Le 25 décembre 1991, l’Union soviétique, née de la révolution d’Octobre, disparaissait, entraînant dans son trépas le système communiste mondial. Trente ans plus tard, une interrogation demeure. La fin de l’URSS fut-elle la conséquence d’une décomposition interne inévitable ou une erreur stratégique considérable des dirigeants ? Autrement dit : pouvait-on réformer un système totalitaire cimenté par l’idéologie messianique du communisme et, ainsi, le faire survivre à lui-même ? Pour tenter de répondre à cette question, il est nécessaire de reprendre les faits.
En avril 1985, Mikhaïl Gorbatchev devient le secrétaire général du Parti. Son programme tient en trois mots : ouskorenie, perestroïka, glasnost – accélération, restructuration, transparence. Le choix de Gorbatchev, 54 ans, est guidé par le souci d’une indispensable réforme économique pour mettre fin à l’état lamentable de la production industrielle et agricole. Or, deux ans après son arrivée au pouvoir, Gorbatchev étend le chantier des réformes à la politique et aux institutions du régime. Dès lors, tout l’édifice se disloque entre 1988 et 1989. Il faut encore deux ans pour que la seconde puissance mondiale disparaisse.
Sortir du « socialisme réel »
Quand Gorbatchev arrive au pouvoir, sa priorité est d’enrayer la crise économique. Les indicateurs sont alarmants. Bien entendu, seuls les dirigeants en ont connaissance, et encore, les chiffres sont falsifiés. En 15 ans, le revenu national a été divisé par 2,5. La croissance est nulle. La production industrielle a baissé de 40 %. La pénurie atteint des proportions inégalées depuis les années 1950. Aux files d’attente devant des magasins quasi-vides répond un marché noir chronique.
S’ajoutent les contraintes extérieures. La guerre en Afghanistan tourne au fiasco. Aux États-Unis, Reagan impose une surenchère militaire avec sa « guerre des étoiles ».
Enfin, les démographes s’inquiètent. Le métabolisme même de la société est fragilisé par l’arrivée des classes creuses de la guerre, et l’espérance de vie donne des signes de faiblesse.
Pourtant, Gorbatchev a des atouts, à commencer par le Parti avec ses 19 millions de membres. Toutes les oppositions internes ont disparu. Les dissidents ne sont pas une menace, seulement un sujet de discorde avec l’Ouest. L’armée est un pilier du régime qui fut particulièrement choyée sous Brejnev. Elle est à la tête d’un gigantesque complexe industriel et scientifique. Et si, d’aventure, elle constituait un danger, les armées parallèles du KGB et du MVD – le ministère de l’intérieur – sont des contrepoids redoutés. Puissance nucléaire, puissance spatiale, l’URSS est encore l’autre « grand » de l’après-guerre et, d’ailleurs, son influence dans le monde n’a jamais été aussi importante que dans les années 1970.
Mais, surtout, la société soviétique est plongée dans le consensus de l’ère Brejnev. La montée d’une classe moyenne, l’émergence d’une société de consommation individuelle sont les effets des « trente glorieuses » à la mode soviétique. Les populations de l’URSS entendent bien profiter des acquis des années 1960 et 1970. La société du « socialisme réel » promise par Leonid Brejnev semble à portée de main. Dans ces années-là, la violence stalinienne a laissé la place à un totalitarisme banal, débarrassé des massacres de masse. Or, en 1985, personne n’envisage une remise en cause du statu quo. Seule une amélioration des conditions de vie et un accès à la consommation sont attendues des réformes économiques.
