J’ai évoqué dans un précédent article l’information selon laquelle il y aurait une droitisation de l’opinion, ce qui laisse entendre qu’on aurait une idée claire de ce qu’est la droite. Or sur la base de la traditionnelle division tripartite de la droite dans ce qu’on appellera pour simplifier les conservateurs, les libéraux et les populistes, un examen plus détaillé montre que seuls ces derniers ont vu leur rôle et influence s’accroître, du moins pendant un temps, sur la base d’ailleurs d’un corps d’idées passablement flou.
Mais, pour compléter l’analyse, il faut voir ce qui se passe à gauche. On sait que la gauche est intellectuellement hégémonique : elle domine la production intellectuelle et l’expression publique des idées et informations de façon croissante avec le temps. Dominer ne veut pas dire qu’elle est supérieure, encore moins qu’elle a raison ; mais elle contrôle la production et la dissémination des idées. Sur la scène politique, cela s’est traduit non pas par la domination de ce qu’à un moment donné, on appelle politiquement la gauche, ou pas automatiquement, mais par le glissement de l’arc politique : l’axe droite/gauche garde son rôle prépondérant dans la définition de la polarité politique, mais les idées de gauche anciennes dépassées par de nouvelles idées de gauche glissent sur la droite de l’arc politique. Après tout, même les bonapartistes (ancêtres des populistes) et les orléanistes (libéraux) viennent en partie appréciable de la gauche, ou en tirent une partie de leurs idées ; ils ne sont pas compréhensibles sans le rappel de cette origine – le glissement ayant été suivi d’une mutation, avec hybridation et fixation sur la droite. Et inversement, les seuls à toujours avoir été classés à droite, les anciens légitimistes, ou encore les héritiers de la pensée classique, sont refoulés plus sur la droite, et s’hybrident dans ce qu’on appelle les conservateurs.
Les dilemmes croissants de la gauche
Et à gauche ? Face à la division tripartite de la droite, on constate un phénomène différent, car la gauche, elle, est entièrement un lieu d’origine. On pouvait jusqu’à récemment y discerner trois grands courants, quoique de poids très différents. Il y a d’abord un courant libéral de gauche/républicain/radical, tourné vers la mise en place de la démocratie libérale comme régime politique, attaché à l’émancipation, très hostile à la religion, avec des nuances internes entre libéraux et républicains. Dominant sous la IIIe République, il a beaucoup perdu de sa pertinence politique et tend à se faire refouler à son tour sur la droite (où il contribue au syncrétisme : ce fut le cas du parti radical intégré dans l’UDF). Mais il reste important sur le plan des idées, en tant que tradition libérale de gauche, émancipatrice ; on le voit actuellement en matière de mœurs.
Un deuxième courant est le socialisme au sens large, de plus en plus prépondérant depuis le siècle dernier, avec trois variantes nettement différenciées, sociale-démocrate, communiste et gauchiste. Mais comme on sait, il est à son tour touché par l’obsolescence. On peut même parler d’un effondrement historique du socialisme, successivement sous ses deux formes pertinentes au niveau gouvernemental : la communiste, évidemment, et plus récemment la sociale-démocrate, pour des raisons combinées : épuisement du ressort budgétaire, réduction de la classe ouvrière, et adhésion à la mondialisation, liée au refus du patriotisme ; or la nation est désormais la seule base de protection des travailleurs locaux. Le gauchisme subsiste mais reste périphérique.
Un troisième courant est l’anarchisme, généralement négligeable politiquement mais distinct des précédents, sauf hybridation éventuelle avec le gauchisme.
S’y ajoute bien sûr l’émergence plus récente d’un nouveau courant, l’écologisme. Mais à regarder de près, son positionnement à gauche ne devrait pas aller de soi, sur la base de ce seul souci écologique. Certes cela remet en question l’économie dominante, et donc conduit à prendre un positionnement contestataire, ce qui s’apparente à la gauche. Mais surtout il y a eu dans l’écologisme politique une greffe massive d’idées de gauche nullement liées en soi à l’écologie, et notamment libérales/libertaires (questions de mœurs). Cela dit, au total, dans aucun pays le courant écologique ne paraît en passe de jouer le rôle politico-idéologique central que jouait à gauche le socialisme. Il reste donc une tendance globale à l’affaiblissement relatif de la gauche politique.
La situation se complique encore de façon déterminante par l’émergence d’une autre problématique, qui touche cette fois à la composition de la population elle-même. Problématique qui est double : celle des migrants, et celle de la critique woke/intersectionnelle. La problématique des migrants n’est pas facile pour les courants de gauche établis, et notamment les socialistes. Le migrant a une origine, des vues et des intérêts qui divergent sensiblement de ceux des milieux populaires traditionnels, notamment ouvriers. Mais le réflexe dominant de la gauche politique, son mode de pensée spontané, émancipateur et cherchant sa base dans ce qu’il pense être les victimes, le conduit à voir les migrants comme on voyait le prolétariat. Outre que cela accroît le divorce entre la gauche et sa base populaire d’origine, cela ne lui donne pas une base de rechange, car cela se fait en bonne partie sans les migrants eux-mêmes (même s’ils votent à gauche quand ils votent) ; et il n’y a rien ici d’équivalent à ce qu’étaient les syndicats. En outre la fascination des émancipateurs pour les évolutions sociétales est diamétralement contradictoire avec les préférences spontanées des migrants, musulmans notamment. Une nouvelle synthèse est rendue dès lors difficile et la problématique des migrations accélère l’évolution des socialismes et leur désagrégation.
