Monde
« Nos dirigeants actuels invoquent souvent la révolution »
Un entretien avec Ludovic Greiling. Propos recueillis par courriel par Philippe Mesnard
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
L’état désastreux du monde et de notre pays n’est pas la conséquence d’un hasard aveugle mais d’une série de dérèglements anthropologiques et d’aveuglements politiques.
2020 restera dans les mémoires comme une année maudite, ce que les Romains appelaient annus ater ou annus horribilis, et ce dans le monde entier. La Covid-19, partie de Chine, s’est répandue sur toute la planète, semant la souffrance, la mort, le chagrin et la ruine, et faisant, à ce jour, près de 50 millions de victimes et environ 1 300 000 décès. Et ses ravages humains, économiques et sociaux sont très loin d’être terminés.
Cette pandémie a totalement bouleversé notre économie, notre vie sociale et professionnelle, notre vie personnelle, notre vie politique, et jusqu’au fonctionnement même de nos institutions. 1 543 321 de nos compatriotes ont été atteints par la Covid-19, et 38 614 d’entre eux en sont morts. Et bien des pays (États-Unis, Inde, Brésil, Russie, Belgique, Espagne, entre autres) connaissent une situation pire que la nôtre. Chacun de nous est en danger de contamination, et donc de mort. Nous vivons désormais en état de siège. Nos libertés individuelles ont, par la force des choses, subi un recul sans précédent depuis l’Occupation de 1940-44. Il nous est désormais interdit de sortir sans avoir une bonne raison de le faire, indiquée sur une feuille d’ « attestation de déplacement » exigée des forces de police, et dont l’absence vaut à l’imprévoyant (ou au contrevenant volontaire) une amende de 135 euros. Les déplacements ne peuvent d’ailleurs excéder une centaine de kilomètres depuis son domicile. On ne peut circuler dans l’espace public sans porter un masque, là encore sous peine de contredanse. La plupart des commerçants ne peuvent plus travailler et prennent le chemin du dépôt de bilan. Le télétravail est imposé partout où il est possible, c’est-à-dire dans toutes les activités professionnelles autres que manuelles. Les lieux de culte, de culture et de spectacles sont fermés, et toute manifestation à caractère cultuel, culturel ou festif est interdite. L’État et le gouvernement décident de tout, sans opposition et sans contrôle, même du Parlement ; et, du coup, la vie politique devient inexistante.
Nos dirigeants agissent suivant les recommandations (on devrait dire les directives) d’un « conseil scientifique » qui transforme notre régime en « médicocratie ». De surcroît, la situation comporte d’inextricables dilemmes : le confinement produit des faillites en cascades, une recrudescence du chômage, l’élévation vertigineuse du montant de la dette publique, la chute abyssale du PIB ; mais son assouplissement ou sa suppression permet à l’épidémie de poursuivre sa galopade effrénée, et provoque l’engorgement de nos hôpitaux et l’impossibilité, pour nos personnels soignants, surchargés et trop peu nombreux, de faire face à l’afflux continu des malades ; de plus, le même confinement et les autres contraintes se révèlent indispensables pour avoir une chance de reprendre le contrôle de la pandémie, mais sont de plus en plus mal supportés par la population, désespérée de voir s’éterniser une situation d’exception et doutant de l’efficacité des mesures prises et des sacrifices consentis ou imposés, suivant les cas, et en vient à se demander si le mal sera vaincu un jour et si elle pourra retrouver des conditions de vie normales. Bien des Français vont passer seuls la fête de Noël et le réveillon du Nouvel An, sans leurs parents, leurs grands-parents, leurs frères ou sœurs, puisque le confinement leur interdira de les rejoindre ou d’être rejoints par eux. Beaucoup vivront ces fêtes sur un lit d’hôpital ou en ayant un parent ou un enfant hospitalisé. Beaucoup n’auront guère le cœur à se réjouir en raison de la menace pesant sur leur emploi ou leur entreprise. La lutte contre l’épidémie de Covid-19, depuis les mesures de prévention jusqu’à la lente et difficile élaboration d’un vaccin, en passant par les tests de dépistage et le traitement médical des malades, est devenue la préoccupation majeure, voire unique, exclusive, de toute l’activité gouvernementale, la condition impérieuse du retour à une vie personnelle, sociale, économique et politique normale. Tout lui est subordonné, et le cours normal de la vie politique, avec ses débats, ses grandes questions, ses affrontements classiques, est suspendu sine die. Nécessité fait loi.