La « Catastroïka »
Les dirigeants soviétiques multiplient les réformes mais les contradictions sont vites apparentes. Le modèle de Gorbatchev est la NEP des années 1920. À une centralisation accrue des ministères répond la loi sur l’autonomie financières des entreprises d’État. Des coopératives individuelles sont autorisées mais il n’existe aucun circuit de distribution. Très vite, même les réseaux informels du marché noir et de la « débrouille » sont désorganisés. La pénurie s’accentue, et l’inflation gagne le pays. Fin 1986, on espérait 20 % de croissance, officiellement elle atteint 7 %. Aux mauvaises nouvelles s’ajoute la catastrophe de Tchernobyl qui ruine la confiance dans la science.
Les réformes se poursuivent : projet de convertibilité du rouble, loi sur le marché « libre » agricole. Mais elles déconcertent plus qu’elles ne rassurent. Des grèves éclatent à l’automne 1987. Une opposition interne au parti est menée par Ligatchev, le patron conservateur de Léningrad.
Au début de l’année 1988, le Secrétaire général décide brutalement de changer de stratégie. Désormais, face à la faillite économique, il choisit la réforme politique. Il décide de transférer aux soviets locaux des compétences de gestion administrative jusque-là détenues par le parti et, surtout, il entreprend une réforme électorale en vue de la prochaine Conférence du PCUS, en autorisant la pluralité des candidatures. C’est la fin des candidats uniques. La Conférence se transforme en une véritable assemblée législative permanente et entreprend de changer la constitution. À la fin de l’année 1988, tout le système politique du « Parti-État » est à terre. La situation échappe au gouvernement. Dans les périphéries, les républiques s’agitent. À Tbilissi, des émeutes sont réprimés. Dans les pays baltes, l’anniversaire du pacte germano-soviétique ranime la flamme de la contestation. En décembre 1989, l’enterrement de Sakharov est l’occasion d’une manifestation monstre à Moscou, qui réclame l’abolition de l’article 6 de la Constitution sur le monopole du Parti communiste. Une opposition politique est née, elle a ses ténors dont un certain Boris Eltsine.
L’effondrement
Durant les années 1990-1991, la peur d’une guerre civile envahit les esprits. Les tensions sont partout, à commencer dans le Caucase et dans les Pays baltes. Dans les pays frères, c’est le grand saut et les communistes perdent la main. En novembre 89, il y a eu la chute du mur de Berlin mais c’est l’exécution des Ceausescu en Roumanie qui bouleverse les esprits. L’hyperinflation achève de désorganiser l’économie et l’approvisionnement. En mars 1991, à Moscou, les magasins sont vides ; la crainte de la famine ajoute à l’angoisse de la guerre.
Face à l’impuissance de Gorbatchev, un coup d’état est organisé le 19 août par ses propres ministres. Il fait long feu et précipite les choses. Au parlement de la Fédération de Russie, Eltsine annonce son affranchissement à l’égard de la constitution soviétique. Dans la foulée, les quinze républiques proclament leur indépendance. La dislocation du territoire est en marche, elle est officielle le 8 décembre avec la création de la Communauté des Etats indépendants. Désormais, l’URSS se limite au périmètre du kremlin de Moscou. Le 25 décembre, Mikhaïl Gorbatchev annonce sa démission et la fin de l’Union soviétique. Le pays est à genoux, miné par la violence quotidienne des « mafias », la population est ruinée, les villes sont désertées. Une réaction interviendra en octobre 1993 autour de la « maison blanche », le parlement russe. La violence de la répression et les élections de décembre achèvent d’enterrer définitivement l’ère soviétique.
En 1988, le pouvoir soviétique, impuissant à résoudre la crise économique, a fait le choix de la réforme politique. Gorbatchev sacrifiait le Parti pour sauver l’État. Or, un système totalitaire ne se réforme pas, il « aménage », mais ne touche pas au Parti, clé de voûte inventée par Lénine. En 1989, place Tienanmen, la Chine communiste fit un autre choix. La réforme politique fut brutalement arrêtée. Le Parti de Mao est toujours au pouvoir…
Illustration : Gorbatchev, en 1990, vérifiant qu’il est à la bonne heure historique sous le regard poli de Margaret Thatcher.