Civilisation
Vauban pour toujours
1692, le duc de Savoie franchit le col de Vars, emporte Embrun, puis Gap. Louis XIV demande à Vauban de fortifier le Queyras.
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Hédi Kaddour nous avait impressionné par son roman Les prépondérants (Grand Prix du roman de l’Académie française en 2015) ; avec La nuit des orateurs (éd. Gallimard), il nous éblouit. Le sujet se résume aisément : Pline le Jeune et Tacite, tous deux sénateurs et avocats, ont eu l’audace de plaider contre un protégé de l’empereur Domitien, et de l’emporter. Ils s’attendent à être punis par un despote dont ils sont les amis, mais qui est de plus en plus imprévisible et cruel. Lucretia, l’épouse de Tacite, décide au soir d’aller plaider la cause de son mari devant l’empereur, qui est son ami d’enfance. Commence une longue nuit d’attente. Sur cette trame qui donnerait à Racine le sujet d’une tragédie, l’auteur va faire revivre la Rome antique, animant quelques quartiers pittoresques, expliquant de l’intérieur comment l’Empire est gouverné en ces heures incertaines.
Hédi Kaddour a si fortement digéré son sujet – comme aurait dit du Bellay – qu’il va nous donner à ressentir les émotions d’un jeune avocat romain, mais aussi celles d’un chef des Prétoriens, d’un simple soldat, des affranchis, de tout un peuple qui vit à l’ombre du Palais impérial, de l’empereur lui-même. Il connaît si parfaitement la civilisation romaine qu’il a dans le nez l’odeur des rues de Rome, les parfums dont les femmes de la cour s’imprègnent ; il maîtrise la recette du mystérieux garum, il nous en fait déguster les effluves, goûter les plats dans lesquels il entre ; il connaît les métiers exercés par les esclaves de tout rang, la façon dont ils sont traités, leur étonnante capacité à survivre, à se hausser même jusqu’à des postes clés ; il nous explique l’usage dégradant des délateurs de métier ; il sait comment Rome méprise les hommes, comment elle déprave les enfants, comment elle relègue les femmes au rang d’objets domestiques ; il nous détaille les inventions cruelles qui permettent de faire souffrir, puis de faire mourir. Il raconte tout cela dans le style sec de Tacite, qui, à l’époque où il nous le présente, n’a pas commencé son œuvre d’historien.
Car ce roman est une introduction éblouissante à la littérature antique, et par là à toute la littérature occidentale qui en est issue, puisque les Romains imitent d’abord les Grecs, avant de s’en libérer avec audace, ouvrant des voies encore impratiquées. Hédi Kaddour nous fait vivre ce moment clé en nous invitant dans un salon littéraire de ce temps-là, où Pétrone donne lecture de son Satiricon, roman d’une nouveauté époustouflante, qui est encore à l’état de manuscrit en travail (et qui le restera pour les hommes cultivés, puisque seuls des fragments sont parvenus jusqu’à nous). On assiste ainsi à la naissance, devant un auditoire choqué, ébloui, partagé, d’une des œuvres les plus étonnantes, qui contient en germes une bonne part de la littérature moderne. Pourtant, ce n’est pas pour le seul plaisir de nous faire un cours de littérature qu’Hédi Kaddour se livre à ce jeu d’amateur éclairé, mais pour nous introduire au cœur de son sujet : la montée du chaos politique dans une société romaine gangrénée par la tyrannie, chaos politique qui est le résultat de la pourriture des mœurs, des cœurs, des âmes, elle-même n’étant que l’effet nécessaire de la dégradation civile de Rome, empoisonnée par le régime impérial, dangereusement inauguré par César.
Hédi Kaddour jette sur les hommes, ses frères, un regard désabusé. Son génie est de nous montrer comment les plus doués, les plus fins ne sont que de pauvres marionnettes, que les passions mauvaises font gesticuler. Et pourtant, de cette misère peut naître l’œuvre miraculeuse. Car si Tacite n’est qu’un lâche humilié, c’est lui qui écrira une des grandes œuvres de la latinité, et il ne sera capable de l’écrire que parce qu’il aura traversé en médiocre apparent cette époque effrayante, qu’il aura été l’ami et le conseiller d’un empereur brillant, capable de bien gouverner, mais rendu fou par le pouvoir, qu’il aura vécu cette nuit de peur dégradante à attendre que sa femme revienne du Palais, l’ayant sauvé, ou perdu, sans qu’il n’y soit pour rien. Car le Romain a renoncé à ses vertus héroïques, il doit de garder la vie à des hasards minuscules, à l’intervention d’une femme qu’il croit toujours être l’enfant qu’il a épousée : elle avait douze ans, et il ne l’a pas vu devenir une femme, sa femme. Ce prodigieux observateur doit encore apprendre à regarder celle qui le sauvera peut-être, car les plus clairvoyants restent longtemps des aveugles.
