À peine l’URSS déchue qu’on parle de restaurer la monarchie. En 1991, Wladimir Romanov se rend à Saint-Pétersbourg, ex-Leningrad. Marche triomphale ou épopée avortée ?
La chute du Berlin va précipiter celle de l’URSS. Le colosse aux pieds d’argile s’effrite, les gouvernements prosoviétiques installés à l’Est après la Seconde guerre mondiale tombent les uns et les autres et les nouveaux pouvoirs en place s’affranchissent rapidement de la tutelle de Moscou. Au Kremlin, un nouveau premier ministre a été nommé mais l’homme fort qui a réellement le vent en poupe s’appelle Boris Eltsine. On doit à ce cacique du Parti communiste russe la destruction de la maison Ipatiev. C’est ici, en juillet 1918, que le tsar Nicolas II et sa famille ont été exécutés froidement. En France, depuis le village de Saint-Briac, en Bretagne, le grand-duc Wladimir Romanov, héritier d’une maison tricentenaire, suit les événements avec intérêt. Toute sa vie, il a espéré vivre ces moments historiques.
Le 12 juin 1991, c’est enfin la consécration pour Boris Eltsine. Après des mois de combat politique avec le président Mikhaïl Gorbatchev, il a été élu nouveau président de la Fédération de Russie. C’est la première élection au suffrage universel et, en dépit d’une campagne de désinformation intense, les Russes ont choisi de réduire les pouvoirs du père de la pérestroïka. Le lendemain, les habitants de Léningrad sont appelés à voter par référendum afin de se prononcer sur le rétablissement de son nom historique. Le scrutin a une valeur très symbolique. Capitale de l’empire russe sous le nom de Saint-Pétersbourg, c’est depuis cette ville que les bolcheviques ont lancé leur révolution rouge. Elle avait été rebaptisée en hommage à Vladimir Lénine, le chantre du communisme russe. Le résultat de cette consultation populaire sera sans appel. 55 % des habitants votent pour le retour du nom de Saint-Pétersbourg. L’aigle bicéphale est de nouveau hissé sur le fronton de l’hôtel de ville à l’initiative d’Anatoli Alexandrovitch Sobtchak. Si le maire ne fait pas tomber les statues des héros du marxisme, il promeut la réhabilitation des Romanov. C’est inédit et les médias internationaux multiplient les reportages sur cet élu qui aurait pu être accusé de contre-révolution et envoyé au goulag il y a encore peu.
Un revenant et des saints
À Saint-Briac, le grand-duc Wladimir Romanov reçoit les journalistes. À 74 ans, il porte sur lui les traces d’une histoire tumultueuse. Né alors que sa famille fuit la révolution, il devient l’héritier de la couronne de Russie après la mort du tsar Nicolas II au moment où son père, Kirill, se proclame curateur du trône (1924). Il n’est pas resté inactif et, durant tout le siècle, s’est échiné à fédérer autour de lui toute la mouvance tsariste. Il a toujours affirmé que le communisme tomberait tôt ou tard. Éparpillés au sein d’une multitude d’associations ou mouvements politiques, les monarchistes entendent jouer un rôle prépondérant dans la nouvelle Russie qui se construit. Le Centre monarchiste de Saint-Pétersbourg ou l’Organisation nationale-patriotique des monarchistes orthodoxes appellent déjà à la restauration du tsar sur son trône. En mai 1991, ils ont même défilé dans l’ancienne capitale sans que la police intervienne. De mémoire de communistes, jamais on n’aurait cru voir cela dans la ville où Lénine a prononcé ses plus beaux discours. D’ailleurs, les plus radicaux des communistes tentent un coup d’État durant l’été. Ce sera un échec et les funérailles de l’idéologie marxiste. Le 5 novembre 1991, c’est l’Histoire qui pose enfin le pied en Russie. Sur la place centrale de Saint-Pétersbourg, ce sont plus de 50 000 personnes qui sont venues accueillir le grand-duc Wladimir Romanov, invité par le maire Anatoli Sobtchak à revenir dans ce pays pour lequel il s’est toujours battu.
