Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Le rapport Sauvé, malgré ses défauts, invite surtout à considérer la notion de péché, et la manière dont une certaine idéologie théologico-spirituelle récente empêche l’Église de penser sainement le sacerdoce.
Depuis qu’il a été rendu public, le 4 octobre dernier, le rapport de la commission Sauvé sur la pédocriminalité dans l’Église (dont la dénomination officielle est Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église – CIASE) a l’effet d’un ouragan perpétuel. Tout est agité et secoué, tout est, passez-moi l’expression, cul par-dessus tête. Pas un jour, en effet, depuis cette date funeste où fut jetée à la face de l’opinion l’infamie chiffrée du comportement de certains clercs, sans rebondissement, prise de parole, cris et effroi. Cette agitation émotive est mauvaise, pernicieuse puisqu’au scandale s’ajoute le scandale et l’on sait, depuis René Girard, que l’emballement du scandale est un cercle diabolique. Écrire sur ce par quoi le scandale est venu est une gageure. D’une part parce qu’il semble que tout a déjà été dit, et que, d’autre part, l’impression d’être dépassé est forte. J’aimerais, cependant, apporter ici un point de vue plus directement théologique sur la question.
Ma première remarque concerne le rapport lui-même et son impact émotif. Il n’est pas question d’adopter la posture entendue de la pleureuse sur ce qu’il est convenu d’appeler les « victimes ». D’autres l’ont fait avec un art dont je n’ai pas le secret et qui est de peu d’intérêt si l’on veut comprendre et changer ce qui doit l’être. Bien sûr la compassion est une vertu mais la posture susdite tient plus des précautions oratoires que d’autre chose : il est un temps pour pleurer et un autre pour ravaler ses larmes et prendre le problème à bras le corps. Un mot tout de même, bien que cette question sémantique exigerait plus de développements, sur ce nom de « victime » en général assorti de celui de « prédateur ». Vient-il à l’esprit du commun que « victime » appartient au lexique religieux, sacré même ? Sur ce point aussi la pensée de René Girard aurait un éclairage à apporter. Il n’est pas innocent que l’on parle sans cesse, en cette matière, comme en d’autres moins sordides, de « victimes ». Le mot « prédateur » ne fait que renforcer l’aspect victimaire. Il est désormais acquis qu’un pédophile est un « prédateur », un monstre, quelqu’un qui est déjà sorti de l’humanité. Or au regard de la théologie et de l’Église, il est homme malade peut-être mais aussi et surtout pécheur, ce qui n’est pas rien. Fermons la parenthèse et tournons donc la page de l’émotion légitime.
Hors de question aussi de vanter les mérites d’une opération vérité qui, si d’aventure peut servir une vérité, contribue aussi à desservir le bien de tous. Pas davantage je ne soulignerai le labeur des membres de la commission, et ce pour deux raisons majeures. Primo, beaucoup de ses membres ont des préoccupations et des intérêts contraires à ceux de l’Église (promoteurs de la théorie du genre, sympathisants de la cause LGBT, néo-féministes, peut-être même quelques sympathies pour les loges) et, secundo, les chiffres annoncés sont obtenus par des méthodes discutables : la matière grave, ne devrait pas permettre d’annoncer « à plus ou moins 60 000 cas », comme le disait récemment Sauvé ; l’on ne communique pas de tels chiffres sans l’assurance objective de ce qu’on avance. Je le répète, la matière est trop grave pour la laisser à l’aléatoire des sondages et des extrapolations qui n’ont rien d’objectif. Ce simple fait de méthode devrait, si tout était normal, déjà permettre de prendre ce rapport avec prudence et de ne point en faire une espèce de révélation canonique justifiant une praxis différente à partir de maintenant. Dans la déflagration des chiffres, personne ou presque n’aura remarqué que celui (estimé) des coupables était inférieur à 3 % des prêtres et religieux en activité pour la période donnée : reste donc plus de 97 % de clercs n’ayant rien à se reprocher sur cette matière.
Enfin, soulignons que, jusqu’à présent, seule l’Église catholique, à ses risques et périls, s’est contrainte, et par des commissions indépendantes, encore bien, au sondage de ses placards. Il faut non seulement lui reconnaître ce mérite mais l’attribuer à son génie qui, faut-il le rappeler, est surnaturel et fondé sur Celui qui a dit que les portes de l’Enfer ne prévaudront pas contre elle.
