Vladimir Jankélévitch tenait en haute estime ce conquérant de l’ineffable, « âme chantante de la Catalogne », qui laisse un catalogue essentiellement consacré au piano et à la voix.
Étrange univers, poétique, subtil et secret, d’où l’ostentatoire est banni, qu’il importe d’appréhender d’une oreille vierge et avide d’inouï, où la technique compositionnelle s’apparente à une improvisation miraculeusement consignée. « Chaque note devient un enjeu, chaque réflexion une prise de risque » estime le pianiste Jean-François Heisser.
Federico Mompou i Dencausse naquit à Barcelone le 16 avril 1893, la même année que le peintre Joan Miró et que le poète Carles Riba. Dans une Catalogne en pleine mutation industrielle, il s’inscrivit dans le mouvement de renaissance artistique qu’illustrèrent Gaudí, Picasso, Dalí et Casals. Les sonorités des faubourgs imprégnèrent son oreille enfantine. Il les restituera plus tard dans Suburbis (1916-17). À l’instar de Rakhmaninov, les harmoniques et les résonnances des cloches, que sa famille maternelle fabriquait près de Tarbes, le fascinèrent sa vie durant. Elles constituent une des clés de compréhension de son style « au caractère incantatoire et aux harmonisations singulières. »(1) Il exaltera aussi ses souvenirs campagnards dans Cançons i danses (1918-28) ou dans les joyeuses Fêtes lointaines (1920).
« Ma musique, ce sont mes mains »
Le jeune homme fréquenta l’école française de Barcelone et étudia le piano avec Pere Serra. Il donna son premier récital en 1908. L’audition du Premier Quintette de Gabriel Fauré joué par le compositeur le 3 avril 1909, décida de sa vocation. « Dès le lendemain, il entreprend de noter ce que ses doigts découvrent sur le clavier. Il composera toujours au piano, obéissant à une singulière conception de l’écriture musicale. » Sa méthode est étonnante : « Mompou note sur des petits papiers des accords, des ambiances sonores, des bribes de mélodies ou même des aphorismes » qu’il utilisait ensuite pour élaborer ses œuvres en artisan subtil et solitaire.
En 1911, Mompou se fixa à Paris où il passera près de la moitié de son existence. Muni d’une lettre de recommandation de Granados pour rencontrer Fauré, alors directeur du Conservatoire, sa timidité exacerbée le poussa à s›enfuir avant l’entrevue ! En auditeur libre, il assista néanmoins aux leçons de Louis Diémer (piano) et d’Émile Pessard (composition), dont l’enseignement rigide le rebuta d’emblée, s’initia brièvement à l’harmonie auprès de Marcel Samuel-Rousseau, dont il délaissa vite les cours, jugeant son épanouissement impossible dans l’académisme. C’est avec le pianiste Ferdinand Motte-Lacroix qu’une durable et amicale complicité allait s’établir.
En 1913, l’appel du service militaire lui fit regagner Barcelone. Réformé, il se consacra à l’écriture. Ses idées esthétiques prirent forme à cette époque. « Avec un bagage théorique très restreint, Mompou développe un style éminemment personnel qui ne variera ensuite que très peu. » Ses premières œuvres pour piano, les Impresiones íntimas, subjuguent et bouleversent ! Le compositeur y est déjà lui-même à moins de vingt ans. En quête de clarté et d’épure, Pessebres, Scènes d’Enfants, Trois variations s’opposaient au cérébralisme, prônant un retour au primitivisme pour exposer la phrase musicale dans sa nudité. Au cours de réceptions organisées par sa mère dans la vaste maison familiale, il rencontra de Falla, Prokofiev ou Rubinstein.
Les Cants màgics annonçaient dès 1917 un goût pour l’occulte. L’ostinato, frère de l’incantation, un de ses procédés de fabrique, s’apparente à une formule d’envoûtement, que l’on retrouve dans les inflexions lancinantes des Charmes (1921), une de ses pièces maîtresses imprégnée du monde du sortilège.
