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Les fantômes, ça n’existe pas

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Les fantômes, ça n’existe pas

Les fantômes, ça n’existe pas, si ce n’est ceux que fabriquent les hommes, ainsi dans l’orphelinat des Confins où nous introduit Jean-Baptiste Andréa grâce à son nouveau roman, Des diables et des saints (éd. L’iconoclaste). Joseph nous raconte son enfance d’orphelin, nous fait vivre à travers sa souffrance les effets des méthodes d’éducation employées dans cette maison tenue par un prêtre qui ne connaît que l’art de briser les âmes afin de les empêcher de s’égarer dans la satisfaction d’être soi : pour lui, tout désir est dangereux, tout goût doit être contrarié. Le héros aime le piano, en joue avec joie : ce prêtre lui en fait un péché. Non par méchanceté, mais par une crainte maladive de la faute, que cisèle et creuse un idéal perverti. Le résultat est qu’il produit des fantômes, tout en se faisant estimer par les braves gens de l’extérieur : « nous étions des fantômes […] les villageois souriaient, applaudissaient à notre passage, mais ils ne nous voyaient pas. Ils ne voyaient que l’abbé qui souriait, serrait leurs mains […] Leurs yeux flottaient au-dessus de nos têtes. Sans passé, sans avenir, sans avant et sans après, un orphelin est une mélodie à une note. Et une mélodie à une note, ça n’existe pas. »
La comparaison d’un orphelin à une mélodie impossible est au cœur de la réflexion de l’auteur, dont le sujet est aussi la musique, plus particulièrement l’art de l’interpréter. Car le héros ainsi retourné – comme on retourne un tableau contre le mur – est devenu un pianiste virtuose qui refuse d’avoir une carrière, qui ne joue que dans les gares, les rues, sur des pianos publics, des pianos abandonnés à la rue, comme un orphelin est abandonné à l’inexistence, devient quelqu’un qui se refuse sa propre existence afin de s’accorder à la désorganisation qu’on lui a imposée, afin aussi de poursuivre le rêve par lequel il a cru s’en échapper. Par là, il devient un double inversé de l’artiste qui ne répond plus à l’idée qu’on s’est faite de lui, « comme Elvis Presley obèse, Schumann dans son asile, Schubert tremblant de syphilis, Beethoven dirigeant ses propres symphonies à contretemps parce qu’il n’entendait pas l’orchestre, Haydn gâteux, Sibelius ivre mort, Chet Baker édenté. Celui qu’on ne veut plus voir, effacer de sa mémoire, pour ne se souvenir que des grandes années. » Sauf que lui, il s’est détruit avant même d’avoir existé.
L’artiste bien réel, l’homme qui a produit des chefs-d’œuvre, les amateurs – qui se croient éclairés – en font un fantôme. On donne son admiration à une idole, et lorsqu’on parle de celui qu’on idolâtre, on parle d’un fantôme, qui nous ferait peur s’il pouvait paraître devant nous, et réclamer de l’amour pour son humanité telle qu’elle est, de la pitié pour l’humanité en lui, telle qu’il doit la porter, la supporter.
Comme on l’a vu avec le héros, il y a aussi dans ce roman ce qu’on est capable de faire pour ne pas être totalement réduit à l’état de fantôme ; ainsi les inventions des enfants pour se protéger, qui sont de même nature que les œuvres des artistes. Certains orphelins des Confins, les plus forts, ont formé une confrérie secrète pour se fournir en rêves, pour nourrir les rêves des plus faibles d’entre eux. C’est l’esprit d’enfance, sans doute, mais c’est aussi l’œuvre des artistes pour leurs « frères humains ». D’une certaine manière, nous sommes tous des orphelins rejetés aux confins du monde, sous l’autorité de malheureux un peu fous, des orphelins à qui il reste peut-être la possibilité d’aimer, ou de croire aimer. Car c’est par amour qu’on rêve pour les autres, pour les plus naïfs qui ne peuvent se séparer de leur peluche ; c’est par amour qu’on écrit de la musique, qu’on peint des fresques sublimes, qu’on écrit des poèmes aux pouvoirs ensorcelants. Par amour demandé, par amour offert, par amour raté le plus souvent. Rien de plus profond que l’interpellation du poète à son lecteur, son semblable, son frère – rien de plus hasardeux aussi, donc de finalement tragique.
Jean-Baptiste Andréa construit son histoire avec habileté, maîtrisant brillamment l’art du portrait, de la scène. Celle où l’abbé oblige le petit Joseph à taper des lettres à la machine jusqu’à épuisement tout en lui expliquant pourquoi il le corrige ainsi est d’une violence contenue, puissamment éclairante. Car il y a chez cet auteur un art de projeter de la lumière sur les âmes, sur nos folies, sur nos péchés que nous prenons pour des efforts de sainteté, une lumière qui fait croire à l’au-delà du soleil. Ainsi des scènes lumineuses où le vieux Rothenberg livre à son élève Joseph les secrets de l’interprétation, et qui sont, à l’inverse des scènes où le prêtre brise les cœurs, des moments de grâce, des éclats d’intelligence artistique qui élèvent jusqu’aux larmes de l’enthousiasme. Voilà par exemple ce que dit le vieux maître à son élève qui se désespère de ne pas arriver à jouer comme lui : « Non, tu ne joueras jamais comme moi, mon garçon. Mais si ça continue, il y a plus grave. Tu ne joueras jamais comme toi. » Deux lignes terribles dans leur simplicité, d’une profondeur de gouffre brûlant !

