Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Il y a quelques années, j’organisai à l’Université catholique de Lille une journée d’études sur Fontenelle. Grâce à l’amitié d’un membre fondateur de la Société Fontenelle, je pus réunir quelques-uns des meilleurs spécialistes de cet auteur. Ma contribution inaugurale consista en une analyse iconoclaste de ses Nouveaux dialogues des morts, parus en 1683, par laquelle je voulais montrer qu’il s’agissait bien de l’œuvre légère et brillante d’un « bel esprit », qui avait par là mérité d’être démasqué par La Bruyère.
Je n’eus pas si tôt fini qu’une dame éminente, sans s’attarder à contester aucun point de mon analyse, déclara abruptement qu’elle était scandalisée d’entendre présenter Fontenelle de cette façon à nos étudiants : il était, dit-elle d’une voix frémissante d’indignation, honteux et lamentable de leur révéler les roueries d’un auteur qu’il est nécessaire de présenter comme un penseur de haute volée, dont les œuvres ont révolutionné les manières moutonnières de penser en usage, apportant enfin au monde un peu d’intelligence et de liberté d’esprit, bref un libérateur annonciateur des Lumières vénérées.
J’avais donc blasphémé en osant attaquer une des valeurs sacrées de notre Université éclairée, et je souriais d’aise à voir que la dame allait bientôt se signer à ma vue si on ne m’exorcisait pas.
Sentant que la chose risquait de tourner à l’autodafé, mon ami intervint pour dire qu’il trouvait fort intéressant qu’on proposât une lecture de Fontenelle qui permettait de comprendre pourquoi La Bruyère l’avait attaqué dans le portrait satirique de Cydias, le bel esprit. Mon discours ainsi envisagé n’avait plus pour but de démasquer un faussaire, mais de mimer l’analyse spécieuse que des gens aussi peu éclairés que Bossuet et La Bruyère avaient faite du chef-d’œuvre sans égal du sieur Fontenelle, phare intouchable de la pensée progressiste.
Afin de sauver la journée autant que des relations courtoises avec les personnes distinguées qui y participaient, je fis mine de saisir la perche tendue, mettant en œuvre l’accommodement recommandé par nos moralistes classiques. Ainsi, mon texte pu paraître avec les autres interventions dans le numéro 8 de la revue Fontenelle.
Le délit de blasphème ayant été supprimé dans la loi française, je ne fus pas poursuivi. Mais on voit que si le délit n’existe plus, il y a toujours des objets sacrés auquel il n’est pas permis de porter atteinte, serait-ce au nom de la rigueur scientifique. On voit aussi comment le système, sans condamner personne, fait régner le consensus au moyen d’une véritable domestication des esprits, par le biais d’une fausse science consacrée, dont les dogmes fondateurs sont solidement enseignés dès le plus jeune âge. La dame offusquée était une brillante universitaire, qui continue sans doute d’enseigner à des foules d’étudiants béats, tout préparés à recevoir ses sermons sans sourciller, puisqu’on ne leur a jamais appris à démonter les rouages des textes, à en mettre à jour les artifices rhétoriques.
Aux temps anciens, on étudiait la rhétorique, puis on lisait les textes. Ainsi armés, un esprit délié pouvait comprendre la fabrication des livres, adhérer à ce qui était sûr, se méfier de ce qui était trafiqué, rejeter les erreurs habilement habillées de grands mots et de phrases ronflantes. On ne criait pas au génie à tous propos. Depuis, on a transformé la rhétorique en un galimatias à usage diafoiresque, et on a dans la foulée ridiculisé les grands classiques : Corneille n’est plus qu’un bavard pompeux issu d’une tribu d’esclavagistes, Bossuet, un fanatique haineux (voyez comme il a traité ce pauvre Fénelon, ainsi que sa douce agnelle de Mme Guyon !), Racine et La Bruyère, de plats courtisans à l’âme servile ; Molière échappe au massacre, parce qu’il a écrit Dom Juan, qu’on croit être une déclaration de libertinage combattant, et qu’il a eu la chance de ne pas avoir vraiment de sépulture chrétienne, ce qui authentifie une vie héroïque. À l’opposite, on a statufié les précurseurs Bayle et Fontenelle, puis les grands penseurs que sont Montesquieu, Voltaire, Diderot, et surtout le chéri de la bande, le merveilleux Jean-Jacques, appelé très familièrement par son prénom, puisqu’il fait partie de la grande famille de ceux qui prétendent penser droit, et marcher au pas vers l’avenir, toujours radieux comme il se doit.
Voilà des gens qu’on peut adorer sans même les lire ! Montesquieu ? ah, Les lettres persanes ! ah, Les considérations ! (que l’essentiel soit pris du Discours sur l’histoire universelle de Bossuet est ignoré, et le rappeler est blasphématoire) ! ah, L’esprit des lois ! le travail d’une vie ! (un long travail de compilation et de pillage, en effet, pesant, sans véritable originalité, mais il serait tout aussi blasphématoire de le signaler). Voltaire ? quel esprit ! quelle pensée ! (que ce soit un philosophe pour les archinuls du temps, ce serait une honte de le dire, même à l’oreille de votre maîtresse). Diderot ? mon dieu ! Diderot ! le génial inventeur de l’Encyclopédie ! (que ce soit une laborieuse adaptation d’un ouvrage anglais, auquel l’impécunieux a surtout ajouté tout ce qui pouvait faire du papier facile à vendre, ce serait honteux de simplement y faire allusion). Jean-Jacques ? merveilleux ! éblouissant ! avec lui naît l’homme moderne (que l’homme moderne soit un malade, un peu gueux et fort sot, quelle impertinence d’oser l’insinuer !).
