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Du Cantal et des livres

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Du Cantal et des livres

Dans son nouveau roman, La vie fugitive mais réelle de Pierre Lombard, vrp (éd. Finitude), le héros place des encyclopédies dans une vaste zone, « des Syrtes, jusqu’aux Lacs du Haut pays », et même « vers le désert des Tartares ». Pour dire que c’est un peu perdu, mais dans un coin familier pour un amateur de littérature. Heureusement pour le héros, il ne place pas que des gros volumes qui prétendent faire le tour des savoirs ; il distribue aussi des poètes, des livres à succès, et quelques ouvrages dont les auteurs ont des ambitions littéraires. L’ambition, en France, fait toujours rêver de Paris ; pourtant, Pierre Lombard découvre par son nouveau métier que c’est en province que sont les assises de la librairie authentique, et que c’est en province qu’elle est, non pas encore à l’agonie, mais mal en point tout de même.
Pierre Lombard rêve d’écrire un grand roman depuis sa jeunesse, mais il a fait carrière dans l’édition, ce qui l’en a empêché ; ayant démissionné pour sauver son honneur et son âme, il a trouvé ce boulot de représentant en livres par l’intermédiaire de son vieil ami Adhémar, bouquiniste, et il pense maintenant pouvoir l’écrire, ce bouquin rêvé. Il a tort ; son amour pour les écrivains l’aveugle ; ils ont à ses yeux un tel prestige qu’il voudrait en être un, mais c’est insuffisant. Il va découvrir au fil de ses tournées que les livres sont vendus par des commerciaux comme de vulgaires marchandises, qu’il reste peu d’authentiques libraires, mais que là n’est pas le problème. Le vrai problème est de comprendre qu’on n’écrit pas pour entrer dans le panthéon des grands qu’on admire, mais qu’on écrit parce qu’on en a le besoin irrépressible. Puisqu’il a pu être éditeur, y consacrer toute son énergie et gagner beaucoup d’argent de cette manière en remisant son rêve, il n’est pas l’écrivain qu’il s’imaginait. Et s’il a le cœur assez haut pour comprendre qu’il se déshonorerait en ne quittant pas le rafiot nourricier, qui d’ailleurs prend eau, la nécessité de vivre va lui faire découvrir le métier pour lequel il est fait : vendre les livres qu’il a aimés à des gens qu’il aime assez pour avoir envie de les leur faire goûter.
Parce que les livres, c’est une histoire d’amour, pas une affaire de gros sous. Dans la boutique de son ami Adhémar, il va se découvrir vendeur amoureux – d’un livre et d’une cliente. Expérience prodigieuse dont il ne comprendra le sens profond qu’après bien du temps enfui, car le temps est fugitif – hélas, le temps non, madame, mais nous sommes des fugitifs. Au fin fond du désert, il va rencontrer une femme libraire qui vit de son amour de la littérature. Cette expérience-là aussi sera longue à assimiler. Mais un cœur droit ne perd jamais le chemin qu’il doit prendre.
Bien sûr, il y a une belle galerie de minables, de ratés, de commerciaux prétentieux, pressés et stupides. Il y a une terrible peinture de notre société de fric, qui avilit tout ce dont elle espère tirer du profit. Cela donne des portraits, des scènes, du mouvement, de la colère, merveilleusement alternés, maîtrisés, variés. Christian Estèbe est un observateur malin, et il sait tenir sa plume, avec chagrin ou allégresse, selon les circonstances. Mais le plus beau, c’est qu’il dédie son livre à « Bernanos, le patron ». Voilà une formule qui a de la gueule autant qu’elle éclaire le crépuscule de la vie de Pierre Lombard d’une belle lumière de lune, celle qui flotte au-dessus des « grands cimetières ». Bernanos écrivit, dans La France contre les robots, que « la civilisation moderne » était avant tout « une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » Voilà ce que l’aventure fugitive de Pierre Lombard nous démontre, tout en nous donnant la recette pour échapper à cette conspiration.