Les portraits de Nicolas II ont été ressortis, les anciens drapeaux de l’empire flottent au vent, un parfum de tsarisme a embaumé l’atmosphère. La ferveur ne retombera pas jusqu’à son départ. Wladimir et son épouse Léonida Guéorguievna Bagration-Moukhranskaïa assistent à une messe dans la cathédrale Saint-Isaac avant d’aller se recueillir devant les tombes des tsars défunts enterrés à la forteresse Saint-Paul-et-Pierre. C’est un succès. Les Russes découvrent à la télévision que tous les Romanov n’ont pas disparu, viennent vers lui avec une « curiosité intimidée » comme l’écrit Frédéric Mitterrand dans son livre Mémoire d’exil. Un an auparavant, les restes du tsar assassiné et de sa famille avaient été retrouvés à Ekaterinbourg, mettant fin à sept décennies de mystère sur leur brutale disparition. On va bientôt en faire des saints.
Le tsar, la patrie et les factions
À son retour en France, le 12 novembre 1991, le grand-duc Wladimir Romanov prend alors contact avec Boris Eltsine. « La figure du roi est symbolique. Ferment d’unité, il peut entraîner derrière lui toutes les forces vives de la nation, ce que ne pourra jamais faire un chef de parti » affirme le grand-duc qui n’oublie pas que l’Église est indissociable du pouvoir du tsar. Il souhaite une monarchie constitutionnelle et le fait savoir. À cette époque, à peine 10 % des Russes envisagent avec sérieux le retour d’un tsar (aujourd’hui ils sont trois fois plus nombreux). Lui et le président russe se rencontreront en février 1992 à l’ambassade des Russie, à Paris. Il n’est pas encore question de restauration de la monarchie ni de préparer son petit-fils Georges à ses futurs devoirs mais de leur restituer leur nationalité russe. De leurs côtés, les monarchistes s’activent. Sous la devise « Pour la foi, le tsar et la patrie », le premier numéro du journal Monarchiste est publié dans le pays. Il définit les buts et objectifs de l’organisation qui en est à l’origine. « Le Centre monarchique de Saint-Pétersbourg (PMC) est une initiative socio-politique et civique, une organisation indépendante qui réunit les partisans de la restauration de la monarchie russe, en tant que base légale pour l’État et vie publique. L’une des possibilités de restauration sera l’appel du tsar légitime par le Zemsky Sobor au trône russe. À la lumière du principe fondamental de légitimité (légalité) de la monarchie, le CMP estime que le seul héritier du trône russe est le neveu du tsar Nicolas II – Son Altesse impériale le Grand-Duc Vladimir Kirillovitch Romanov. » Pourtant, tous ne sont pas d’accord avec ce choix du prétendant et très rapidement les dissensions internes éclatent. On affirme que la branche Kirillovitch, qui descend d’Alexandre II, est illégitime et on rappelle à qui veut l’entendre que le grand-duc Kirill avait mené son régiment à la Douma peu de temps après l’abdication du tsar afin de prêter allégeance au nouveau gouvernement, brassard rouge autour du bras. Wladimir défend l’héritage paternel, dément ces allégations. Peu de temps après, l’Union chrétienne-monarchique (CMS) voit le jour, fait allégeance aux Kirillovitch. Voix dissonante, le Mouvement impérial russe accuse les Romanov « de compromission avec l’État afin d’obtenir un statut spécial » (progressivement, il deviendra de plus en plus extrèmiste, si bien que ses activités seront interdites en 2009). Les attaques sont violentes, les monarchistes se déchirent comme aux plus belles heures de l’entre-deux-guerres.
En avril 1992, cet élan de renouveau est coupé net. Alors qu’il donnait une conférence à Miami, le grand-duc Wladimir s’écroule, victime d’une crise cardiaque. C’est désormais sa fille, Maria, qui va porter les espoirs des monarchistes. Le corps du grand-duc Wladimir sera ramené conformément à ses souhaits dans la mère-patrie et ses restes enterrés dans la nécropole impériale. Près de 74 ans après la chute de la monarchie, les Romanov ont eu leur revanche sur l’Histoire.
Illustration : Le Grand Duc et sa femme à Saint-Petersbourg en 1991.