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Vers l’extrême, de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre

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Vers l’extrême, de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre

En avril dernier, les éditions Dehors, spécialisées dans la publication de livres consacrés à l’écologie politique ont fait paraître un opuscule (75 pages) de petit format de Luc Boltanski, sociologue connu,  et Arnaud Esquerre, son ancien élève, intitulé «  Vers l’extrême. Extension des domaines la droite « . Une interprétation spécieuse de la resurgence de la droite nationaliste et identitaire.

Le glissement à droite du vocabulaire et de la pensée politique en France selon les auteurs

Ces deux auteurs critiquent la « droitisation » des idées politiques de nos concitoyens sous l’effet des bouleversements socioéconomiques engendrées par le capitalisme mondialisé, des mutations socioculturelles récentes et, liés à cela, des progrès du Front national. Ce glissement général à droite affecte avant tout les mots. Beaucoup ont perdu leur signification démocratique et progressiste et traduisent désormais des crispations identitaires  réactionnaires.

Nos sociologues citent tout d’abord l’exemple du terme de « bobo(s) », néologisme forgé par un journaliste néoconservateur new-yorkais, qui, désignant initialement les winners et les yuppies américains alliant l’esprit de la contre-culture et de la critique sociale à un mode de vie bourgeois en accord avec une société inégalitaire, a très vite fini par désigner – en raison du caractère choquant de cette apparente contradiction – les représentants de toutes les catégories de gens marqués à la fois par une situation sociale perçue comme peu commune ou marginale, des idées contestatrices, un mode de vie jugé déviant, et l’intérêt des pouvoirs publics censément prompts à leur accorder assistance financière : intermittents du spectacle, travailleurs culturels ou sociaux, intellectuels sans situation stable, immigrés, jeunes des cités, etc.., soit un éventail très disparate.

Mais c’est la notion de « peuple » qui, selon nos auteurs, a connu le glissement le plus remarquable, tant du point de vue sémantique que dans son contenu thématique et imaginaire.

En France, depuis la Révolution et les luttes sociales du XIXe siècle, le peuple désignait la masse de la population opprimée par une minorité de possédants, maîtres des moyens de production et d’échange comme des institutions. Et, identifié à la nation elle-même, ce peuple se sentait sûr de son bon droit et de sa légitimité, et ne doutait pas que l’histoire consacrerait son triomphe. Ce n’est plus le cas. L’évolution économique du dernier tiers du XXe siècle a détruit le système keynésien et social-démocrate instauré en Europe occidentale depuis 1945, a provoqué le retour de la pauvreté, du chômage et de la dureté des conditions de travail.

Corollairement, elle a suscité l’irruption de nouvelles catégories sociales, les unes caractérisées par la précarité (immigrés et autres habitants des banlieues, chômeurs, « assistés » divers), les autres correspondant à des activités professionnelles nouvelles et/ou mal définies, aux revenus « intermédiaires » de niveau très varié, assez souvent marquées par une relative instabilité, et donc difficilement insérables dans la hiérarchie sociale traditionnelle qu’elles tendent à remettre en question, faisant ainsi perdre à la population ses repères : travailleurs sociaux, travailleurs culturels, autoentrepreneurs, enseignants non titulaires de l’Education nationale ou du privé, etc.. Or, ces catégories n’ont cessé de retenir l’attention des pouvoirs publics et de peser dans le débat politique en raison de la croissance constante de leurs effectifs et de leur capacité à se faire entendre, soit en raison de leur niveau d’instruction assez élevé (travailleurs sociaux et culturels, enseignants sans statut ou à statut particulier), soit de par leur comportement déviant voire violent et la nécessité d’y remédier de façon humaine dès lors qu’il est rapporté à des causes propres à émouvoir les consciences (la pauvreté et le chômage, le cadre de vie des cités, le racisme, l’exclusion).