Je vous parlerai maintenant de Marie-Hélène Lafon et de son Histoire du fils (éd. Buchet-Chastel, prix Renaudot 2020). C’est elle qui fait monter Paul Lachalme du Cantal à Paris, pour y être avocat. Son histoire commence en 1908 et finit en 2008 ; un siècle qu’elle nous raconte en rebattant les cartes avec l’habileté d’une joueuse de poker professionnelle, ce qui implique un peu de tricherie, bien sûr, cette tricherie des anciens conteurs, qui savaient comment intéresser leurs auditeurs en les embrouillant avec des incidentes, des retours en arrière, des digressions, non pour les perdre, mais pour les mener peu à peu à ce qui est plus important que l’histoire, la saveur des choses et des êtres, le goût de la vie enracinée, dans les maisons, et dans les cimetières. Les anciens conteurs sont les gardiens des lieux où des hommes ont passé. Les lieux restent, avec leurs chemins qui conduisent toujours, obstinément, par détours et retours, au caveau de famille. L’histoire de Paul Lachalme est fondée sur la mort de son frère jumeau, Armand, qui l’a « acculé à la sauvagerie ». Les premières pages du livre nous narrent cette mort sans en rien dire d’explicite ; les dernières nous donneront le récit détaillé, enfin compréhensible. Entre les deux, l’histoire du fils de Paul et de Gabrielle Léoty, une payse, André Léoty, fruit d’un « accident » parisien, que Paul, « le moins capable de faire un père », n’a jamais connu, que Gabrielle, « ce grand cheval aux manières de pouliche rétive », a, sans état d’âme, confié à sa sœur Hélène afin qu’elle l’élève au pays.
André restera l’homme du pays, même s’il ira à Paris sur les traces d’un père insaisissable, frappant à une porte qui ne s’ouvrira pas. Au fond, c’était ce qu’il souhaitait, qu’il n’arrivât rien. Né de père inconnu, délaissé par une mère aux « fâcheuses habitudes », qu’il ne voit que quelques semaines aux vacances, « l’arrivée d’André avait été un triomphe, une joie inépuisable, comme une chanson vive. » Il sera un héros résistant, un mari comblé, ayant « de la chance dans son malheur ». Paul avait rêvé d’être un héros, la fin de la grande guerre l’en avait privé ; le fils inconnu réalise son ambition – sans le savoir, évidemment.
En 1984, retraité, André se rend au domaine où est né Paul, à Chanterelle, qui « porte étrangement son nom de royaume suranné. » C’est « le territoire perché du père », qu’il n’avait encore jamais eu envie de voir. « André fait le bilan » de « sa vie d’homme, cette douceur, cette vaillance, cet élan, avec l’appétit d’être qui avait accompagné toute son enfance et ne le quittait pas », protégé qu’il avait été par « la bienveillance, dont cette tribu [qui l’avait accueilli] semblait détenir le perpétuel apanage, [et qui] avait étouffé dans l’œuf le pouvoir de nuisance de la Parisienne », sa mère. Parce que « le sang n’est rien », et que « le film bégaie », qui raconte notre vie dans la tête envahie de souvenirs.
C’est le dernier mot du livre : se souvenir. Se souvenir des êtres, des lieux, mais aussi des voix, de la langue employée, des phrases dans lesquelles elle se déploie, se love, trouve sa place exacte. Les voix de Gabrielle et d’Hélène sont tellement semblables que mêmes les familiers en viennent parfois à les confondre, mais « André ne s’y trompait pas », il la détachait du décor, la voix de sa mère, cette voix qui lui disait « qu’il était beau, de plus en plus beau, qu’elle était fière ». En débarrassant l’appartement de sa mère décédée, il découvrira ses papiers bien classés, qui lui raconteront « une autre version de l’histoire, dont Gabrielle sortirait peut-être grandie, et plus lointaine encore. » Car rien n’est jamais tout-à-fait sûr, et qui pourrait dire la vérité d’un être ?
En épigraphe, Marie-Hélène Lafon cite Valère Novarina : « Le langage est notre sol, notre chair. Je me représente toujours […] l’avancée d’un texte, sa progression, comme une marche en montagne. » Son livre nous fait monter vers une éminence, où le bleu du ciel « donne le vertige ». Un vieil auteur a accompagné cette marche, La Fontaine, qu’Hélène récitait au petit André ; les grands auteurs appris dans l’enfance nous donne le suc de notre langue, nous font nous sentir toujours et « partout à notre place ». Voilà pourquoi on peut monter à Paris sans crainte, pourvu qu’on emporte sa langue, sa voix. Paul est un père fantôme, mais André, resté au pays, est pour Hélène qui l’a élevé, le « flagrant, patent, révélé, inéluctable fils de son père », figé sur une vieille photo pour l’éternité, tel qu’en lui-même. Le regard des autres nous cerne mieux que nous ne nous connaissons : vieux secret de moraliste, que l’auteur a retrouvé dans le bagage de sa langue, sans seulement y songer. Avec le naturel des arbres, qui montent vers la lumière en s’efforçant sur leurs racines.

  • LA VIE FUGITIVE MAIS RÉELLE DE PIERRE LOMBARD, VRP, Christian Estèbe, Finitude, 224 p., 17,50 €
  • Histoire du Fils, Marie-Hélène Lafon, Buchet-Chastel, 176 p., 15 €

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