Monde
« Nos dirigeants actuels invoquent souvent la révolution »
Un entretien avec Ludovic Greiling. Propos recueillis par courriel par Philippe Mesnard
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Qui ne rêve de sortir de monde artificiel de la macronie ?
Que peut-il se passer ? Cette question hante les esprits qui s’intéressent à la politique. Il est vrai, les jeux étaient faits. La victoire de Macron était inscrite à l’avance dans la roulette électorale que meut, selon les règles ajustées d’une martingale savamment conçue, le hasard sans imprévu et providentiellement agencé d’un mécanisme institutionnel au déroulement systématique et inéluctable.
Pas de surprise ! Répétition assurée en 2022 de l’élection présidentielle de 2017. C’est ce que l’homme, à peine élu, escomptait ; c’est ce qu’il prévoit aujourd’hui encore ; et, avec lui, tous les siens, c’est-à-dire tous ceux qui ont mis leurs ambitions dans les pas de sa bonne fortune, si heureusement prédestinée. Cette servile habitude constitue le ressort essentiel de la politique française ; il paraît grotesque de se gausser de la courtisanerie des temps jadis. Le clientélisme est plus que jamais la règle des gouvernements.
Peu importe le processus, le but seul compte : dans un tel cas, et sans remord de conscience, la fin recherchée justifie tous les moyens, c’est un principe intangible de la morale républicaine, par ailleurs si sourcilleuse quand apparaît un éventuel intrus, perturbateur d’un système si bien rodé. Le « projet » – puisqu’ainsi est nommé le pot-pourri de mesures démagogiques offert en prégustation programmatique aux sens excités de la clientèle électorale – vaut bien l’aventure, puisqu’au bout du compte l’État appartient à celui qui gagne. L’État ! La direction de la France historique, le gouvernement, l’administration et tout ce qui s’ensuit ! Les préfets, les généraux, les professeurs, les médecins ! En fait, tout, puisqu’aujourd’hui l’État est tout, absolument tout, que l’État s’occupe de tout et que tout relève de l’État. Même la vie morale et spirituelle ! En France, plus singulièrement que dans tous les autres pays civilisés. Jacobinisme oblige. Même si ce tout étatique, à force précisément d’être tout, concrètement, de nos jours, n’est plus rien, rien qu’un immense chaos. Trop d’État a tué l’État.
Mais il est toujours bon à prendre ! Vous voulez vous emparer de l’État ; vous le pouvez. C’est ainsi. L’État s’offre de façon répétitive et gracieusement ! Il paraît normal d’y songer, même de ne plus penser qu’à « ça ». En se rasant le matin, paraît-il.
Il ne s’agit plus, mais plus du tout, de se mettre au service de l’institution qui vous dépasse, en principe, de sa légitimité supérieure et antérieure ; il n’est question que d’en disposer pour la mettre à son service, s’en faire une carrière, un accomplissement personnel, une satisfaction de gloire et de contentement de soi, en réalisant vaille que vaille un programme politique qui vous permet de capter suffisamment de faveur pour perdurer. Que faut-il à l’homme politique – et sous le nom générique d’homme, comme dit l’autre, j’embrasse aussi les femmes – pour réussir ? Puisque réussir est la seule règle, l’unique finalité. Eh bien, il suffit d’en prendre les moyens et d’arriver à se mettre en situation. Regardez-les tous, depuis des décennies. Aucun n’échappe à l’implacable loi de la promotion politique. Inutile d’en faire la liste. Tout est question d’opportunités, de relations, de jeux d’influence et d’argent, beaucoup d’argent. Et, selon le mot à la mode dans la classe politique, de volontarisme !
Au fond, le système n’est pas meilleur que ce qui se pratique en Afrique, ou en Amérique du Sud, ou dans tous ces pays du monde que le journalisme occidental stigmatise. Sauf à respecter les éléments de langage démocratique et le processus républicain du choix des individus. Les Républicains, les socialistes, les écologistes témoignent, plus que jamais en ce moment, de l’extrême pertinence de telles désignations, ne parlons pas de la France insoumise ni de la REM ni du RN, qui n’ont même pas besoin de faire de choix. Tout ce beau monde pense et agit comme si l’État était à leur disposition, comme si la France et les Français leur appartenaient.
Une telle ineptie, qui se double d’une insupportable arrogance, devrait provoquer une réaction de rejet chez toute personne de bon sens et, plus généralement, dans un peuple à ce point bafoué et manipulé. Cette réaction existe dans le fond des consciences ; elle transparaît au détour des conversations de comptoir ou de salon, mais elle est, en raison du cadre des institutions actuelles, dans l’incapacité de s’exprimer politiquement, sauf sous forme de contestations éruptives qui ne peuvent parvenir à la formulation démocratique congruente. Formidable système – car il y a bien système et tout le monde en convient – où les forces d’opposition et de protestation servent finalement à son renforcement. Il en est un qui l’avait parfaitement compris : Mitterrand ; son règne a duré quatorze ans. Chirac à sa suite, mais moins bien. Macron voudrait renouveler l’exploit : pour dix ans. Y-a-t-il un auteur qui se soit penché sur ce phénomène si caractéristique ? Un Marcel Gauchet n’a fait qu’en esquisser l’enchaînement logique. Les constitutionnalistes qui ont un peu de jugement ont repéré depuis longtemps ce jeu de billard à plusieurs bandes.