Pas de doute, Jean-Baptiste Andréa est un magicien.

Brice Matthieussent en est un autre. Pensez donc : il a traduit près de 200 livres de la littérature américaine ! Et puis il s’est essayé à la fiction, mettant en scène un traducteur qui trahit son devoir. Le succès de ce roman aux États-Unis l’amène à y faire une tournée de promotion. Il nous en donne le récit dans Amérique fantôme (éd. Arléa). Loin des images toutes faites, il découvre, et nous fait découvrir avec lui, une Amérique étrange, qui le surprend pour la raison qu’il a « lu trop de romans policiers américains, vu trop de films noirs », et que les choses vues dans la vraie vie obligent à « vivre une expérience unique : l’effondrement de la fiction et des clichés, torpillés par la réalité banale. »
Il apprend que son anglais d’Amérique est imparfait, tant par son vocabulaire que par sa prononciation, il s’aperçoit qu’il ne connaît presque rien de l’Amérique qui lui est montrée, si décalée par rapport à celle des livres qu’il a traduits, il apprend que le voyage qu’il fait, dans des conditions plutôt artificielles, le conduit à vivre avec les fantômes des auteurs qu’il aime, alors que la plupart des Américains ignorent leur existence. Il rencontre des béotiens prétentieux, aussi insupportables que n’importe quel béotien, par exemple ces gens qui viennent à une conférence qu’il donne pour s’empiffrer au buffet et bavarder, et qu’il doit quasi mettre à la porte.
Il rencontre aussi les fantômes que produisent ces rustauds-là, qui ne vivent que dans la complicité de caste et le mépris de ceux qu’ils exploitent et ignorent. Cela donne des portraits superbes, puis des scènes prodigieuses qui les multiplient au miroir ; ainsi celui de ce « grand Black aux vêtements usés », qui « parle d’une voix calme, un peu forte mais posée » ; seul, il « s’adresse à un public imaginaire. Il se met soudain à vociférer en tournant la tête de droite et de gauche. » Il crie, pleure, « chantonne les lèvres fermées, les yeux clos », puis s’éloigne, n’ayant plus à lui que « sa douleur et ses cris. » Plus loin, plus tard, ailleurs, « des Noirs, immobiles dans les rues désertes, parlent tout seuls. […] ces pauvres au regard vide semblent prisonniers d’un monde intérieur qu’ils arpentent longuement, sans trouver d’issue. […] Ils ne remarquent pas ma présence, ne remarque personne, ne voient rien. Ils sont seuls dans la ville, seuls dans leur vie… »
Eux aussi sont des orphelins, enfermés, réduits à l’état de fantômes. Ils ressemblent encore à ces oiseaux que le voyageur va visiter dans la grande volière de Pittsburgh. Visite éprouvante, terrifiante, qui devient la visite d’un « musée de l’homme et de ses inventions, le répertoire consternant de ses dernières trouvailles destinées à éduquer, distraire, amuser », comme si les créateurs de cette volière avaient imité le prêtre terrifiant des Confins, le bourreau de Joseph. Devant ces pauvres oiseaux, frères des Noirs rendus fous de misère, leur beauté confisquée, leurs chants éteints, l’auteur se demande « comment on a pu en arriver là, […] infliger une telle violence. » Interrogation vaine. L’homme est un monstre qui engendre des fantômes, dont le plus déroutant est peut-être lui-même.
Saisi par cette évidence qu’il refuse, comme chacun, de regarder en face, Brice Matthieussent fabrique son rêve fait de mots, à la manière dont les orphelins des Confins tissaient leur rêve d’inventions poétiques. « Le seul personnage que je cherche ici à faire exister est cet homme fictif dont je porte néanmoins le nom et qui, d’une ville à l’autre, accomplit sa mission, s’interroge, doute de la réalité qui l’entoure, cet homme ou ce fantôme qui n’écrit pas un roman, mais trouve dans l’écriture le seul ancrage ferme et la bonne distance avec tous ces mondes qu’il traverse trop vite pour les comprendre. »
L’écriture, reflet mystérieux du Verbe éternel, lance l’écrivain à la poursuite de son salut, quand bien même il ne saurait pas ce qu’il fait. Qui sait ce qu’il fait ? C’est pourtant pour ces sots que nous sommes tous que le Christ, au moment de l’accomplissement, a prié.

  • Des diables et des saints, Jean-Baptiste Andréa, Arléa, 361 pages – 19 €
  • Amérique fantôme, Brice Matthieussent, Arléa, 240 pages – 20 €

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