Tribunes
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Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Il est pour le moins surprenant qu’une société revendiquant son athéisme ou son laïcisme en vient, régulièrement, à revendiquer un « droit au blasphème ». En effet, la notion de blasphème, comme peu d’autres, appartient en propre au domaine religieux et est étrange en dehors de ce domaine. De prime abord, donc, un système laïc ou athée qui agite le « droit au blasphème » apparaît comme schizophrène : un fois évacuée la religion, celle-ci revient sous forme de « droit au blasphème ». Énoncée ainsi, la chose apparaît non seulement comme une chimère notionnelle mais comme une monstruosité théologique : un blasphème se superposant au blasphème.
Puisque le blasphème appartient en propre à la sphère religieuse, qu’il y naît, y apparaît et y sévit, il est bon de se demander ce qu’est, après tout, le blasphème. Aussi, après avoir fait un détour par les Évangiles, nous nous intéresserons à ce qu’en dit saint Thomas et le catéchisme de l’Église catholique. Mieux renseignés, nous ferons un détour rapide par l’islam – puisque c’est à son sujet que le « droit au blasphème » est invoqué dans l’opinion (la République ne s’est jamais donné la peine de définir les insultes à l’encontre de l’Église catholique). Enfin, en conclusion, nous reviendrons sur cette notion hybride de « droit au blasphème » du strict point de vue religieux.
Remarquons donc pour commencer que Jésus est à plusieurs reprises accusé de blasphème dans les Évangiles. Souvent lorsqu’il pardonne les péchés des uns ou des autres, comme en Marc 2,7 ou Luc 5,2. Le pardon des péchés est une prérogative divine : revendiquant le droit de pardonner les péchés, Jésus se fait au moins l’égal de Dieu ce qui, pour les Juifs, est un blasphème !
C’est d’ailleurs cette prétention théologique qui conduira Jésus devant le Sanhédrin et à la croix. Un dernière fois, lors de son procès, après avoir à nouveau déclaré son extrême proximité avec Dieu, il est accusé de blasphème (Matthieu 26,65) par le Grand-Prêtre qui entend parfaitement ce qui est dit. Aux yeux des religieux juifs de l’époque, c’est le motif principal de la condamnation. Jésus meurt donc pour blasphème, pour s’être fait l’égal de Dieu ; c’est cette perception religieuse et théologique juive qui l’envoie à la croix.
La perception catholique du blasphème se fait selon deux lignes complémentaires mais nettement distinctes. D’abord celle enseignée par saint Thomas d’Aquin, pour qui le blasphème est contraire à la foi, et puis celle retenue par le Catéchisme de l’Église catholique (CEC), pour qui il est plutôt contraire à la vertu de religion.
C’est dans la partie morale de la Somme Théologique (IIa, IIae) que cette question est directement abordée. Après avoir traité de la vertu théologale de foi (sa nature et les dons du Saint-Esprit qui lui correspondent), notre saint traite des vices opposés à cette même vertu. Les vices opposés à la foi appartiennent tous au genre de l’infidélité et c’est pourquoi Thomas commence par distinguer deux types d’infidélité, celle qu’il appelle de « pure négation » : c’est le cas de celui qui n’a pas la foi ; et celle qui est une « opposition », c’est le cas lorsqu’on refuse de prêter l’oreille à cette foi. C’est de cette dernière façon qu’elle est proprement l’infidélité à la foi et un péché grave. Les vices qui déclinent cette infidélité sont l’hérésie, l’apostasie, le blasphème, l’aveuglement de l’esprit et l’hébétude du sens. Évidemment, il est souvent difficile de déterminer si nous avons affaire dans nos sociétés à l’un ou l’autre cas, voire aux deux simultanément.
Le blasphème est traité en deux temps : d’une façon générale d’abord et ensuite avec un point particulier sur le blasphème contre le Saint-Esprit.