Et, donc, en ce XXIe siècle si prodigieux de technicité et de communications tous azimuts, la politique se réduit à l’unique question de la conquête du pouvoir. C’est de la plus affligeante banalité. Comme à la fin de la République romaine ou comme aux temps chaotiques du Bas-Empire. Il ne s’agit que de l’emporter dans une compétition où tout est faussé par les calculs personnels. Point besoin de mérites par ailleurs : qu’ont fait un Macron, un Hollande et tutti quanti comme service véritable et bénévole pour leurs concitoyens, plus simplement pour leurs prochains ? Nos Capétiens, eux, se battaient et protégeaient de leur main de justice leurs compatriotes. Aujourd’hui, l’accession au sommet de l’État sert de légitimité. En conséquence, sans préalable, elle met à disposition la totalité des pouvoirs. Ne reste plus qu’à distribuer aux complices, commères et compères – féminin mis avant le masculin comme il se doit –, les dépouilles opimes.
Il est évident que de telles dispositions à quoi se résument aujourd’hui notre vie publique et notre pratique constitutionnelle, occultent l’intérêt de la France pour ne mettre en valeur que la rhétorique de la conquête du pouvoir ou de sa conservation selon le cas. Pareille configuration, d’ailleurs, ne peut qu’aiguiser l’appétit.
Imaginez : la France est à vous ! Écoutez les péronnelles, les « importants » comme on disait jadis, ministresses et ministricules, déclarer du haut de leur morgue : « Moi j’ai décidé… », « Moi je pense que… »
L’art politique consiste donc à constituer un gang efficace. L’histoire de la Ve République sur le plan intérieur aux yeux du curieux qui cherche le dessous des cartes – et les vieux briscards le savaient bien –, se présente comme une succession dans et autour du pouvoir de gangs et de luttes de gangs, de gaullisme en giscardie, de mitterrandie en chiraquie, de sarkozie en hollandie et finalement en macronie. La macronie, voilà un exemple typique de gang politique qui a choisi la voie de l’effraction pour réussir son hold-up sur le pouvoir. Joli milieu où se croisent les Vautrin, les Rastignac, les de Marsay, si habile en sinuosités, les duchesses de Maufrigneuse péremptoires et arrogantes à la façon Macron, et cette bande de Graeculi qui forment la garde rapprochée du président. Sans compter les banquiers et les journalistes qui jouent le même rôle que dans la Comédie humaine.
Le gang se met en formation de combat. Chacun y va de son discours dans la chasse aux voix. Le chef en tête. Pas une parole, pas une démarche, pas un chèque émis – et Dieu sait s’il en signe –, pas un déplacement, pas une visite, pas un geste de compassion, mieux encore, pas une rencontre internationale, comme au G20 en Italie, comme à la Cop 26 en Écosse, pas même les guéguerres avec l’Angleterre, ou les faux-semblants de disputes avec les USA, qui nous grugent et nous méprisent, et jusqu’à la prochaine présidence française de l’Union européenne, qui ne soient dans leur ensemble envisagés, aménagés en fonction du seul objectif de la présidentielle de 2022. Tout cela aux frais du contribuable, sans avoir à décompter les temps de parole ni à soustraire les dépenses des comptes de campagne. Admirable régime républicain dont il était dit, sur la foi de Montesquieu, que la vertu en formait le soubassement ! Ajoutez encore une dose de sanitaire et un paquet de « sociétal », pilule gratuite pour les gamines, avortement prolongé et pourquoi pas jusqu’à neuf mois ! Ne reste plus à Blanquer qu’à déclarer que l’Éducation nationale marche à merveille, qu’elle est l’école de la République, à Le Maire, avec l’autorité de Bercy qui sonne dans sa voix suffisante de premier de classe, qu’à assurer que jamais les comptes de la nation n’avaient été meilleurs, que la croissance est exponentielle, que les prix n’augmentent qu’à la marge, que le chômage devient résiduel tant l’offre d’emploi est forte (en oubliant de préciser la distorsion des qualifications), que la France est prospère, heureuse et surtout gratifiée du gouvernement le plus intelligent qui soit, et dont il est le membre le plus excellent. Et sans doute Darmanin nous prouvera que jamais ministre de l’Intérieur n’a été aussi efficace que lui.
Et voilà qu’un rapport de l’OCDE tombe à pic qui explique savamment qu’il n’y a, pour ainsi dire, plus d’immigration et que c’en est presque dommage parce que, chiffres à l’appui, non seulement elle ne coûte rien, mais elle remplit surabondamment les caisses et de l’État et de la Sécurité sociale.