– Qu’avez-vous lu de Rousseau, mon ami ? – Un chapitre du Contrat social. – Vous avez raison de ne pas en lire plus, car vous y découvririez la théorie toute frémissante des totalitarismes à venir, et la description enthousiaste de la manière de les faire advenir le plus aisément du monde. Que ce soit plus vicieux et plus effrayant que Machiavel, cela doit rester un mystère couvert, que seuls les initiés méditeront dans leurs veilles de contemplatifs, au fin fond de leurs convents.
Ensuite, il n’y aura plus qu’à se frapper le cœur où se trouverait le génie, à devenir un enfant du siècle abandonné, à poursuivre des Orients de légende jusqu’à la folie et la mort par pendaison, à annoncer l’avenir « plein ciel ». Et si vous entendez dire que Balzac était monarchiste, retenez bien que c’était un homme de passion un peu dérangé, qui buvait trop de café. Et si Stendhal détestait la démocratie, souvenez-vous que c’était une mauvaise tête. Quant à Renan ou Taine, passez votre chemin. Ces gens-là sont des érudits poussiéreux. Si encore ils s’étaient prénommés Kevin, comme tout le monde ! mais l’un fut baptisé Hippolyte pour son malheur, l’autre est accablé d’un inénarrable Ernest, comme les bouffons du cirque sont des Augustes. Qu’espérer de gens affublés de prénoms aussi ridicules ? Oublions-les. Avez-vous déjà vu une statue de l’un ou de l’autre, une rue qui porterait leur nom ? J’espère que non, sinon, il faut déclencher une campagne pour faire disparaître ces traces monstrueuses d’un fanatisme inadmissible : n’ont-ils pas osé blasphémer contre la République, et plus grave encore, n’ont-ils pas daubé son système d’instruction si miraculeusement moderne ? En voici des preuves accablantes.
L’Ernest a osé écrire dans sa pitoyable Réforme intellectuelle et morale de la France : « les écoles spéciales, imaginées par la Révolution, les chétives facultés créées par l’Empire, ne remplacent nullement le grand et beau système des universités autonomes et rivales, système que Paris a créé au moyen âge et que toute l’Europe a conservé, excepté la France. » Oublions ce triste imbécile, vous dis-je !
L’Hippolyte, plus disert, a prétendu montrer, dans ses Origines de la France contemporaine, au terme d’une analyse si approfondie qu’elle en devient mensongère, comment selon lui « s’achève en France l’entreprise de l’éducation par l’État. » Il explique sournoisement que, « quand une affaire ne reste pas aux mains des intéressés et qu’un tiers, dont l’intérêt est différent, s’en saisit, elle ne peut aboutir à bien […] l’effet principal et final est la disconvenance croissante de l’éducation et de la vie. Aux trois étages de l’instruction, pour l’enfance, l’adolescence et la jeunesse, la préparation théorique et scolaire sur des bancs, par des livres, s’est prolongée et surchargée, en vue de l’examen, du grade, du diplôme […] par l’application d’un régime antinaturel et antisocial […] par l’entraînement artificiel et le remplissage mécanique, par le surmenage […] abstraction faite du monde réel où tout à l’heure le jeune homme va tomber. […] Cet équipement indispensable, cette acquisition plus importante que toutes les autres, cette solidité du bon sens, de la volonté et des nerfs, nos écoles ne la lui procurent pas ; tout au rebours, bien loin de le qualifier, elles le disqualifient pour sa condition prochaine et définitive. » Ce bavard n’est-il pas insupportable ?
Rien n’a vraiment changé depuis dans notre Université obèse, qui n’a plus pour fonction d’apprendre à penser et à vivre, mais qui doit fabriquer des machines à psalmodier les mantras de la caste installée là-haut. Napoléon a voulu une école faite de telle sorte « que le peuple en masse ne pense pas par lui-même et ne raisonne trop ». C’est pourquoi il a constitué l’instruction comme une autre église, où le blasphème est reparu comme un crime contre le savoir distribué et garanti par l’État. Rien n’a été ébranlé de ce fondement. Chaque pouvoir a maintenu l’essentiel en laissant varier ce qui tient aux modes, et ne compte pas. Introduire les tablettes électroniques à l’école, par exemple, ne nuit pas au bourrage de crâne, au contraire, il le favorise puissamment. Être connecté ne rend pas libre de penser par soi-même, mais oblige à penser en réseau, selon la norme véhiculée par le réseau lui-même. Être diplômé ne garantit pas la connaissance des réalités, mais éloigne presque totalement de la vie vécue, vous donnant permission de vagabonder avec aisance dans de multiples décors d’illusion.
Vous dites les choses comme elles sont ? Haro sur le baudet : il a blasphémé ! Rien que la mort n’est capable d’expier son forfait ! Mais attention, il sera frappé de cette mort nouvelle inventée par des citoyens tellement humains, mort qui est donnée à l’esprit seul, afin que le corps continue son chemin, en automate parfaitement ressemblant. Il ne manque que la musique pour que ce soit une féerie, mais hélas ! nous ne produisons plus que des bruits, comme les vessies qu’on écrase.