Pour Thomas, « celui qui nie de Dieu quelque chose qui lui convient, ou bien affirme de lui quelque chose qui ne lui convient pas, porte atteinte à la bonté divine ». Le blasphème chez Thomas peut rester secret, intérieur, c’est le blasphème du cœur, ou être proféré en paroles, c’est celui de la bouche. En outre, cette atteinte à la bonté divine qu’est le blasphème, qu’il soit de cœur ou de bouche, peut être une « opinion de l’intelligence » ou/et « une détestation du sentiment », autrement dit il peut être intellectuel ou affectif. Le blasphème portant atteinte à la bonté de Dieu et, ce faisant, à la charité, est, en son genre, un péché mortel. Ce péché d’infidélité est aggravé lorsque s’y ajoute une détestation de la volonté et plus encore s’il éclate en paroles, puisque la foi proclamée est, elle, plus digne d’éloges que la foi muette. Le blasphème, aggravant l’infidélité, exact revers de la foi, est le plus grand péché.
En ce qui concerne le blasphème contre le Saint-Esprit. Il y a trois sortes de péchés contre le Saint-Esprit : le blasphème contre la personne du Saint-Esprit, l’impénitence finale (la rémission des péchés étant l’œuvre de l’Esprit-Saint) et enfin le choix du mal par malice caractérisée. Selon cette dernière façon, on rejette la bonté divine qui est une caractéristique propre de la troisième personne de la Trinité. L’impénitence finale est irrémissible et la malice caractérisée, quant à elle, risque bien de compromettre la rémission, cependant « cela ne ferme pas la voie du pardon et de la guérison devant la toute-puissance et la miséricorde de Dieu, et il arrive grâce à elles que le tels pécheurs sont spirituellement guéris comme par miracle ».
En conclusion, le blasphème, atteinte grave à la bonté de Dieu – et plus particulièrement au Saint-Esprit – est un péché contraire à la vertu théologale de foi. Rappelons que les vertus théologales communiquent la vie de Dieu et nous font toucher – à l’aveugle, certes – Dieu lui-même. Ce péché peut être intérieur ou rendu public : dans ce cas il est plus grave et davantage encore s’il est caractérisé par une détestation de la volonté. Enfin, le blasphème par excellence, si l’on peut dire, est l’impénitence finale, autrement dit le refus obstiné du pardon auquel la malice caractérisée peut conduire. L’un et l’autre sont des blasphèmes contre le Saint-Esprit.
La note sur la malice laisse tout de même une ouverture de champ, puisque le choix du mal pour le mal, s’il a lieu, se fait de façon graduée et en plusieurs matières. Par exemple, vouloir le mal de l’autre par malice peut être considéré comme une déclinaison du blasphème.
Pour le Catéchisme de l’Église catholique, « le blasphème s’oppose directement au deuxième commandement ». On voit donc que l’on n’aborde pas le problème de la même façon que saint Thomas. Si pour Thomas on reste, par inversion, dans la dynamique des vertus, dont celle, théologale, de foi, pour le CEC, on se réfère au respect du Nom de Dieu : le blasphème consiste à proférer – intérieurement ou extérieurement – des paroles de haine, de reproche ou de défi contre Dieu, ou à lui manquer de respect. Cela s’étend à l’Église, aux saints et plus généralement aux choses saintes. Le catéchisme ajoute « est encore blasphématoire de recourir au nom de Dieu pour couvrir des pratiques criminelles, réduire des peuples en servitude, torturer ou mettre à mort. » Ce dernier point rejoint quelque peu la malice que nous avons rencontré chez saint Thomas, compliquée ici par un recours « malicieux » et blasphématoire au Nom du Dieu qui est bon. Enfin, pour le CEC, le blasphème contre le Saint-Esprit est le refus du pardon final donné par l’Esprit Saint.
Pour résumer l’approche catholique du blasphème : il s’agit d’un péché grave contre la foi et la vertu de religion. En portant atteinte à la bonté de Dieu ou au respect qu’on lui doit par des paroles ou d’autres actes mauvais, on pèche gravement. Le summum du blasphème, et donc péché irrémissible, est le refus obstiné du pardon accordé par le Saint-Esprit au terme de l’existence terrestre.