L’Église est-elle coupable ? C’est théologiquement aller un peu vite en besogne que de l’affirmer. Un prêtre, pas plus qu’un évêque, n’est à lui seul l’Église. Cent prêtres ne sont pas non plus l’Église. L’Église ne saurait se réduire à la somme de ses membres. Si un membre de l’Église pèche, cela ne veut pas dire que l’Église pèche : il n’y a pas équivalence entre clergé, individu ou corporation, et Église. Celle-ci, comme telle, n’est donc pas coupable. Les coupables sont des membres de l’Église, prêtres, évêques ou laïcs missionnés, qui ont agi contre leur état. Y a-t-il, dans cette histoire, quelque chose de systémique qui appartiendrait à l’Église ? Si par « Église » on entend ici l’ensemble du peuple de Dieu, il faut répondre non. En revanche, si on entend par « Église » le dispositif hiérarchique qui n’est qu’un aspect de la réalité ecclésiale, on peut admettre qu’il y a quelque chose de systémique dans les abus. Encore faut-il entendre correctement ce « systémique ». Par ce qualificatif, comprenons que c’est le système, ou l’un de ses composants, qui produit ou rend possible les abus et leurs conséquences. Le système en question est celui de la hiérarchie ecclésiale. Rappelons que la hiérarchie (évêques, prêtres, diacres) est d’institution divine. En revanche, les individus qui la composent sont bien des hommes et leurs interactions sont humaines elles aussi. Il y a inévitablement du faillible dans une telle organisation, aussi bien sur un plan individuel que collectif. Tout dans cette organisation n’est pas mû uniquement par des intérêts surnaturels ni par le Saint-Esprit, bien qu’un discours officiel adopte souvent le ton spirituel, justement. Je crois que ce que l’on pourrait appeler une « idéologie théologico-spirituelle » est l’un des aspects du problème et ce rapport Sauvé nous force à porter un regard lucide et, disons-le, clinique sur le sacerdoce catholique ou plutôt sur sa rhétorique commune.
Si la pédophilie est un crime pour la justice civile, elle est un péché pour la théologie morale catholique. La pédophilie est toujours un acte intrinsèquement désordonné, parce qu’il est commis non seulement hors des cadres du mariage légitime, mais en plus avec une personne non-adéquate – un mineur. De plus, s’agissant d’un prêtre, il pèche contre la vertu de chasteté propre à son état (s’agissant d’un religieux, contre le vœu de chasteté et contre la vertu de religion), et contre le caractère sacré de son sacerdoce, jadis appelé péché de sacrilège. Ajoutons à cela le péché de scandale qui non seulement fait un tort considérable à la victime, mais aussi à l’état sacerdotal, à toute l’Église, et in fine à l’humanité entière en l’empêchant d’adhérer à la foi. Le scandale est celui d’être signe de mort spirituelle alors que le prêtre doit être signe de vie de la grâce, de la médiation divine. On connaît l’avertissement évangélique pour ceux qui scandalisent un petit qui croit au Christ. Pour clore ce chapitre, mentionnons le péché des évêques qui ne remédient pas aux abus dont ils auraient connaissance par les peines canoniques prévues.
Les réactions catholiques au rapport Sauvé sont, il me semble, de trois sortes. Si la majorité des catholiques a réagi, après la surprise et la tristesse, avec pondération sans vouloir jeter le bébé avec l’eau du bain, d’autres ont saisi l’occasion pour régler, une fois encore, leurs comptes, avec le Concile, le sacerdoce moderne et l’épiscopat, et avancer, à nouveau, leurs fantasmes sur l’échiquier ecclésial. C’est par exemple le cas de l’abbé Laguérie qui dénonce l’homosexualité des prêtres et leur pédophilie, en faisant, de façon simpliste, de la seconde la conséquence objective directe de la première. En effet, l’une des données révélées est le genre majoritairement masculin des victimes, généralement pubères ou à peine ; les filles seraient moins accessibles. De fait, le clergé a plus affaire à des garçons qu’à des filles ; cela dit l’occasion de croiser des filles ne manque pas : un aumônier, jusqu’à une époque récente, était toujours un homme. Pour l’abbé Laguérie, s’il y a de la pédophilie chez certains prêtres c’est parce qu’il sont homosexuels et qu’un homosexuel est tôt ou tard un pédophile. C’est simple, ça peut être efficace et l’on fait d’une pierre deux coups ! Sauf qu’il est de nombreux homosexuels – la majorité –, prêtres ou non, qui ne sont pas pédophiles et beaucoup de pédophiles – la majorité – qui sont hétérosexuels. Le problème, selon moi, n’est pas tant l’homosexualité en elle-même que sa forclusion du discours clérical. Je ne peux m’étendre sur le sujet dans le cadre de cet article. D’expérience, je sais qu’un séminariste n’a pas l’occasion de dire, le cas échéant, son homosexualité. Au contraire, il la cache et la rhétorique de ce que j’appelais plus haut l’idéologie théologico-spirituelle le contraint à la cacher, à adopter une personnalité double sans que la pulsion homosexuelle soit assumée et sublimée. Elle sommeillera, réfrénée – sans aucun héroïsme puisque de toute façon c’est mal aux yeux de l’Église. Il peut alors se développer chez certains un attrait pour une sexualité « angélique » déculpabilisante, où le masculin convoité ne sera jamais l’homme fait mais l’éphèbe, l’ange, plus accessible, moins dangereux, à la masculinité moins flagrante, moins effrayante. S’embarquer dans une aventure homosexuelle avec un adulte, si elle était psychologiquement possible du moins, comporterait des risques majeurs pour la suite d’une vie sacerdotale. En revanche, une sexualité opportuniste avec tel jeune, puis tel autre, permet d’assouvir une espèce de penchant esthétique vicié sans que cela vienne trop remettre en question une vocation, un ministère et des engagements. Cette attitude à quelque chose de systémique, oui ! La rhétorique qui a cours dans le milieu clérical permet ce genre de construction psychologique. Une considération lucide et franche de l’homosexualité chez des candidats au sacerdoce ou à la vie religieuse devrait permettre un autre regard plus mature, plus réaliste, sur la théologie du sacerdoce catholique et le débarrasser d’une fantasmagorie spirituelle qui commence avec ce que l’on dit de la vocation.