Le talent suprême d’Hédi Kaddour, c’est l’art de descendre dans les âmes, de nous faire vibrer de leur propre vie. Et cela dans un style net, juste, mordant, d’une efficacité redoutable, qui livre de la littérature à l’état naissant. Sommet de culture, éblouissante démonstration de talent, de supériorité dans la connaissance des hommes, et de soi-même. Hédi Kaddour se connaît lui-même, et donc connaît les hommes d’une manière fraternelle. Il ne condamne pas, il comprend, il vit avec, dans un exercice d’empathie, qui est à la fois modestie et supériorité surprise, étonnée. Il nous montre ainsi ce que doit être la grande littérature, non pas divertissement, mais acte de connaissance de nos semblables, de nos frères, acte d’amour.
Comment ne pas évoquer après ce sommet consacré à la folie des hommes, le défi curieux de Jean-François Marmion, qui a entrepris l’exploration de l’archipel de la connerie ? Encouragé par le succès de son Histoire universelle de la connerie (éd. Sciences Humaines), il nous propose une Psychologie de la connerie en politique (même éditeur). Il s’agit d’un ouvrage collectif pour lequel l’auteur, psychologue lui-même, a fait appel à de nombreux spécialistes de la psychologie, de la sociologie, de l’éthologie humaine…, tous reconnus dans leur domaine, la plupart universitaires, et c’est où il faut commencer à se méfier. Car plusieurs de ces textes sont hors-sujet, bavards, ou sans véritable intérêt. Heureusement, il y a aussi de belles découvertes à faire. Certes, appeler froidement « connerie » ce qu’on avait coutume de nommer sottise, faiblesse d’esprit, dérangement mental, névrose, et plus généralement folie, n’est qu’un procédé publicitaire à la mode – le vocabulaire même, surtout scientifique, suit des modes ainsi que font les dandys. Cependant, cela permet de fines distinctions entre tous les types de cons, et de conclure que nous sommes toujours cons par quelques côtés, chacun à notre manière. Ainsi, nous apprenons, sans surprise, que tous les présidents des États-Unis ont été cons, que le dernier en date n’a pas dérogé à la tradition, ce qui conduit à conclure, soit en pessimiste, que c’est inquiétant, soit en joyeux luron, que c’est divertissant. On apprend aussi qu’une spécialiste de la Révolution française est assez stupide pour ignorer ce qui a précédé – mais là, je crois que ce n’était pas l’intention de cet article de faire cette démonstration, à moins que le directeur du recueil ne soit un humoriste féroce, ce qui n’est pas à exclure.
On nous apprend encore que la maladie peut être une cause de connerie, que tous les régimes politiques produisent des cons et mettent volontiers des cons au pouvoir, que les électeurs sont évidemment cons par état et fonction, que l’usage des dernières découvertes de la science dans le domaine politique est une garantie presque absolue de produire des conneries, que néanmoins on n’a pas besoin de ça pour faire les cons. Les lecteurs de Rabelais, d’Érasme, de Montaigne, de La Fontaine et de bien d’autres, le savaient déjà que l’homme est par nature un grand sot, et plus encore quand il se croit malin, mais il est assez réjouissant de voir des savants nous dire cela avec les grands mots d’aujourd’hui, avec de belles phrases alourdies de pensées, en s’appuyant sur des travaux fort sérieux, et des thèses et des ouvrages de références – ou au contraire, car cela dépend des auteurs, nous le dire avec un grand sourire et une sérieuse envie de se moquer de leurs savoirs, de leurs compétences et de leurs postes, ce qui je crois s’appelle avoir de l’humour, produit qui est sans doute un grand remède à la connerie qui nous menace, et qui, contrairement aux médicaments produits par l’industrie, est un remède que nous produisons nous-mêmes, pour peu que nous nous soyons un peu entraînés. L’humour est une hormone du bonheur, ainsi qu’un vaccin contre tous les dérangements de notre raison si fragile. Cependant, l’humour est-il à mettre entre toutes les mains ?
C’est la question que pose très sérieusement l’auteur qui ferme le volume, à constater que l’humour devient chez certains un commerce, une lourdeur, une sorte de dépendance à la rigolade. Bref, « le cœur de l’homme est creux et plein d’ordures », et celui qui entreprend sa vidange peut-il le faire en s’amusant ? Il faudrait demander à Hercule s’il a rigolé en nettoyant les écuries d’Augias…
Il y a néanmoins un remède qu’aucun de ces savants n’a envisagé. Si le pouvoir rend fou, il rend gravement dérangés ceux qu’il prend sans avertissement, mais à peine menacés ceux qu’on a éduqués dès l’enfance à l’exercer. Car l’antidote à la connerie, c’est l’entraînement à la reconnaître, puis à pratiquer la connerie inévitable à petite dose, en maintenant avec elle la distance nécessaire, de même que le plus sûr moyen de ne pas se laisser prendre au piège des passions mauvaises, c’est d’apprendre leur « bon usage ». Les moralistes classiques l’enseignaient, dont l’excellent Jean-François Senault, de l’Oratoire (son Usage des passions, paru en 1641, fut longtemps réédité, dernièrement dans le « Corpus des ouvrages de philosophie en langue française » des éditions Fayard). Hedi Kaddour montre que Pline, Tacite, Lucretia son épouse, et quelques autres Romains, dont le général Agricola, père de Lucretia, y avaient déjà une belle maîtrise.