Elles ont fini par constituer un nouveau peuple reléguant le peuple traditionnel au second plan dans la sollicitude de la classe politique. Déjà fort malmenés par une situation économique qui les voue à la précarité et à l’angoisse de tous les jours, les représentants du peuple de naguère (paysans, ouvriers français de souche, petits entrepreneurs, commerçants et artisans, cadres subalternes) se sentent abandonnés par ceux-ci et les médias qui concentrent leur attention sur les immigrés, les « jeunes de banlieue », les « cultureux », les délinquants et auteurs d’ « incivilités », les homosexuels militants, les femmes voilées ou battues. Et leurs conditions de vie poussent ce sentiment d’abandon à son paroxysme : outre une situation économique difficile, ils sont victimes des incivilités, des délits, de la violence. Et on pourrait ajouter qu’ils encourent le mépris qui s’attache aux « franchouillards »bornés, incultes et pétris des pires préjugés racistes et sexistes.

L’extrême-droite, héritière légitime la gauche d’autrefois ?

Ce peuple oublié se révolte et, la gauche et la droite « républicaine » le dédaignant, trouve ses défenseurs dans l’extrême-droite dont le discours et le programme le mettent au centre de ses préoccupations et dont, par conséquent, il étoffe l’électorat. Et, ainsi, l’extrême-droite a su capter, « arraisonner » disent nos auteurs, la notion de peuple et la cause du peuple. Elle oppose le « bon », le « vrai » peuple , « sain », « authentique » et incontestablement français, aux prétendues « classes défavorisées » dont se gargarise la gauche, constituées d’immigrés, étrangers d’âme et de cœur à notre nation, de jeunes pervertis par le sexe, la drogue, les modes « musicales » exotiques et la contre-culture, de déviants moraux, de délinquants, de marginaux de toutes sortes, d’ « intellos » gagne-petit, de « cultureux », de travailleurs sociaux.

Captant la clientèle populaire de la gauche, accusée de sacrifier celle-ci à une société néolibérale moderniste tenue par les forces de l’argent et bénéficiant aux heureux de la terre, aux cyniques et aux « bobos » et déviants de toutes sortes, l’extrême-droite se présente alors comme l’héritière légitime de la gauche d’autrefois, de la République, dont elle usurpe les idéaux et affecte de poursuivre les combats. Et son succès populaire entraîne la droitisation de la droite modérée et d’une partie de la gauche qui s’efforcent de récupérer cet électorat en reprenant à leur compte ses thèmes, idées et discours. Ainsi, droite et gauche s’efforcent d’accrocher un discours emprunté à l’extrême-droite au vieil idéal républicain progressiste et attentif à la défense de la nation française considérée comme l’avant-garde des peuples depuis la Révolution.

Volontiers nostalgique, la gauche et la droite « classique » se font nationalistes, populistes, défenderesses de l’ordre républicain, contemptrices de l’individualisme, des incivilités et de la délinquance. Et ce phénomène ne se limite pas à la France, il s’étend à toute l’Europe. Boltanski et Esquerre remarquent que la notion d’identité européenne et le souci de défense d’un patrimoine historique et culturel commun imprègnent les textes et les discours des dirigeants européens et des instances européennes au détriment du souci initial de fonder une grande démocratie continentale au nom du droit et de la justice, étayée sur des principes humanistes universels. Sur cette lancée, la morale elle-même devient identitaire, se définissant comme une conformation spontanée aux us et coutumes et aux règles de savoir-vivre d’un peuple millénaire, fier de ses traditions et éduqué par son Ecole républicaine. Celle-ci, de progressiste qu’elle était devient conservatrice, voire réactionnaire.

Ainsi, en France, aujourd’hui, les problèmes sociaux et l’évolution du monde sont interprétés suivant une optique réactionnaire qui a investi et perverti l’idéal républicain. On pense ici à Finkielkraut, bien que les auteurs prennent le parti de ne citer aucun nom propre afin d’éviter de donner une apparence polémique à leur propos. Nous assistons à un glissement général vers la droite nationaliste et identitaire de la pensée et de la classe politiques, et de la société elle-même. Ce phénomène affecte même les gens qui professent le républicanisme le plus intransigeant et entendent combattre le Front national et l’extrême-droite en général. Le Front national a su mener et gagner une guerre du langage. Il est parvenu à imposer la notion d’identité à la classe politique et à l’intelligentsia, et s’est largement approprié la notion de peuple, au point de la rendre équivoque et suspecte à la gauche. L’extrême-droite a su également jouer des réflexes moraux et religieux de minorités ethniques qu’elle combat pourtant, notamment de l’hostilité des musulmans à l’égard de la société occidentale moderne, réussissant ainsi à les neutraliser ou à en faire des alliés objectifs dans sa dénonciation de l’immoralisme ambiant.