En 1923, Mompou revint s’installer à Paris où il restera jusqu’en 1941 sans pour autant changer son mode de vie ni mener une existence mondaine. Il fut en relation avec des personnalités des arts et des lettres comme Paul Valéry, André Gide, Heitor Villa-Lobos, Béla Bartók, Francis Poulenc et Darius Milhaud. Durant ce séjour, sa production se ralentit, mais il composa tout de même les Préludes, Dialogues, Variations sur un thème de Chopin, Cançoneta incerta, Trois comptines et Quatre mélodies. Complexé par la modernité envahissante, sujet à de nouvelles crises de neurasthénie, il se terra dans le mutisme entre 1930 et 1937.
« Qui sait lire et écouter le silence me comprendra. »
Mompou retourna définitivement à Barcelone en 1941, où il rencontra la pianiste Carmen Bravo, qu’il épousera en 1957. Une nouvelle période créatrice s’ensuivit. En 1955, la première londonienne du ballet La Maison des oiseaux, orchestré par John Lanchberry, fut un triomphe qui totalisa deux cents représentations ! Autre succès, l’oratorio en latin Les Impropères vit le jour à Cuenca en 1963. Une hémorragie cérébrale le contraignit à cesser ses activités en 1978. Il s’éteignit le 30 juin 1987 à l›âge de 94 ans.
Inspirés par saint Jean de la Croix, les quatre cahiers de Música callada (musique du silence), chef-d’œuvre mûri de 1951 à 1967, témoignent de son attrait pour la vie contemplative et de son désir d’exprimer l’indicible. « Je suis une musique, une musique dont je suis convaincu que ce n’est pas moi qui la fais, car j’ai toujours la sensation qu’elle vient en moi de dehors ». L’intuition présida à toutes ses créations, engendrant l’un des apports les plus singuliers au répertoire pianistique du XXe siècle. Laissons à Vladimir Jankélévitch le soin de conclure : « Ce que veut Mompou, à la recherche de la solitude sonore, c’est atteindre le point inattingible où la musique est devenue la voix même du silence, où le silence lui-même s’est fait musique. » (2)
La récente biographie que nous livre Jérôme Bastianelli, par ailleurs fin connaisseur de Proust, est à l’image de son sujet : concise et dépouillée, elle ne livre que l’essentiel d’une vie, invitant à se familiariser avec un être aussi discret que fascinant et à se mettre humblement à l’écoute d’une œuvre hors normes.
Deux artistes allemands ont eu la louable idée de réunir en un CD les recueils mompouiens sur poèmes français. Le soprano limpide de Julia Sophie Wagner privilégie la ligne musicale et l’expressivité. Steffen Schleiermacher se révèle un accompagnateur attentif. La déception, à part de légères tensions vocales perceptibles dans les Cinq Poèmes de Valéry, vient de la prononciation de la chanteuse. On ne comprend pas un mot ! Dommage pour la curiosité que constitue Le Combat du rêve, donné ici dans sa traduction française mais interprété platement et sans aucune magie (on se consolera avec la version originale en catalan transcendée par José Carreras ou Victoria de los Angeles). Le programme alternant mélodies, comptines et chants religieux reflète toutefois avec justesse les diverses facettes thématiques de l’inspiration de Mompou.
1. Les citations sont extraites du livre de Jérôme Bastianelli.
2. Vladimir Jankélévitch, La présence lointaine, Seuil.
À lire : Jérôme Bastianelli, Federico Mompou, à la recherche d’une musique perdue, préface de Jean-François Heisser, Actes Sud.
À écouter :
- Mélodies et chansons, Julia Sophie Wagner & Steffen Schleiermacher, MDG, 2021.
- Intégrale de l’œuvre pour piano, Jordi Masó, 6 volumes, Naxos, 1998/2011.
- Les Impropères, Suburbis, Scènes d’enfants, Combat del somni, Orchestra de Cabra Teatre Lliure, dir. Josep Pons, Harmonia Mundi, 2007.