Enfin, une troisième réaction à l’audience médiatique, et la plus encouragée par le rapport lui-même, émane de la frange la plus excitée et progressiste de l’Église. Pour elle, ce rapport est l’occasion rêvée d’exiger non pas une réforme mais une vraie rupture. Ainsi la démission collective des évêques demandée par trois sujets influents, donc la fameuse Soupa qui, on s’en souvient, caressait l’espoir de devenir Primat des Gaules, est de cet ordre. Pour cette ligue, les abus sexuels sont le fruit du patriarcat, du cléricalisme, et d’une conception théologique parfaitement obsolète. Le rapport est devenu le point d’appui de nouvelles hérésies inspirées par la « culture » contemporaine : « lgbtisme », néo-féminisme, pour ne citer que ces deux-là. Ce courant progressiste rejoint certaines préconisations du rapport – dépassant ici ses strictes compétences – pour prévenir les abus. C’est ainsi que, entre autres, la remise en question du célibat ecclésiastique et la levée du secret de la confession sont proposées. Sur le célibat, je ne dirai rien cette fois, si ce n’est que l’on peut être marié et pédophile et que c’est insulter le mariage que de croire qu’il constitue un préservatif à la pédophilie.
Pourquoi, en revanche, en un temps où le sacrement de la réconciliation se porte si mal, le rapport met-il l’accent sur le secret de la confession ? Imagine-t-il que les confesseurs sont les receleurs de secrets qu’ils devraient ne point taire ? Imagine-t-il qu’un pédophile ira forcément se confesser pour décharger sa conscience ?
L’abrogation, fantasmatique, du sceau de la confession ne saurait être effective que si l’Église le commande après un travail théologique. La confession, le sacrement et son secret ne sont pas du ressort d’une loi civile, mais de la loi divine et ecclésiastique. Une loi civile peut ou non enregistrer un principe théologique, elle peut aussi tenter de contraindre par des mesures pénales mais en aucune façon il n’est de sa compétence d’abolir le secret sacramentel. D’ailleurs pourquoi se limiter à ces matières ? Pourquoi ne pas obliger aussi à dénoncer, à qui de droit, un assassin, un proxénète, un dealeur, un adultère ? Il y a une espèce de fascination pour le crime de pédophilie qui en fait le crime par excellence, devant même le meurtre, l’infanticide ou l’avortement par exemple, qui en soit sont bien plus graves et je dis ceci sans aucune idée d’amoindrir l’horreur de l’abus d’un mineur par une personne ayant charge d’âme. Si la jurisprudence française voit dans le secret de la confession une espèce du secret professionnel, avec quelques nuances d’ailleurs, l’Église dans son droit ne le considére pas comme tel. Sa nature est sacramentelle et d’ordre divin. Sa violation entraîne d’ailleurs l’excommunisation latae sententiae. C’est dire qu’il est d’une autre nature qu’une loi positive, qu’elle soit républicaine ou non. La rhétorique sur la supériorité absolue de la loi républicaine sur toute autre forme de loi est sans objet sinon de montrer que l’on peut être aussi strict, voire davantage, avec le catholicisme et ses dispositions, qu’avec l’islamisme et ses particularismes. La conscience ne saurait être contrainte par rien, « à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ».
Pour finir, il faut regarder les conséquences positives de cette opération : gagner en humilité, parler sans faux-semblant, voir les réalités humaines en face, refaire le point sur la saine théologie catholique du sacerdoce et se débarrasser des fantasmes de type angélique. Mais, Dieu, qu’il reste du chemin à faire dans une société ne comprenant plus le langage propre de la théologie chrétienne que nous contribuons à obscurcir.
Illustration : Le pape François, en poste depuis plus de huit ans, se plaint de l’immobilisme de la hiérarchie catholique. C’est en 2010 que Benoît XVI avait publié les règles concernant les procédures à suivre en cas d’abus sexuels du clergé sur les mineurs.