En conclusion, les deux sociologues préconisent une lutte contre ce détournement du langage dans la perspective d’une aide à apporter aux groupes sociaux entreprenant l’autoanalyse des situations qu’ils vivent et à la recherche de solutions humanistes.

Limites et erreurs de cette explication

Cette interprétation de la droitisation du discours social et politique a ses limites. En raison même de leur engagement, nos auteurs ne sortent pas d’une vision de gauche, donc conformiste, de la vie politique et de la société. Ce qui explique qu’ils ne veuillent voir dans les critiques actuelles du « système » et de la « pensée unique » que des instruments de la droite extrême contre l’évolution, la modernité, l’extension des libertés et des droits. A leur esprit, le mal ne réside pas tant dans les dégâts humains et les bouleversements éthiques et culturels engendrés par un capitalisme sans freins que dans la droitisation qu’il provoque. Ils ne sont d’ailleurs nullement hostiles, au contraire, à la consécration par les mœurs et la loi, de certains phénomènes sociétaux, tels le mariage gay ou les formes les plus extravagantes de la culture contemporaine.

Ils conçoivent que le peuple s’insurge contre l’inhumanité des conditions de vie qui lui sont faites, mais n’admettent pas qu’il se révolte également contre les phénomènes de société précédemment cités et contre tout ce qui lui semble remettre en question son identité. Ils entendent que le mal social actuel accouche d’une révolution et non d’une réaction. Mais en cela, ne comprennent pas – ou plus exactement ne veulent pas comprendre – l’unité éthique du peuple et des individus le composant, qui fait que c’est d’un même mouvement qu’ils se révoltent contre leur précarisation et la destruction des valeurs qui forment l’âme de leur civilisation et donnent un sens à leur vie. Révolutionnaires de par leur position d’individus et de groupes socio-économiques hostiles à leur oppresseur capitaliste, ils sont réactionnaires par leur refus de ce qui altère et détruit leur civilisation, et ces deux aspects de leur état d’esprit et de leur comportement sont inextricablement liés.

Que l’extrême-droite ait su exploiter ce double aspect est une chose ; elle ne l’a cependant pas suscité. Le peuple français « traditionnel » a cru trouver en elle – plus précisément dans le Front national mariniste – le porte-parole de sa détresse, de ses angoisses, de ses déceptions, de ses frustrations, de son humiliation, et elle n’a pas eu à forcer son génie de stratégie politique pour obtenir son adhésion. Ni la gauche ni la droite modérée n’ont su apporter de solutions aux problèmes de ce peuple qui, naguère, inclinait à gauche. Eduqués par l’Ecole républicaine dans le culte de la Révolution et des luttes politiques et sociales du XIXe siècle et de la première moitié du XXe, imbibés des idéaux démocratiques universalistes, croyant globalement à l’explication marxiste de l’histoire fondée sur la lutte des classes et en l’avènement d’une société égalitaire, nourris de tradition jacobine, ils accordaient leurs suffrages aux formations politiques de gauche ou, à tout le moins, républicaines.

Ils étaient persuadés que l’évolution menait les peuples au socialisme (ou à une variante de celui-ci) comme les fleuves vont à la mer, et que la France était, de ce point de vue, le guide des peuples. L’évolution des trente dernières années a eu raison de ces illusions. Les socialistes, en 1981, prétendaient vouloir « changer la vie ». De fait, la vie des Français a bien changé, mais en direction inverse de celui que cette formule annonçait. Les socialistes se sont alors repliés sur l’exaltation de l’idéal républicain, seul consensuel, leur semblait-il désormais, rejoints en cela par la droite modérée qui ne pouvait plus se prévaloir de la prospérité des années 60 et était donc obligée, elle aussi de trouver une autre source de légitimité populaire. On n’a jamais autant célébré la République que de nos jours. Le parti socialiste devrait plutôt s’appeler « parti républicain », l’UMP aussi d’ailleurs.