S’y ajoute, plus récemment en France, la problématique de l’intersectionnalité et de l’idéologie woke. Elle aussi séduit la gauche car elle se présente comme une nouvelle vague d’émancipation, combinant les préoccupations sur les mœurs et le souci des “minorités” raciales, ethnique, sexuelles ou autres. Mais de ce fait non seulement la gauche abandonne le terrain de l’universalisme, qu’elle revendiquait, mais surtout elle s’enferme dans des revendications contradictoires, ainsi entre le féminisme et la fascination étrange que l’islam, perçu comme religion des dominés, exerce sur elle.
Il résulte de toute ceci une très grande confusion à gauche au niveau politique, même si son hégémonie idéologique reste intacte, voire est plus ambitieuse dans sa radicalité et son intolérance.
Conséquences pour la scène politique
On comprend dans un tel contexte les velléités de remise en cause du clivage droite-gauche ; mais il subsiste comme facteur majeur de polarisation de la vie politique. D’autant qu’il recouvre et exprime les nouvelles polarités, ainsi sur les questions de mœurs et de société, sur l’immigration et les thèmes « woke ». En revanche on a vu de plus en plus en plus et logiquement le glissement du vote populaire à droite, essentiellement au profit du populisme, au moins pendant un temps. Les dernières élections ne remettent pas en cause cette constatation : outre que la faible participation rend leur pertinence contestable, elles marquent surtout la stabilité de la politique locale et en aucun cas un renouveau des idées dites de droite. D’ailleurs la persistance de l’hégémonie des idées de gauche ne permet pas une affirmation d’idées plus véritablement de droite dans l’opinion. Le glissement s’est donc fait donc sans contenu nouveau, en tout cas sans élaboration de la pensée.
De leur côté, les immigrés et leurs descendants ne jouent pas encore comme tels de rôle majeur. S’ils votent à gauche, de façon prévisible vu l’état de l’arc politique, leur identification réelle aux traditions de gauche n’est en rien acquise, notamment en contexte musulman. On sait que Houellebecq a imaginé une situation où ils prendraient position sur la droite, dans un cadre politique qui leur serait propre. C’est concevable intellectuellement, mais loin de la réalité actuelle. En dominante ils restent donc des supplétifs passifs de la gauche. Et si on peut penser qu’à terme ils devraient avoir leurs propres partis, ce serait sans doute au début plutôt à gauche, accroissant par-là la confusion de ce côté.
En résumé donc, si la scène idéologique, médiatique ou éducative reste dominée par la gauche, cela ne donne pas à celle-ci les moyens de se reconstituer une base politique solide, tout au contraire. Mais à droite la situation n’est pas meilleure : elle reste intellectuellement divisée, dominée, et le courant qui montait, populiste, est le plus faible sur ce plan.
Devant une telle situation, la scène politique est nécessairement confuse. Aucune formule ne permet de reconstituer un bloc dominant analogue à ce qu’ont établi, en leur temps, les radicaux ou les gaullistes en France, ou les sociaux-démocrates scandinaves. Ou la tranquille alternance conservateurs/sociaux-démocrates des Allemands ou des Britanniques. Mais, inversement, cela permet des combinatoires multiples, dont le point commun est la précarité relative de chaque formule. Ainsi le macronisme au profit du centre : exploitant à fond la faiblesse des gauches et droites historiques, et jouant sur l’anathémisation du populisme, il agrège libéraux de gauche et libéraux de droite avec des fragments d’autres courants pour obtenir une majorité relative, le tout saupoudré d’européisme, ce qui permet un temps de garder le pouvoir par défaut – avec l’aide des mécanismes électoraux.
À partir de faits analogues, la combinatoire peut être différente dans d’autres pays. Le maintien du cadre formel bipartisan permet, en pays anglosaxon, que subsiste une alternance, même si de façon sous-jacente les deux camps sont désormais très hétérogènes,
notamment aux États-Unis où, paradoxalement, cette hétérogénéité se combine avec une radicalisation et une polarisation bien plus grandes qu’autrefois. Le schéma Biden a quelques affinités avec le macronisme (la comparaison avec Roosevelt est très exagérée), même si la mécanique bipartisane le déporte quelque peu sur la gauche. Inversement, au Royaume-Uni Boris Johnson a réuni les droites sur un thème national (Brexit) avec des emprunts à gauche (questions de mœurs). Dans les deux cas, rien ne garantit que cela dure. Sans parler de l’Italie, où les technocrates ont provisoirement repris la main sur un arrière-plan politique et idéologique particulièrement confus et instable. Instabilité qu’on retrouve de façon atténuée en Espagne, et même en Allemagne.
Une vraie clarification peut donc demander du temps, en attendant que des dominantes émergent. Dans une large mesure, la question n’est pas uniquement de savoir si la gauche, le centre ou la droite politiques l’emporte, mais laquelle. Dans l’état actuel des choses, les partisans d’une option claire ne peuvent être que déçus. Je plaide comme on sait, pour la pensée politique classique et conservatrice (ainsi dans mon dernier livre Le grand retournement). Mais le vent ne lui est apparemment pas favorable. Dans l’intervalle, il s’agit alors de faire au mieux, malgré le contexte. Ce sera une affaire de conjoncture, et de personnes ; c’est important car c’est l’affaire de tous, mais cela ne sera sans doute que des palliatifs. Sur le fond, il faut en revanche recourir à la vieille sagesse chinoise : dans les temps défavorables, il s’agit de survivre et de préserver ce qui importe, et donc de transmettre l’essentiel. Sans s’affoler : la roue de l’histoire tourne.
Illustration : On se perd en conjectures sur le nouveau culte gauchiste francilien, qui témoigne d’une certaine confusion des esprits.