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Rapport Sauvé : le diable est dans les détails

Quel est le sérieux scientifique des résultats statistiques du rapport de la CIASE ? Il apparaît que la méthode retenue et la manière dont elle a été appliquée ne garantissent pas la pertinence des nombres avancés.

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Rapport Sauvé : le diable est dans les détails

Les « chiffres (1) terrifiants » des violences sexuelles « à caractère systémique » dans l’Église catholique ont envahi les médias et les discours en France depuis le 5 octobre 2021. Le rapport Sauvé, à l’origine de ce séisme, publie à la p. 222 ces trois lignes désormais célèbres sous forme de titre : « 330 000 victimes de personnes en lien avec l’Église, dont 216 000 victimes de clercs, religieux et religieuses, selon l’enquête en population générale ». Un peu plus loin sur la page, on lit cette phrase étonnante : « Il convient, par souci de rigueur scientifique, de replacer ces estimations dans leur intervalle de confiance ». Évidemment, ça fait sérieux. Jacques Bonnet, dans L’Homme Nouveau, a fait une analyse critique importante sur le rapport Sauvé. On se permet ici un éclairage complémentaire.

La commission

Jean-Marc Sauvé a constitué une commission (CIASE) composée de personnes appartenant toutes aux domaines du droit, de la médecine et des sciences humaines, à la demande des évêques et des religieux de France (CEF et CORREF). Commission « indépendante » en ce sens qu’elle ne contenait ni ecclésiastique ni victime, mais pas « neutre » puisque tout témoignage oral ou écrit a été accueilli comme un fait avéré : « Une conviction s’est imposée au fil des mois : les victimes détiennent un savoir unique sur les violences sexuelles et elles seules pouvaient nous y faire accéder […]. Ces personnes étaient victimes, elles sont devenues témoins et, en ce sens, acteurs de la vérité. C’est grâce à elles que ce rapport a été conçu et écrit. » Dès le départ, le jugement est établi. En mettant « les victimes au centre » (p. 24), la commission suivait les conseils de Sœur Véronique Margron, présidente de la CORREF.

Les statistiques qui ont frappé les esprits ne sont qu’une petite partie du rapport de la CIASE. Elles proviennent d’un rapport de l’INSERM signé par Nathalie Bajos, membre de la commission, sociologue dont les publications engagées3 portent essentiellement sur la sexualité, le genre, l’avortement et la contraception. Son rapport (453 p.), intitulé « Sociologie des violences sexuelles au sein de l’Église catholique en France (1950-2020) », cité ici sous le nom « rapport NB », téléchargeable, est cosigné de trois personnes :

– Julie Ancian, sociologue, qui travaille sur la santé, le genre et les violences (3),

– Josselin Tricou, auteur d’une thèse récente en sciences politiques – études de genre, intitulée « Des soutanes et des hommes. Subjectivation genrée et politique de la masculinité au sein du clergé catholique français depuis les années 1980 »3,

– Enfin Axelle Valendru, jeune démographe sur les frêles épaules de qui paraît reposer ce fameux « 330 000 ».

L’échantillon

Cette équipe a traité les réponses à une enquête comme on fait pour un sondage en marketing, enquête internet réalisée auprès d’abonnés au panel (access panel) d’une société travaillant avec l’IFOP. Ce procédé est critiqué par les statisticiens pour son incapacité à obtenir un échantillon représentatif de la population générale. Les enquêtés appartiennent à une base de données, répondent s’ils le veulent bien et sont intéressés par une contrepartie. Ici 243 601 panélistes ont été sollicités, sans qu’à ce stade le sujet de l’enquête leur ait été indiqué. Mais 81 % d’entre eux n’ont pas activé le lien envoyé ; et si l’on retire : 

  •  ceux qui empêchaient la règle des quotas imposée, pour avoir une « image » dans l’esprit de l’équipe de l’INSERM de la population des personnes majeures en France métropolitaine,
  • ceux qui ont abandonné quand ils ont connu le sujet,
  • ceux qui ont fait des erreurs,

on aboutit à 28 011 personnes, soit 11 % du panel d’origine, 13 324 hommes et 14 687 femmes. Rien n’est connu sur les réponses qui auraient pu être données par les 89 % manquants. Cela n’empêche pas la satisfaction des rapporteurs quant à la taille de l’échantillon ! (rapport NB, p. 219). On note que la qualité des réponses reçues n’a pas été évaluée.