Les « grands » (?) partis et les Français eux-mêmes serrent les rangs et bloquent tous les boulons et rivets du vaisseau républicain menacé par la tempête qui agite l’océan mondial(isé) du capitalisme débridé. Ils savent que leur modèle républicain est condamné par l’évolution, qu’il n’est pas la fin, mais un accident de l’histoire. Et c’est cette identité-là, qui est la leur depuis cent-trente ans, qu’ils défendent, exaspérés et terrorisés à l’idée de la perdre, de devoir y renoncer ou de périr avec elle. Oui, c’est sur cette identité qu’ils s’arc-boutent avec l’énergie du désespoir, une identité républicaine, jacobine, démocratique et « méritocratique », et non, au rebours des assertions de nos deux auteurs, une identité ethnoculturelle et « éthicoreligieuse », considérée comme réactionnaire, obscurantiste, intolérante et raciste.

Boltanski et Esquerre prétendent que l’extrême-droite a dévoyé à son profit la forme du modèle républicain et la lettre de ses principes ; non, c’est ce modèle qui, miné par l’obsolescence de son idéal et de ses principes, se crispe sur leur réitération continuelle et de plus en plus panique. C’est bien la République qui est devenue, à sa manière, réactionnaire, et il est tout naturel qu’elle finisse par pouvoir se couler dans le moule d’un Front national « marinisé ». La condamnation de notre modèle institutionnel et social par l’évolution récente du monde nous vaut certes une ambiance de réaction, mais de réaction républicaine.

MM. Boltanski et Esquerre voudraient en expurger la République et le débat politique en réactivant l’esprit de lutte des opprimés contre les formes d’exploitation économique et morale au nom d’un idéal socialiste retrouvé. Cette stratégie ne donnera rien, comme l’attestent les échecs du NPA et du Front de Gauche qui l’avaient eux aussi adoptée. Ces deux partis (dont nos auteurs critiquent cependant les choix) n’ont en fait conçu aucune solution aux problèmes actuels et n’ont su faire autre chose que de mener un combat d’arrière-garde contre les conditions actuelles de la vie économique et pour la défense d’un modèle social-démocrate de type keynésien qu’ils rejetaient autrefois comme n’étant pas assez socialiste. Boltanski et Esquerre, eux aussi, n’ont rien de crédible à proposer. Ils le montrent d’ailleurs en se contentant de suggérer la prise de mesures (mais lesquelles ?) contre l’évasion fiscale et pour réduire l’importance des héritages. Peu convaincant. Ce que nos auteurs ne veulent pas voir, comme beaucoup d’autres, d’ailleurs, c’est que le glissement de l’électorat populaire vers le Front national s’explique par la perte totale de crédibilité de la gauche, qu’elle se veuille républicaine jacobine, sociale-démocrate ou marxisante.

Aspirant à un  mieux-être social, à une politique « vraiment de gauche », le bon peuple ne croit cependant plus à la gauche, est convaincu de son impuissance et de son incapacité. Le récent sondage IFOP réalisé par Marianne révèle d’ailleurs que dans l’hypothèse où Montebourg, leader de la gauche de son parti, était candidat du PS à la présidentielle de 2017, il n’arriverait, à l’issue du premier tour de l’élection, qu’en cinquième position, avec 10% des voix, alors que les socialistes « droitiers » Hollande ou Valls finiraient troisième (ce qui resterait d’ailleurs désastreux) avec 17% des suffrages. C’est un signe éloquent ! (même s’il ne s’agit que d’un sondage).

En définitive, ce petit livre, pourtant intelligent, fourvoie le lecteur en interprétant à faux le phénomène de glissement droitier dont il traite. Il passe à côté de la cause essentielle du phénomène, qui réside tout simplement en la décrépitude définitive de notre modèle républicain.

Vers l’extrême, de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, éditions Dehors, 75 p., 7.50 euros.

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