L’approche musulmane ne s’encombre pas de tant de nuances. Tout d’abord, le blasphème n’existe pas comme tel (Jacqueline Chabbi va jusqu’à dire, de façon un peu rapide, que le Coran l’ignore) : on connaît l’insulte (33,58-59) à Dieu ou au prophète, le manque de respect ou la diffamation de la religion (2,218), toutes choses qui, pour un chrétien, ressortiraient de la vertu de religion. L’islam ajoute l’apostasie et l’idolâtrie (3,91) qui, pour le christianisme, sont techniquement autre chose que du blasphème. En reniant sa religion, on considère que le musulman la déclare mauvaise et donc la diffame ; en associant à Dieu autre chose, on insulte l’absolue transcendance divine, on comprend dès lors pourquoi apostasie et idolâtrie (association) sont des variantes de ce que nous appellerions blasphème, et qui se rapprocherait du péché d’infidélité vu chez saint Thomas. De plus, il n’est pas inutile de préciser que pour ces deux dernières choses, c’est du point de vue du fidèle musulman que l’on se place, alors que l’insulte à Dieu, au prophète et le non-respect de l’islam s’adresse à tous, fidèles ou infidèles.
L’apostasie étant la quintessence de l’atteinte aux choses saintes, il y a, en islam, une tendance à tout ramener à ce « vice », pour parler comme l’Aquinate. Et ce, même si le « crime » – par exemple, des caricatures du prophète – est commis par des « infidèles ». En caricaturant, Charlie hebdo n’apostasie pas mais manifeste une expression intolérante, irrespectueuse voire de la haine envers les musulmans (c’est du moins ainsi que l’Organisation de la coopération islamique le perçoit) et envers le prophète, et se place donc dans la même situation, aux yeux des plus radicaux, que le musulman qui apostasierait : dénigrer le prophète revient à dire qu’il est inutile et que la foi musulmane est fausse ou mauvaise. Cette approche musulmane, faite essentiellement du point de vue de ce que nous appelons la vertu de religion, rend la législation plus facile dans un système théocratique, ce qu’est par essence l’islam.
Même si l’approche du CEC est, elle aussi, essentiellement faite selon la même vertu de religion, il n’empêche que le blasphème, plus profondément, est avant tout un vice contre la foi, ce qui le fait échapper, pour une part, à toute tentative de législation, que ce soit pour l’autoriser ou le proscrire ; comme, de plus, il peut y avoir un blasphème intérieur, on voit mal comment une législation plongerait jusqu’au cœur de l’homme (quoique…).
En réalité, ce que l’opinion courante, libertaire, et la République laïque entendent par « droit au blasphème » est une extension sans limites de la liberté d’expression aux choses religieuses quand bien même celles-ci seraient tenues pour sacrées par certains. Nos sociétés, logiquement, en définitive, ne voient pas pourquoi les choses sacrées devraient bénéficier de respect. Ce respect n’est évidemment pas une émanation de la vertu de foi ou de la vertu de religion mais une simple règle du fameux « vivre ensemble », et l’un des vecteurs d’édification du bien commun.
Plus encore, la seule chose qui puisse faire s’émouvoir sont les appels à la haine, haine dont le blasphème seraient a priori exempt. Pourtant, il y a bien souvent dans ces « blasphèmes », que ce soit par paroles ou autres formes d’expression, beaucoup de haine tacite ou explicite. Si donc les blasphémateurs modernes ne pèchent pas contre la foi, qu’ils n’ont pas, s’ils pèchent peut-être contre la vertu de religion sous la modalité de l’insulte publique, ils pèchent certainement contre la charité, de notre point de vue, et mettent à mal leur sacro-sainte « philanthropie ».
Je disais qu’ils ne blasphémaient pas vraiment puisque le blasphème suppose la foi ; cela dit, seul Dieu sonde les « cœurs et les reins » et Lui seul sait si le cœur humain blasphème ou non à la mesure de la connaissance que ce dernier a de son Créateur. D’un point de vue chrétien, une offense faite à Dieu par un infidèle, au sens de celui qui n’a pas la foi, est toujours une offense faite à Dieu, et cela résonne toujours à nos oreilles comme un blasphème. Nous avons à prier et à compenser, en charité et foi, les insultes de ceux « qui n’adorent pas, ne croient pas, qui n’espèrent pas et qui n’aiment pas », et supplier qu’à l’heure ultime, ils s’ouvrent au Saint-Esprit Consolateur.