Le dernier sommet de défense franco-allemand, début février, mérite l’attention. Il a porté essentiellement sur le système de combat aérien du futur (le SCAF), franco-germano-espagnol, et sur le projet de drone européen. Le premier projet, à horizon de vingt ans, pour un coût évalué à une centaine de milliards d’euros, repose sur un avion de combat dit de sixième génération, gérant un essaim d’engins sans pilote de tout type, le tout dans une architecture informatique très complexe, en vue de missions diverses et ambitieuses, y compris à long rayon d’action. C’est incontestablement pour la défense de l’Europe un projet « structurant ».
Paris et Berlin sont d’accord pour estimer que les Européens doivent parvenir à une indépendance plus grande par rapport aux Américains en matière d’armements (une indépendance totale ne serait pas réaliste, actuellement 80 % des armements européens dépendent peu ou prou des fabrications ou au moins des brevets d’Outre-Atlantique). Mais au moins conviendrait-il d’assurer cette indépendance pour un système majeur comme le SCAF, et également pour le projet lui aussi essentiel de drone, sachant que la loi américaine ITAR impose l’accord des États-Unis pour toute exportation d’armes comportant des composants américains, et leur agrément pour toute participation de sociétés ou d’individus travaillant sur des programmes utilisant ces composants.
Une nouvelle fois deux avions concurrents ?
Mais l’accord s’arrête là. En effet, Mme Merkel estime que Dassault, maître d’œuvre du SCAF, tire trop la couverture à lui et ne fait pas assez de place aux industriels allemands, aussi bien pour les fabrications que pour le partage de l’expertise. Tandis que le président français souhaite que l’on signe le plus vite possible les accords lançant le programme et fixant son budget, quitte à régler par la suite la question des participations. En effet Paris est pressé : le Bundestag ne s’engage pour le budget préliminaire d’étude de faisabilité que par périodes de six mois, et ne veut pas aller plus loin avant les élections de septembre prochain en RFA. Or il est tout à fait possible que la future majorité refuse le programme SCAF, auquel les Verts sont opposés et qui divise la SPD (précisons que le Bundestag, à la différence de l’Assemblée française, intervient dès le début des programmes, y compris pour les études préliminaires).
Pour le drone, on a un problème comparable : un drone d’observation est acceptable pour l’ensemble des partis allemands, un drone armé pose un problème beaucoup plus délicat (du pur point de vue du droit international, c’est d’ailleurs exact). Éventuellement on pourrait s’en sortir avec deux versions (observation et combat) dont la mise au point serait de toute façon nécessaire, la RFA ne faisant pas l’acquisition de la version armée. Mais cette solution industrielle ne répondrait pas au vœu affiché de coopération stratégique accrue entre la France et l’Allemagne.
Quant au SCAF, si on tient compte en outre de ses coûts considérables dans une ambiance budgétaire problématique, le risque existe de voir la France faire cavalier seul avec Dassault, tandis que l’Allemagne soit achèterait des matériels américains (l’option a été envisagée l’an dernier, elle a été simplement suspendue, pas écartée, et là aussi la décision dépendra du prochain Bundestag) soit lancerait un autre programme, autour d’Airbus et avec d’autres partenaires. Ce serait un « remake » du duo Rafale-Eurofighter dans les années 1980, au lieu de l’avion européen unique envisagé au départ. Il est évidemment impossible de dire dans quelle mesure chacun de ces deux programmes aboutirait, mais il est évident que le doublon grèverait lourdement des ressources européennes en tout état de cause rares, et réduirait considérablement la portée de la coopération franco-allemande en matière de défense.
Les arrière-pensées nucléaires
Pour les Français, le SCAF sera l’un des deux vecteurs de l’arme nucléaire, à côté des sous-marins, remplaçant là aussi les Rafales, dont c’est l’une des missions. D’où l’importance essentielle du programme pour Paris : c’est en effet un élément clé dans la modernisation des forces nucléaires. Mais cette dimension n’existe pas à Berlin, ce qui explique peut-être le moindre intérêt qu’on y éprouve pour le SCAF.