Certes, nous n’avons pas le choix. L’implacable réalité nous écrase. Mais, si nous n’avons plus le choix aujourd’hui, nous l’avons eu – et nous l’avons fait – en d’autres temps. Car, il faut en avoir une claire conscience, l’actuelle pandémie de Covid-19 n’est pas et ne sera pas le seul mal à s’abattre sur nous et la population mondiale.
En premier lieu, nous devons nous souvenir qu’elle n’est pas le seul fléau microbien qui nous a affectés. Rappelons-nous des épidémies de SRAS (2002-2004) et de grippe A (2009-2010), d’ailleurs annonciatrices de la présente pandémie de Covid-19, sans oublier le SIDA, apparu au début des années 1980, qui fit des ravages, et demeure une menace permanente nous obligeant à une prévention contraignante.
Par ailleurs, nous sommes confrontés aux redoutables problèmes de la pollution, de la destruction des écosystèmes régulateurs de la vie sur terre et du réchauffement climatique. Sur ce dernier point, nous savons que, même si tous les pays du monde s’accordaient pour une action concertée et énergique (ce qui n’est pas présentement le cas), nous ne parviendrions à arrêter le réchauffement qu’autour de 2050, après des hausses inévitables de température jusqu’à cette date approximative. Notre planète devient donc à la fois un cloaque et un chaudron.
Pourtant, cet avenir dramatique aurait pu être évité. Depuis longtemps, en effet, nous savons que les mouvements continus et déplacements incessants de quantités d’individus dans le monde, l’urbanisation et les concentrations de populations massives, engendrent la mutation et la prolifération des virus parmi les hommes (lesquels ne sont pas naturellement immunisés contre leur action), et que nos manipulations microbiologiques douteuses en laboratoire peuvent avoir des conséquences dangereuses. Par ailleurs, l’aggravation continue de toutes les formes de pollution, la destruction graduelle des écosystèmes et de tout l’équilibre de la vie sur terre, l’accentuation continue du réchauffement climatique, sont connus depuis au moins le milieu des années 1960. Depuis plus de quarante-cinq ans, les biologistes, zoologues, botanistes, ingénieurs écologues, géographes et climatologues, n’ont cessé de tirer la sonnette d’alarme et de nous démontrer, preuves à l’appui, que notre modèle économique ultralibéral, étendu au monde entier, hyper-connecté, ignorant les frontières et les distances, uniforme, dominé par la loi du profit et de la Bourse, caractérisé par la course effrénée aux bénéfices, une urbanisation démentielle, une industrialisation sans contrôle et des migrations sauvages, provoquait le gaspillage et l’épuisement des ressources, la destruction des espaces naturels et de leur équilibre, la perturbation du climat et une pollution en progrès constants et dangereuse, transformant ainsi peu à peu notre planète en enfer. Leurs avertissements n’ont servi à rien, ou presque. En 1989 encore, René Dumont expliquait que si, dans les dix ans à venir, aucune politique environnementale sérieuse n’était entreprise au niveau mondial, nous nous engagerions dans une spirale catastrophique irréversible pour plusieurs décennies, et dont nous aurions le plus grand mal à sortir, sans pouvoir éviter des désastres écologiques et climatiques importants et irrémissibles. Ce pronostic effarant est devenu réalité, une réalité dans laquelle nous vivons quotidiennement et qui s’aggrave chaque jour davantage.
Nous inaugurons une mutation décisive de l’histoire de l’humanité en général et des nations en particulier. Jusqu’à présent les hommes vivaient une histoire marquée par les les guerres, les crises économiques, les oppositions de classes, les révoltes et révolutions suscitées par les inégalités sociales, les carences politiques et institutionnelles, les dictatures, etc. De nos jours, tout cela est passé au second plan, et les hommes sont confrontés non plus à leurs semblables et à leur système politique, économique et social, mais à des dangers et des désastres d’ordre épidémiologique, environnemental et climatique. Nous sommes revenus en des temps où les hommes avaient à lutter principalement contre la nature en général et contre les animaux en particulier pour survivre le plus longtemps et le moins mal possible. Notre civilisation exclusivement urbaine, démentiellement industrielle et technicienne, matérialiste, dominée par la loi du marché, nous a placés dans une situation préhistorique d’affrontement entre l’homme et la nature. Le nouveau monde, cher à notre président de la République, ressemble à une manière de néolithique. La nature prend sa revanche sur l’homme trop orgueilleux, qui se prenait pour Dieu. Elle nous inflige une terrible leçon. Vraisemblablement, la malédiction caractérisera non seulement l’année 2020, mais le XXIe siècle tout entier.