aime encore jouer au dictateur, possède un correspondant avec lequel il n’échange que des insultes, déteste Jean-Paul Sartre mais fréquente son sosie, aime donner des dîners à des gens déguisés en célébrités d’outre-tombe, assigne à certains jours la particularité d’être vécus différemment, et d’autres choses étonnantes. Bref. Lisez, parce que c’est beaucoup mieux écrit par l’auteur, qui a du style, en plus d’une inventivité sans pareille.
Le coup de génie, c’est de publier en même temps les Carnets secrets du baron, qui complètent son portrait, l’éclairent comme un miroir éclaire une pièce, que sa forme biscornue assombrit. On comprend par eux que le baron est un penseur du renversement et du paradoxe, un découvreur des mondes mis cul par-dessus tête, traversés comme on traverse les miroirs, mais traversés par la simple magie du renversement des tours, de la syntaxe, de l’ordre des mots, qui devient renversement de l’ordre des causes et des effets, jeux d’imagination qui sont en fait des jeux scientifiques puisqu’il s’agit de faire des hypothèses renversantes afin de piéger les mystères de la réalité, des jeux métaphysiques plus encore, qui permettent de traverser les apparences pour atteindre à ce qui persiste de l’être quand on l’a rendu méconnaissable par des tours de passe-passe. Or, ces jeux tellement profonds, ce ne sont jamais les philosophes à barbiche qui les font, mais seulement les sages qui ont gardé l’esprit d’enfance, ainsi que nous le démontre à longueur d’invention ce fameux baron, qui n’existe pas avec une telle force d’évidence que vous ne pourrez jamais l’oublier.
Un grand enfant poète qui déclare son amour à son père, je vous le disais, c’est Mathias Malzieu, dans un livre qui porte un des plus beaux titres qui soient : Le guerrier de porcelaine. Ce titre dit tout de la force et de la fragilité des hommes, de leur finesse délicate et de leur résistance magique, peut-être héroïque, mais à la façon des héros qui tiennent le coup sans esbroufe. Quand un écrivain est capable d’inventer un titre comme celui-là, il est génial, évidemment ! Le génie de Mathias Malzieu éclate dès les premières lignes ; c’est si fort qu’on en a les larmes aux yeux – en tous cas, c’est ce qui m’arrive. À quoi sert de dire qu’un armagnac est bon ? Il faut le boire dans une vieille maison forte en poutres, devant un feu de bûches de charme… Mathias Malzieu, il faut le prendre en bouche, se donner cette fête.
Mais quelle est l’occasion de ces réjouissances, me direz-vous ? Le papa de Mathias a perdu sa mère dans un accouchement fatal en juin 1944, et son père, qui partait au combat, l’envoya chez sa grand-mère dans les Vosges, dans la zone occupée. Comme il est à demi juif, il doit franchir la ligne de démarcation caché dans une charrette de foin, et il vivra en se terrant jusqu’à la libération. Heureusement, il raconte tout en écrivant à sa mère. Il lui raconte l’oncle Émile, un genre d’oncle que tout le monde aimerait avoir, parce qu’il sait que c’est l’humour qui sauve du fanatisme, qu’il sait aussi parler au cul des gens pour leur dire que « la grande santé, c’est de l’âme ». Il lui raconte son cigogneau, qui a une « haleine de pois chiches pourris » et s’appelle Marlène Dietrich, puis la façon dont il espionne avec son téléphone ficelle. La ferme de grand-mère comporte des dépendances, dont une qui fait office d’épicerie, où viennent régulièrement des soldats allemands plus ou moins inquiétants ; on y loge la tante Louise, une « hippopodame » aux « doigts-saucisses », dont le postérieur a des proportions de coupole à V2, plus un mystérieux cambrioleur dans le grenier, qui ressemble fort à un fantôme, et qui sera à l’origine de bien des aventures.
Tout ce que raconte l’auteur, il le tient de son père, mais il le raconte à sa façon, y introduisant des améliorations, des variantes, avec un sens très sûr de l’art de faire du beau avec du vilain, du bon avec du mauvais. Il s’en explique parfaitement : « Je prends quelques vrais souvenirs, puis je les agrandis, je leur fais des suites. Je sculpte. Quand j’obtiens un tout nouveau souvenir tout neuf, j’ai l’impression d’avoir voyagé dans le temps. Les vrais souvenirs, même les bons, sont des aimants à mélancolie. Alors que mes petites créations me rendent doucement joyeux. C’est artificiel, soluble dans l’air, mais je m’en vaporise l’esprit souvent. J’arrose ce cœur tout sec, j’huile ses engrenages. »
Mais n’allez pas croire que tout cela serait léger, aussi léger, disent les gens superficiels, que la poésie et les mensonges dont elle se poudre. Non. Cela est fort sérieux, cela est grave, de la gravité, du poids de ce qui mérite d’être aimé. On se demande après ces livres, celui de Quiriny comme celui de Malzieu, on se demande si quand nous aimons, nous aimons quelqu’un de véritable, ou le fantôme que nous fabriquons dans notre cœur pour tenir la place de celui que nous désirons tellement aimer. Car notre imagination n’arrête jamais de fabriquer, de créer. Cette puissance, qui est la reine du monde, ne nous serait-elle pas donnée pour créer vraiment ceux que nous aimons ? pour leur donner l’existence augmentée qui nous permet de les aimer comme il mérite de l’être ?
L’imagination bien employée ne fabrique pas du faux. C’est la fantaisie qui fait du faux, des phantasmes. L’imagination est capable de fabriquer des fantômes qui se substituent à ceux que nous aimons, puisque ceux-ci ne cessent de s’éloigner de nous, de s’estomper en s’éloignant. L’imagination les retient, les maintient, leur donne le poids qui manque toujours à ces créatures de fumée et de songe que nous sommes tous, et presque à chaque instant. La vie est un songe, nous y passons comme une brume. L’imagination arrête cette fuite, construit avec cette fumée les désirés de notre cœur. De même que le baron d’Handrax retrouve dans ses maisons préservées les temps qui se sont enfuis et dilués dans un passé toujours moins net, Mathias Malzieu retrouve et garde pour toujours son père dans le récit qu’il invente de cet épisode douloureux de son passé. Il invente sans rien déformer, sans jamais mentir, mais en renforçant par des artifices choisis ce que le temps a fragilisé. Il ne recherche pas le temps perdu, il s’y installe en propriétaire, comme le baron revient dans son vieux fauteuil. Il faut, pour réussir ces tours, nous a appris Baudelaire, être riches, d’argent, de vin, de poésie…