C’est ainsi que l’on procède de nos jours pour savoir à moindres frais si les consommateurs préfèrent la lessive liquide ou en poudre, ou si les citoyens ont l’intention de voter pour tel ou tel candidat. Mais il s’agit ici d’autre chose : il s’agit de souvenirs de violences sexuelles subies avant 18 ans. 

Une enquête « low cost » et des extrapolations abusives

Ajoutons que le temps a un rôle majeur aussi bien dans la vie et les témoignages des personnes interrogées – entre 18 et plus de 70 ans – que dans l’évolution de l’Église de France (4) durant la période où ces personnes avaient entre 6 et 18 ans, c’est-à dire de 1952 à 2021 si l’on arrête la dernière classe d’âge à 75 ans. S’adresser à un échantillon aussi hétérogène est une erreur d’appréciation et de jugement.

Le journaliste Luc Bronner, dans Le Monde (5), abordant d’une manière générale la question des panels, précise : « Pour les “access panels”, on ne maîtrise pas les processus de recrutement et les motivations de ceux qui s’inscrivent, constate Stéphane Legleye, expert de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), auteur de plusieurs publications scientifiques reconnues sur ces sujets. C’est un premier problème. Ensuite, pour les panélistes, l’aspect volontaire de la participation aux sondages est un second biais important : dans une enquête aléatoire, en principe, les personnes interrogées n’ont pas d’intérêt particulier à participer. » Jacques Bonnet va dans le même sens.

Par ailleurs, la règle des quotas, permettant de respecter dans un échantillon certaines proportions observées dans la population générale, utilise ordinairement les critères sociodémographiques d’âge, de sexe, de résidence et de profession (le rapport NB y a ajouté la taille d’agglomération). Le statisticien Michel Lejeune (6) indique que « ces critères sont totalement insuffisants pour fournir de bonnes estimations. Déclarer qu’un échantillon est représentatif du simple fait qu’il répond à des quotas est une contre-vérité flagrante. » 

On peut ajouter que le rapport NB parle de redressement d’échantillon, technique qui n’a pas été utilisée en réalité, probablement par manque de connaissances et d’informations.

Les estimations

Sur les 330 000 victimes d’abus sexuels (7) avant 18 ans, une estimation de 216 000 a été attribuée aux clercs, religieux et religieuses. Voici le détail de cette dernière estimation, selon le rapport NB :

  • Population générale au 1er janvier 2021 en France métropolitaine : 24 469 124 hommes et 26 933 808 femmes de plus de 18 ans (INSEE).
  • Échantillon : 13 324 hommes et 14 687 femmes.
  • Premier abus sexuel avant l’âge de 18 ans dans l’échantillon : 731 hommes et 1834 femmes dont 92 hommes et 25 femmes par le clergé, soit 117 victimes (NB p. 383) 
  •  Taux de mineurs victimes par le clergé dans l’échantillon :   92÷1324 x100 = 0,6904833
  •  Taux de mineures victimes par le clergé dans l’échantillon :  25÷14687 x 100 = 0,1702186 %
  • En rapportant ces taux à la population générale :
    0,006904833 × 24 469 124  = 168 955 hommes
    0,001702186 × 26 933 808 = 45 846 femmes
  • Au total : 214 801 personnes (8).
  • Le nombre 216 000 a été obtenu par les auteurs « bienveillants » en arrondissant à 170 000 et 46 000 les deux nombres d’hommes et de femmes ci-dessus (rapport NB, p. 392).

Un calcul similaire permet d’arriver aux 330 000, en ajoutant aux 92 hommes et 25 femmes victimes mineures du clergé trouvées dans l’échantillon les victimes mineures de laïcs travaillant dans l’Église.

Un tel procédé est équivalent à une extrapolation de la fréquence observée de joueurs de Lego dans une classe de CM1 aux 830 000 enfants de 9 ans de France métropolitaine en 2021. La classe de CM1 n’est pas un échantillon correct pour extrapoler. Tout le monde le comprend : on ne peut pas obtenir ainsi une estimation acceptable.

En ce qui concerne les intervalles de confiance :

Les estimations par intervalle des fréquences des abus avant 18 ans sont calculables par la formule 1,96 {racine de f(1-f)/n} où n est la taille de l’échantillon et f la fréquence observée. Par exemple pour les hommes (voir la page précédente) : f = 0,006904833 et n = 13 324.
On trouve l’intervalle 0,006904833 ± 0,001406082. En multipliant les bornes de l’intervalle par l’effectif dans la population générale on obtient 168 955 ± 34 406 c’est-à-dire l’intervalle [134 549, 203 361] arrondi dans le rapport (NB p. 322) à [135 000, 205 000] pour les hommes.