Alors ? Les jeux sont faits, rien ne va plus ! Tel que « ça » se dessine à ce jour : victoire pour Macron, avec 26 % des votants, au premier tour, ce qui probablement ne représente pas le 1/4 des électeurs inscrits et pas même le 1/6 de la population en âge de voter. Au deuxième tour, selon les pronostics sondagiers, le score s’améliore, comme la fois précédente. En fonction des reports, le chef de l’État ne sera élu, comme prévu, qu’avec l’assentiment d’une majorité d’électeurs, non sur une idée positive, mais, comme on dit, par défaut. Telle sera sa légitimité, encore plus fragile qu’en 2017, puisque dans notre République cette légitimité ne repose que sur le résultat aléatoire d’un suffrage dit universel mais qui n’est que parcellaire et momentané.
Les élections législatives qui suivront immédiatement l’élection présidentielle selon le schéma institutionnel actuel – au regret des meilleurs constitutionnalistes – seront censées garantir une confirmation du choix du président comme en 2017 et lui apporter ce surcroît de légitimité qui lui manque au départ institutionnellement. Du coup, comme il appert aujourd’hui, le pouvoir législatif sera encore plus une dépendance de l’Exécutif : toute opposition y sera vaine, ce sera une chambre d’enregistrement, pas seulement sur les lois de finances, mais aussi sur les lois politiques, économiques, sociales et sociétales, jusqu’aux lois de bioéthique.
Les élucubrations qui passent dans le cerveau de celui qui s’est assis sur le trône du monarque républicain – qui n’a rien à voir avec un roi, quoi qu’il en ait –, donc sa pensée – il paraît qu’il travaille du chapeau, la nuit –, sa métaphysique, dans la mesure où il en a une, sa morale deviennent les lois de l’État, les prescriptions de la République ; et chacun sait que les lois de la République ne supportent aucune concurrence ; elles dominent tout l’appareil de la vie publique et de la vie privée. Nul n’a le droit de contester la loi de la République. Darmanin et Dupond-Moretti, qui sont des parangons de vertu, se portent garants de ce principe fondamental qui ne souffre aucune exception. Pas même celle de la plus antique morale qui fait de la conscience le juge immédiat et ultime de l’agir humain comme le rappelait Thomas More face au roi-tyran qui se faisait son bourreau. Telle est la religion républicaine à laquelle les experts de la politique voudraient – ils croient que c’est déjà fait – que la religion islamique se soumît comme l’a fait – encore dernièrement – la religion chrétienne.
Tel est le tableau prévu pour 2022.
Mais voilà que le monde politique un peu averti a compris qu’une réaction s’opérait dans une partie non négligeable de l’esprit public. Le phénomène « Zemmour » perturbe le schéma ; il fait turbuler le système. Les sondages, au fur et à mesure, s’effraient d’évaluer ce qui apparaît comme un séisme. Au point qu’il a été décidé par des journalistes de n’en plus faire état pour faire barrage à ce qu’ils représentent. Ridicule manifestation de mauvaise foi des faiseurs d’opinions qui se sentent dépossédés de leur pouvoir habituel. Il y aurait là de quoi se réjouir si l’atmosphère que de tels procédés indéfiniment répétés ne cessent de créer, n’était lourde d’orages à venir. Éric Zemmour doit se méfier. Le tir de barrage a commencé. Rien ne l’arrêtera ; il sera terrible. Fillon est tombé pour un costume de trop. Que ne brandira-t-on ? Jusqu’où ira-t-on dans le tir ?
Enfin passerait-il devant Marine le Pen, puis devant Macron, qu’en résultera-t-il ? Aura-t-il sa confirmation de légitimité par des législatives en conséquence ? Rien n’est moins sûr. Pour lui ! Violente opposition extérieure, dispute intérieure. Et est-il envisageable que l’appareil d’État, de la fonction publique, de la justice, des pouvoirs régionaux le suivent dans une action réformatrice où l’intérêt national serait privilégié ?
Cependant plus de deux cents ans de pratique républicaine suffisent à émettre un doute sur le mythe récurrent de bonnes élections et d’une bonne République. Même prendrait-on, comme Zemmour, Bonaparte et de Gaulle en modèles !
S’imaginer que le recours au peuple que serait en elle-même l’élection présidentielle – ou par la suite les référendums en conséquence – éclaircira le ciel français et résoudra le problème national, relève de la fiction. Le peuple dont l’appellation juridique et politique reste une abstraction de métaphysique rousseauiste, n’est en soi ni infaillible ni impeccable, comme le rappelle fort justement le professeur Tournafond. Quoi qu’en pense un Michel Onfray, par ailleurs excellent critique de la macronie. Non, la solution n’est pas là. Bonnes élections ? Bonne République ? Il faut aller au-delà. Autrement dit, retrouver les sources de la légitimité française.
Illustration : Habitué à donner ce qui ne lui appartient pas, Macron rend au Bénin des sculptures pourtant honnêtement acquises.