Ce n’est pas que la RFA n’ait pas un rôle nucléaire : on sait que vingt bombes thermonucléaires sont stockées sur une base américaine, destinées à être emportées le cas échéant par des avions allemands. Mais cela n’aurait évidemment lieu que dans le cadre de l’OTAN et de sa stratégie de dissuasion nucléaire. En outre ce rôle nucléaire lui-même est contesté en Allemagne, et pourrait être abandonné à l’issue des prochaines élections, étant donné la force des courants antinucléaires et antiaméricains.
En face, le président de la République a réaffirmé devant l’École de Guerre, le 7 février 2020, la doctrine française de dissuasion, qui n’évolue d’ailleurs pas fondamentalement et reste nationale, malgré une invitation aux partenaires européens à participer à des exercices de nos forces de dissuasion. Cela n’a pas convaincu en RFA : ou bien on y conteste la notion même de dissuasion nucléaire, ou bien on ne la conçoit que dans un cadre atlantique, en dehors de quelques voix isolées.
On peut même craindre que l’accent mis ici sur le rôle nucléaire du futur SCAF, à côté de ses autres missions, ne complique encore ce dossier à Berlin.
Mais le nucléaire n’est pas tout
Il y a un point sur lequel malgré tout Berlin et Paris convergent : la dégradation du système international rend la perspective de conflits majeurs, de « haute intensité », impliquant l’Europe, à nouveau pertinente. Le papier rendu public début février par la ministre allemande de la Défense, Mme Kramp-Karrenbauer, et l’Inspecteur général de la Bundeswehr rejoint les déclarations récentes des chefs militaires français, les généraux Lecointre (CEMA) et Burkhard (CEMAT).
Mais les conclusions tirées ne sont pas les mêmes : Paris insiste sur sa capacité de frappes aériennes à longue distance, affirme son engagement dans la zone indopacifique, réaffirme le rôle de notre base à Djibouti, ne renonce pas à une présence militaire importante au Mali, avec une action anti-djihadiste dans l’ensemble du Sahel. La réponse comporte ici une ambition globale.
La réponse allemande est différente, elle est résolument centrée sur la défense de l’Europe. La Bundeswehr doit devenir un « partenaire d’appui » pour les pays voisins, aux moyens militaires limités, en leur permettant de rationaliser et de potentialiser ceux-ci, et de former ainsi une sorte de « plaque tournante » au sein de l’Alliance atlantique et de l’Union européenne, de façon très pragmatique, par une série d’accords bilatéraux. Par exemple la RFA, l’Autriche et la Suisse collaborent déjà dans le format dit DACH (d’après les plaques minéralogiques D, A et CH !) et l’Inspecteur général de la Bundeswehr vient de proposer aux Suisses de former, avec Berlin et Vienne, « une alliance alpine » pour la défense aérienne, problème d’ailleurs crucial. Cette orientation en fait défensive est plus facile à faire admettre en Allemagne, où la plupart des responsables n’ont aucune envie de compliquer leurs relations avec la Russie et la Chine, partenaires commerciaux essentiels.
Il existe donc une possibilité de voir Berlin réaliser dans les faits une forme de défense européenne commune concrète, quoiqu’informelle, et « faire un plus », comme le disait le très réaliste Frédéric-Guillaume Ier de Prusse, le père de Frédéric II (« Ein Plus machen »).
Alors que les plans français de « souveraineté européenne stratégique », certes plus ambitieux, se heurtent à l’opposition américaine, au scepticisme des partenaires, au manque de moyens, et en outre au probable refroidissement de la coopération militaire avec Londres, à cause des suites mal maîtrisées du Brexit. Les enjeux sont énormes, et on ne peut que recommander un dialogue stratégique approfondi avec nos partenaires.
Illustration : Le SCAF. Ou plutôt sa maquette. Belle comme un projet. Profilée comme un mausolée.