Une fois obtenus les intervalles pour les hommes et les femmes, le rapport n’hésite pas à additionner les bornes inférieures d’une part, les bornes supérieures de l’autre, pour obtenir un intervalle de confiance pour le total : [165 000, 270 000] (rapport NB, p. 392), ce qui n’est pas correct statistiquement, et qui est pourtant publié comme tel dans le rapport de la CIASE, p. 222. 

Il faut préciser que la formule utilisée pour l’intervalle de confiance d’une fréquence est issue de la loi normale (9), loi de probabilité « limite » (c’est-à-dire dans un grand échantillon) de la fréquence dans un échantillon aléatoire. Mais le principe même de la construction de l’échantillon par quotas rend impossible les calculs d’intervalle de confiance, car on ne peut pas utiliser les lois de probabilité, ne connaissant pas les chances qu’avait chaque individu d’appartenir à l’échantillon (10).

Avec la méthode des quotas, si on tient à faire le calcul, ou plutôt à recopier les calculs d’un logiciel statistique qui ne saurait connaître leur légitimité, le résultat ne peut être qu’une approximation optimiste de la marge d’erreur (10). Approximation impossible à évaluer.

Avec candeur, le rapport NB (p. 373), qui a eu vent de la difficulté, indique que « La théorie des sondages, qui permet de calculer les intervalles de confiance […] ne s’applique théoriquement pas à des estimations issues d’un échantillon par quotas. Ce point est toutefois discuté dans la littérature scientifique et nous avons choisi d’assortir nos résultats des intervalles de confiance ». C’est un choix !

Conclusion

Il n’est pas possible d’accepter cette estimation de 330 000 abus dans l’Église, ni l’intervalle de confiance qui va avec « par souci de rigueur scientifique ». Une enquête sérieuse en population générale, c’est-à-dire coûteuse, après tirage d’un échantillon aléatoire et questions posées en « face à face », vérification des réponses (11), puis redressement de l’échantillon, ne pourrait donner de résultats intéressants que si l’on utilise des techniques adaptées au fait qu’un abus sur mineur par un membre du clergé est ce qu’on appelle en théorie des probabilités un « événement rare » dans la population générale. De plus, il ne faudrait prendre qu’une seule tranche d’âge, pour qu’on puisse faire l’hypothèse que toutes les personnes de l’échantillon étaient mineures dans un contexte similaire, permettant la même probabilité pour toutes qu’elles répondent « oui » à la question sur un abus par un clerc à l’époque. La validité d’un intervalle de confiance en dépend.

À part retranscrire et commenter les témoignages écrits ou oraux qui veulent bien se présenter, ce qui va déjà largement satisfaire les artisans de la déconstruction à la mode, il est difficile de faire appel aux méthodes quantitatives sur le sujet. Existe-t-il un évêque statisticien ? Il serait sans doute d’accord.


Laurence de Crémiers est maître de conférences retraitée en Probabilités et Statistique (CNAM et Paris-Dauphine)

Illustration : Cet individu est particulièrement représentatif de tous les autres puisqu’il a accepté de répondre, contre rémunération, à un questionnaire en ligne.

 

1. Ce sont des nombres et non des chiffres.

2. Jacques Bonnet, « Rapport Sauvé : analyse critique de la méthode et de ses résultats ». L’Homme Nouveau, 4 décembre 2021. 

3. Indépendance ? Neutralité ? 

4. Guillaume Cuchet, Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Seuil, 2018.

5. Luc Bronner, « Dans la fabrique opaque des sondages ». Le Monde, 16 novembre 2021.

6. Michel Lejeune, statisticien : « Il faut ramener l’activité sondagière dans le champ scientifique ». Le Monde, 15 décembre 2021.

7. Les types d’abus sont très variés : ils vont du message à caractère sexuel jusqu’au viol.

8. On remarquera que dans ce calcul les sexes sont traités séparément, ce qui est injustifié. Si on les réunit, on trouve un résultat très légèrement inférieur (214 706 personnes). 

9. Graphiquement, la loi est connue comme « courbe de Gauss ».

10. J. Desabie, Théorie et pratique des sondages. Dunod, 1965.

11. Dans cette étude, parmi les 117 (ou 118 selon les tableaux) personnes de l’échantillon qui ont été abusées avant 18 ans par le clergé, 25 ont porté plainte, ce qui a donné lieu à 13 enquêtes judiciaires (rapport NB, p. 387).

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